Dossier Jai Jagat Paix et non-violence

Lutter pour l’accès à la terre en France et en Suisse

Guillaume Gamblin

Le but de la mobilisation Jai Jagat est de mettre en relation les problèmes rencontrés dans diverses parties du monde pour apprendre à les porter ensemble et non de manière fragmentée. Comment les défis liés à l’accès à la terre et aux accaparements de terres, portés par l’organisation Ekta Parishad en Inde, se posent aussi en Europe, c’est ce que nous avons demandé à des membres de la Confédération paysanne et d’Uniterre.

Des vignobles du bordelais achetés par de riches étrangers ou exilés fiscaux à la spéculation autour des domaines forestiers, en passant par les projets de rocades ou de zones d’activité, les terres agricoles subissent une pression économique importante qui les éloigne de leur usage nourricier. Les accaparements de terre, que l’on situe volontiers dans les pays du Sud (Madagascar, Éthiopie, etc.), existent-ils aussi chez nous ? Berthe Darras et Mathieu Genoud, membres de la commission Jeunes et secrétaires permanent·es d’Uniterre (Suisse), et Véronique Marchesseau, secrétaire générale de la Confédération paysanne (France) en charge du foncier, apportent des éclairages sur les mécanismes de concentration des terres qui nuisent à l’installation paysanne dans les deux pays frontaliers. Sans partager le même avis sur l’opportunité de parler d’« accaparements des terres  » à ce sujet (1).

Un système foncier qui privilégie la famille et les grosses exploitations

Sous quelles formes se pose le problème de l’accès à la terre sous nos latitudes ? Selon Véronique Marchesseau, « aujourd’hui, les difficultés d’accès au foncier se posent plus particulièrement aux personnes désirant s’installer en agriculture hors cadre familial et sur des projets de petite taille alors que, paradoxalement, ce type de projet nécessite peu de foncier. Les propriétaires ont peur de signer des baux avec des personnes qu’ils ou elles ne connaissent pas ». La secrétaire nationale de la Confédération paysanne note que « l’accès au foncier est particulièrement difficile à proximité des zones urbaines et touristiques, où la pression sur les terres et la concurrence entre les activités sont très fortes ».
Le constat est assez proche en Suisse, pays d’accueil de l’arrivée de la mobilisation Jai Jagat : « Le territoire est petit, le bétonnage avance vite et les prix du foncier sont très élevés. La pression démographique et la volonté de générer des revenus poussent vers un déclassement des terres agricoles pour des zones à bâtir (logements ou industries et bureaux) », notent Berthe Darras et Mathieu Genoud, qui poursuivent :
"Il y a plusieurs problèmes à l’accès à la terre. D’une part, le système actuel pousse les paysan·nes à toujours s’agrandir (plus tu possèdes de terre, plus tu touches d’aides étatiques, en simplification extrême). Donc, quand une ferme est à remettre, c’est souvent le voisin qui en profitera pour s’agrandir, au détriment de néo-ruraux, par exemple, qui n’ont pas d’accès à la terre. Les commissions d’attribution des terres préféreront toujours une personne déjà installée à un nouveau ou à une nouvelle, si ce choix se présente pour une reprise.
D’autre part, il y a deux systèmes d’évaluation du prix de la terre : quand on vient d’une famille paysanne dont on reprend la ferme, on paye celle-ci selon sa valeur de rendement. Mais quand on reprend une ferme sans être de la famille paysanne, on doit la payer à la valeur du marché. Et entre la valeur de rendement et la valeur du marché, on peut multiplier par 4 ou 5.
"
Résultat : très souvent, l’installation hors du cadre familial heurte des obstacles presque insurmontables : reprise de l’actif et du foncier financièrement très lourde, difficulté à organiser le passage de témoin, difficultés d’accès à l’information foncière, etc.

« L’agrandissement des fermes est la principale forme d’accaparement du foncier »

La question des accaparements de terres se pose-t-elle en France et en Suisse ? Pour Véronique Marchesseau, en France, le problème se fait principalement sentir au sein de la profession agricole elle-même. « Bien sûr, il y a des achats de terres par des personnes d’origine étrangère (Chinois·es) ou par des investisseurs (Bolloré) mais l’agrandissement des fermes est la principale forme d’accaparement du foncier. La concentration des moyens de production (dont le foncier) dans un nombre de fermes qui se réduit au fil du temps et des cessations d’activité empêche les terres agricoles de se libérer pour permettre de nouvelles installations. Le modèle agricole dominant et le système économique mondialisé poussent à l’augmentation des volumes produits par personne en imposant une concurrence entre les paysan·nes du monde entier. L’augmentation de la taille des fermes est un des facteurs de maintien de la rentabilité des exploitations qui suivent ce modèle conventionnel. »
Berthe Darras et Mathieu Genoud nous expliquent qu’en Suisse, il n’y a « pas vraiment » d’accaparements de terres. « La terre agricole est très protégée en Suisse. Il n’est pas possible aujourd’hui d’avoir accès à du terrain agricole sans être exploitant agricole. L’esprit de la loi est originellement de garantir l’usage agricole de ces terres et d’éviter la spéculation… La réalité s’en éloigne de plus en plus mais on ne peut pas réellement parler d’accaparement aujourd’hui (sauf des plus gros·ses qui englobent les plus petit·es). »
Il semble donc y avoir un discours différent entre les deux syndicats pour désigner une réalité pourtant assez semblable de concentration abusive des terres dans les mains de quelques fermes. L’enjeu réside sans doute dans la définition des « accaparements de terres », qui pour nos ami·es suisses désigne le fait qu’un « investisseur puisse s’accaparer de la terre » alors que la Confédération paysanne en donne une définition plus extensive, qui intègre la manière dont les grosses exploitations privent les petites ou les nouvelles de l’accès à la terre.

