Dossier Jai Jagat Paix et non-violence

Les enjeux politiques de Jai Jagat

Guillaume Gamblin

Jai Jagat est une campagne mondiale qui intègre plusieurs dimensions : marches et forum social itinérant mettant en lien des acteurs et actrices de la paix et de la justice sociale de plusieurs continents, et pression sur les institutions internationales. Quels sont les enjeux d’une telle mobilisation ?

La campagne Jai Jagat (littéralement :« la victoire du monde ») est impulsée par le mouvement gandhien Ekta Parishad, qui lutte pour les droits et la dignité des paysan·nes, des sans-terre et des sans-voix en Inde. Ekta Parishad forum de l’unité »), fondé en 1991 par Rajagopal, travailleur social aux pieds nus, a déjà organisé de grandes marches en Inde pour le droit à la terre, dans la tradition gandhienne. Mais, dans ses négociations avec l’État indien, l’organisation était régulièrement renvoyée aux contraintes internationales de sa politique économique et agricole. D’où l’idée de marcher depuis Delhi jusqu’à Genève pour aller s’adresser aux différentes agences de l’ONU qui y sont représentées.

Une marche qui sème des graines de paix sur son parcours

La marche est partie de Delhi le 2 octobre 2019, 150e anniversaire de la naissance de Gandhi, dans le but de parcourir 9 000 km en un an à travers 11 pays. Cinquante marcheu·ses indien·nes et issu·es d’autres continents ont constitué la colonne vertébrale du cortège. En Inde, les rencontres ont été nombreuses avec les peuples autochtones, les sans-terre, les paysan·nes pauvres, de même que les formations à la non-violence. Une rencontre pour la paix a été organisée dans l’ashram (communauté) de Gandhi à Sevagram. Au Népal, une délégation a apporté son soutien, entre autres, aux populations déplacées de force par la construction d’un aéroport et en lutte, et rencontré le vice-président. Au Pakistan, une délégation a marché à la rencontre de personnes expulsées de leurs logements puis participé à une rencontre internationale pour la paix. En Iran, une délégation est allée à la rencontre tant de minorités ethniques que d’une organisation paysanne et de responsables politiques. En Arménie, les marcheu·ses sont intervenu·es dans des écoles, ont rencontré des élu·es et participé à des événements de commémoration du génocide arménien.

En Europe aussi

Des collectifs se sont créés pour porter la campagne Jai Jagat en Europe et ailleurs. En France, des groupes comme le MAN, SOL, le CRID, Action Aid, l’Arche, Emmaüs, Pax Christi, le Secours catholique, Alternatiba ou encore Gandhi International se sont associés à cette dynamique (1). La Coordination européenne Jai Jagat a fédéré les énergies des groupes en Grande-Bretagne, Espagne, Allemagne, Belgique, Suède, Suisse et France.
En Belgique, des écoles ont travaillé sur les thèmes de la marche. À Lyon ont été organisées des formations, conférences, projections et expositions, ainsi que des ateliers scolaires, sur les privilèges, les inégalités, etc. Une marche locale à la rencontre de lieux solidaires et féministes de l’agglomération a eu lieu. Une caravane motorisée a relié le Sénégal au sud de la France à la rencontre d’initiatives solidaires et alternatives.
Une convergence entre la marche mondiale et différentes marches européennes était prévue fin septembre 2020 à Genève avec comme point d’orgue un programme de rencontres et de mobilisations dans la ville suisse. Mais le Covid-19 est passé par là et a contraint la marche mondiale à s’arrêter en Arménie au bout de quatre mois, en mars 2020. Plusieurs marches européennes ont été annulées mais certaines ont été maintenues (voir page...).

Questionner les impasses de la mondialisation néolibérale

Jai Jagat est une initiative qui a l’ambition de questionner la mondialisation. Partant des problèmes d’accaparement de terres en Inde, causés par la mondialisation capitaliste, elle remonte les différents échelons pour faire le lien jusqu’à Genève où sont situées différentes agences de l’ONU. Elle reprend à son compte les réflexions du mouvement altermondialiste pour les réinvestir à la manière « gandhienne ». Processus continu d’intensification des échanges monétaires et matériels à l’échelle planétaire, porté par l’essor des transports et des mobilités, la mondialisation s’est accélérée depuis les années 1970 avec les systèmes contemporains de communication et de circulation de l’information.
Comme l’expliquait Olivier de Schutter, juriste, membre de la Fédération internationale des droits humains, rapporteur spécial sur l’alimentation au comité des droits humains des Nations Unies de 2008 à 2014 (2), la mondialisation présente trois problèmes majeurs :

  • • L’imposition du mode de vie occidental comme norme universelle à laquelle tou·tes devraient se conformer, ce qui est totalement insoutenable écologiquement et socialement.
  • • « La mondialisation a étendu le champ des droits de propriété intellectuelle, privant les pauvres de l’accès aux semences, aux médicaments, de technologies essentielles au développement. »
  • • Elle abaisse les obstacles aux échanges de marchandises et de services, à la circulation des flux de capitaux, à l’investissement, pour encourager une forme mondiale de concurrence (3).
Jouer des contradictions au sein de l’ONU pour faire bouger les lignes