« Reconnaître le foncier comme commun de l’humanité »

Comment réagissent les syndicats paysans à ces difficultés d’accès à la terre ici en Europe ? En France, les formes de contestation sont multiples, « pour lutter contre les diverses formes d’accaparement des terres agricoles que sont l’agrandissement d’exploitations agricoles, les investissements financiers dans le foncier ou encore l’artificialisation (routes, centres commerciaux, aéroports, décharges, photovoltaïque au sol, etc.), explique Véronique Marchesseau. Cela va des manifestations aux occupations de terrain — les occupations de long terme pouvant se traduire par la mise en place d’une Zad (zone à défendre) —, en passant par l’action juridique. Au niveau national, nous portons, au sein d’une coalition foncière, la nécessité d’une loi foncière permettant la protection du foncier agricole et sa juste répartition. Pour nous, le droit d’usage doit l’emporter sur le droit de propriété. Il est donc nécessaire de reconnaître le foncier comme commun de l’humanité. »

« Au-delà de la propriété, c’est la garantie de droit d’usage des terres que les paysan·es recherchent »

« Ce que nous revendiquons, c’est donner la possibilité aux jeunes et autres néoruraux souhaitant accéder à des terres agricoles de s’organiser dans des structures collectives (association, coopérative, société anonyme (SA), société anonyme à responsabilité limitée (SARL), etc.), expliquent les deux représentant·es d’Uniterre. Ce sont ces structures collectives qui doivent être reconnues légalement comme entreprises agricoles, avec les mêmes droits qu’un exploitant à titre individuel. Au-delà de la propriété, c’est la garantie de droit d’usage des terres que ces paysan·es recherchent. La terre devrait appartenir à celles et ceux qui la travaillent ! Car aujourd’hui, il est possible d’avoir son exploitation en SA ou SARL mais l’entité doit forcément être au nom de personnes physiques. La reconnaissance de personnes morales n’est pas possible. La prochaine politique agricole sur laquelle nous travaillons actuellement — la politique agricole à partir de 2022 — propose justement cette ouverture à une reconnaissance des personnes morales. » Un possible pas en avant… tout en veillant à ce que cette avancée reste strictement réservée à des paysan·nes, sans attirer les investisseurs spéculateurs.

La solidarité internationale passe par la souveraineté alimentaire

Comment les problèmes d’accès au foncier en Europe s’articulent-ils avec la situation d’accaparement de terres dans d’autres pays du monde ? Quelles solidarités sont possibles entre des personnes touchées par ces situations ici et là bas ? Comme de nombreux syndicats paysans de par le monde, la Confédération paysanne fait partie du mouvement Via Campesina. « Défendre l’accès au foncier pour tou·tes les paysan·nes est un des combats majeurs de ce mouvement. Cela fait partie des droits recensés dans la ’Déclaration des droits des paysans’ que l’assemblée générale de l’ONU a adoptée fin 2018, après 17 années de lutte, poursuit Véronique Marchesseau. Nos revendications pour la souveraineté alimentaire s’opposent de fait à l’accaparement des terres. Reconnaître comme un droit incontournable la possibilité pour chaque peuple de choisir son alimentation et de se donner les moyens de la produire localement est incompatible avec le fait que des personnes privées ou morales s’approprient le droit d’utiliser les terres agricoles à des fins d’enrichissement personnel. »
Pour Berthe Darras et Mathieu Genoud, « la Suisse abrite la plus grande concentration d’entreprises de négoce en matières premières (à Genève) et les sièges de nombreuses multinationales actives dans l’accaparement des terres dans le monde. Ces sociétés bénéficient d’un cadre juridique et fiscal très favorable pour mener à bien ces usurpations. Disons que l’accaparement de terres est ’externalisé’ en Suisse au profit aussi du secteur agroalimentaire industriel (2). Ainsi, la Suisse ’protège’ les surfaces agricoles de son territoire, tout en favorisant la disparition des paysan·nes et des terres agricoles hors de ses frontières (3). » Comme son cousin français, le syndicat suisse défend « la souveraineté alimentaire, seule à même de répondre aux défis futurs ».

Propos recueillis par Guillaume Gamblin

Haute-Savoie
« Pas un hectare de plus de foncier agricole à consommer ! »

Du fait de sa proximité avec la Suisse, la Haute-Savoie a vu le prix de ses terrains s’envoler. Malgré la forte valeur ajoutée de ses produits laitiers, le département a perdu 36 % de ses fermes en dix ans tandis que la France en perdait 25 %, « pour des raisons purement foncières et non économiques », précise Matthieu Dunan, maraîcher bio aux environs d’Annemasse et membre de la Confédération paysanne. Il poursuit : « Pour nourrir l’agglomération, il faudrait 200 à 300 fermes comme la nôtre. Or nous ne sommes qu’une dizaine. »
Le paysan est engagé contre un projet d’ « écoparc » dans l’agglomération de Saint-Julien-en-Genevois. Au départ, l’idée est bonne : relocaliser les emplois au lieu d’être une cité-dortoir et créer de l’espace pour des artisan·nes, en laissant aux communes la maîtrise du terrain grâce à des baux à long terme. Mais le projet se fait au détriment de 20 ha de terres agricoles alors que ses opposant·es ont calculé que 25 ha sont déjà disponibles par ailleurs. Le pôle de communes ne veut pas mettre les moyens d’acheter au prix du constructible et préfère racheter des terrains agricoles à prix modique pour les bétonner. « Pourquoi privilégier un artisan plutôt qu’un paysan ? », questionne le maraîcher. Autre menace sur les terres agricoles : le projet de raccordement de l’autoroute entre Thonon-les-Bains et Machilly. Ce sont 300 ha de terres agricoles qui seraient détruites pour 16 km d’autoroute à deux fois deux voies. Plusieurs associations, ainsi que la commune de Genève, ont déposé un recours contre ce projet, alors que vient juste d’être mis en route le Léman express, RER transfrontalier effectuant sensiblement le même trajet que la future autoroute ! C’est dire combien, sur ce sujet, la France retarde d’une époque.
Dans l’Orne, des paysan·nes résistent à un projet de méthaniseur accapareur de terres

Entre Saint-Paterne et Alençon, un projet de méthaniseur est refusé par des paysan·nes qui dénoncent un accaparement de terres agricoles au profit d’un usage énergétique. Selon ses opposant·es, le projet de centrale de production de gaz à partir de la fermentation de déchets végétaux consommerait 29 tonnes de maïs par jour, soit 40 ha de maïs dédié, alors même qu’à cause de la sécheresse, les éleveu·ses ont du mal à nourrir leurs animaux. La Confédération paysanne a organisé une action de protestation fin 2018 sur un monticule de 4 000 tonnes de maïs ensilé pourrissant sur place, en attente d’être méthanisé.
En France, seuls les déchets de cultures alimentaires sont censés être utilisés pour la méthanisation, à la différence de l’Allemagne, où 6 % des terres agricoles sont entièrement dédiées à cette utilisation énergétique plutôt qu’à un usage nourricier. Mais les lois arrivent à être contournées de diverses manières et la SAFER, gendarme du foncier agricole, s’avère impuissante à privilégier les paysan·nes plutôt que les industriels.

(1) Pour cet article, nous avons aussi contacté le Mouvement d’action paysanne en Belgique, qui n’a pas été en mesure de nous répondre.
(2) Dont l’un des fleurons et leaders, Nestlé, est basé à Vevey.
(3) C’est ce que confirme l’Office fédéral pour l’environnement (Ofev) dans son rapport 2020. Selon lui, la Suisse se distingue par « une utilisation modeste de ses propres ressources par rapport à un produit intérieur brut élevé ». Le pays « dépasse de plus de trois fois la capacité de régénération de l’environnement. Les trois quarts de son impact environnemental total sont produits aujourd’hui à l’étranger, où ils portent atteinte au climat, à la biodiversité et à la disponibilité en eau ».


La Confédération paysanne est, depuis 1987, le principal syndicat de défense de l’agriculture paysanne en France. Confédération paysanne, 104, rue Robespierre, 93170 Bagnolet, tél. : 01 43 62 04 04, www.confederationpaysanne.fr
Uniterre est une organisation syndicale paysanne établie en Suisse depuis 1951, sous forme associative. Uniterre, av. du Grammont 9, 1007 Lausanne, tél. : 0041 21 601 74 67, https://uniterre.ch


Terre de liens
Depuis 2013, le mouvement Terre de liens invente de nouveaux outils pour enrayer la disparition des terres agricoles et faciliter l’accès au foncier agricole de nouvelles installations paysannes. La foncière mobilise l’investissement des particuliers ainsi que des dons et des legs pour l’achat collectif de fermes, qui sont ensuite louées pour l’installation de projets agroécologiques. Une manière de s’émanciper de la propriété individuelle en redonnant des terres aux paysan·nes. Terre de liens, 25 quai André-Reynier, 26400 Crest, tél. : 09 70 20 31 00, https://terredeliens.org

Pour aller plus loin :
« Terres collectives », Silence no 396, décembre 2011
« Avec les sans-terre », Silence no 405, octobre 2012

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