Pour Olivier de Schutter, aujourd’hui, aux Nations unies, on impose aux gouvernements nationaux la cohérence des politiques en faveur du développement durable. « Cela signifie que toutes les politiques en matière de commerce, d’investissement, de droits de propriété intellectuelle, etc., doivent converger pour favoriser le développement durable. Mais on n’impose pas cette même obligation de cohérence aux institutions internationales. Les recommandations que le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale font aux gouvernements, l’encouragement de l’OMC à libéraliser les flux commerciaux, vont à rebours de ce que par ailleurs le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), l’Organisation internationale du travail (OIT), par exemple, tentent de promouvoir. Je vois combien les gens à l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), au Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef), à l’OMS, sont en bagarre permanente avec les gens du FMI ou de l’OMC. Imposons aux organisations internationales la même obligation de cohérence que celles-ci prétendent imposer aux gouvernements à l’échelle nationale. »
C’est sur ces contradictions que Jai Jagat veut s’appuyer en combinant mobilisation et dialogue avec les organisations onusiennes, pour contribuer à faire bouger les lignes, en se servant des 17 « Objectifs du développement durable », engagements pris par les 193 pays membres de l’ONU en 2015, comme d’un levier pour faire avancer les droits.
Certes, le développement durable est depuis longtemps sous le feu des critiques de Silence, qui y voient un concept trop mou ne remettant pas en cause le règne de la marchandisation capitaliste et sa destruction des milieux vivants et humains mais qui le justifie, au contraire, par de pseudo-solutions techniques. Cependant, notre association a décidé de s’associer de manière circonstanciée à cette mobilisation pour plusieurs raisons : c’est un mouvement qui, pour une fois, vient des « Suds », piloté par une organisation de sans-voix, à forte dimension gandhienne et non-violente, qui tente de relier droits paysans, droits des femmes, droits autochtones, construction de la paix et justice sociale par le bas, en remettant en cause au passage les politiques migratoires meurtrières et en mettant en lien des porteu·ses d’alternatives du monde entier.

Innovation technologique et innovation sociale

Et c’est bien de ces modes de vie alternatifs à celui que la mondialisation impose que peuvent émerger des solutions aux problèmes que nous avons générés. Au sein de l’ONU, beaucoup misent sur les technologies dites propres pour assurer une « croissance verte ». Le salut viendrait des ingénieur·es. Mais les réponses aux défis de notre temps sont d’un autre ordre, estime Olivier de Schutter. Ils relèvent des changements de modes de vie. « Ce sont les pauvres qui savent produire avec peu, éviter les gaspillages, qui savent comment l’entraide et la coopération sont essentielles en temps de crise et de désastres naturels, donc c’est leur expertise qui nous importe. À la différence des innovations technologiques, les innovations sociales sont décentralisées, elles ne sont pas inventées par des firmes mais sont en accès libre, elles sont diversifiées et valorisent la diversité, l’expérimentation, la recherche par les communautés locales des solutions qui leur conviennent le mieux. Elles sont donc de nature à favoriser l’autodétermination, le ‘swaraj’ cher à Gandhi (4). »

« Il faut voir le pouvoir comme liquide »

Alors, quelle peut être l’ambition d’un mouvement comme Jai Jagat ? « Changer la société sans prendre le pouvoir ne peut pas vouloir dire laisser le pouvoir tranquille, poursuit Olivier de Schutter. Cela ne peut pas même vouloir dire laisser le pouvoir dans sa forme actuelle, centralisée, descendante, solide. Le pouvoir est généralement compris, dans le discours quotidien, comme quelque chose qui est solide, qu’on transmet, qu’on prend, pour lequel on se bat, qu’on occupe. Il faut voir le pouvoir comme liquide. C’est partout là où les gens prennent la parole, posent des questions. Le pouvoir doit être vu comme décentralisé et non pas de haut en bas mais de bas en haut. Il ne suffit pas de dire qu’on va changer la société sans prendre le pouvoir, qu’il faut laisser cela aux politiques. Mais qu’on veut changer la société, y compris dans la manière dont le pouvoir est pensé et exercé dans la société. »

Guillaume Gamblin

(1) MAN : Mouvement pur une alternative non-violente. SOL : Alternatives écologiques et solidaires. CRID : Centre de recherche et d’information pour le développement.
(2) Lors d’une conférence sur Jai Jagat à Bruxelles en compagnie de Rajagopal en novembre 2018.
(3) Selon Olivier de Schutter, « les entreprises qui le peuvent font travailler les travailleurs là où les salaires sont les plus bas et les droits syndicaux les moins respectés, utilisent des technologies polluantes là où les normes environnementales sont moins strictes, et déclarent leurs profits dans les lieux où ils seront imposés au taux le plus bas. Et donc ces grandes entreprises utilisent la mondialisation pour pratiquer le dumping social, environnemental et fiscal. Elles mettent en concurrence les États pour les attirer ou les garder chez eux. Ceux-ci vont concéder toujours plus de privilèges à ces entreprises qui sont en définitive les seules gagnantes véritables de la mondialisation ».
(4) Le swaraj est l’idée que les communautés vont trouver en elles-mêmes les solutions qui leur permettront de surmonter les difficultés. Selon Gandhi, il s’agit d’une autonomisation qui se construit dès maintenant, par la base, et qui est indissociablement politique et spirituelle, personnelle et collective.

Ce dossier de Silence est soutenu par Non-Violence XXI, fonds associatif pour une culture de non-violence. Regroupant les principales organisations non-violentes françaises, il collecte des dons et des legs depuis 2001 dans le but de financer des projets à caractère non-violent et de promouvoir concrètement la culture de la non-violence au 21e siècle en France et dans le monde. Pour cela, il a besoin du soutien de chacun·e. Non-Violence XXI, 47, avenue Pasteur, 93100 Montreuil, tél. : 01 45 48 37 62, coordination@nonviolence21.org, https://nonviolence21.org

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