Dossier Jai Jagat Paix et non-violence

Gandhi, une des réponses à l’effondrement ?

Benjamin Joyeux

La campagne Jai Jagat enracine sa philosophie et ses actions dans l’héritage de Gandhi. Benjamin Joyeux, coordinateur de la campagne à Genève, souligne l’actualité de la pensée gandhienne pour affronter les enjeux politiques et écologiques contemporains.

"Cette civilisation est telle que l’on a juste à être patient, et elle s’autodétruira."
Gandhi

Avant même la pandémie mondiale actuelle du coronavirus et ses milliards de confiné·es, depuis le début de l’année 2020, entre les mégas feux en Australie, l’horreur humanitaire en Syrie, l’invasion de criquets pèlerins en Afrique de l’Est… sans oublier évidemment le cataclysme climatique en cours, les raisons d’espérer en un avenir radieux se réduisaient déjà comme peau de chagrin. Tant et si bien que le nombre de partisan·es de l’effondrement, rassemblé·es un peu trop indistinctement sous le vocable de la collapsologie, ne cesse de croître.

"Respect et bienveillance à l’égard de toute forme de vie"

Dans ce contexte anxiogène, se replonger dans l’imaginaire du père de l’indépendance indienne peut s’avérer extrêmement instructif. Car la pensée de Gandhi est peut-être encore plus utile au 21e siècle qu’au moment où le Mahatma se battait pour l’indépendance de son pays dans la première moitié du 20e siècle, lui qui écrivait par exemple : "La civilisation ne consiste pas à multiplier les besoins mais à les réduire volontairement, délibérément. Cela seul amène le vrai bonheur” (1). Des mots que ne renieraient sans doute pas aujourd’hui des penseu·ses de la décroissance comme Serge Latouche.
Ainsi la question de la pertinence de la pensée de Gandhi comme une réponse face à l’hypothèse de l’effondrement, et tout ce qu’elle peut engendrer en termes d’anxiété et de sentiment d’impuissance, se pose aujourd’hui avec acuité.
La pensée de Mohandas Karamchand Gandhi, dit le Mahatma (la grande âme en hindi), est la plupart du temps résumée par l’expression "non-violence". Or ce terme occidental restreint quelque peu toute la dimension spirituelle et subversive de l’"ahimsa", terme sanskrit signifiant plus largement "respect et bienveillance à l’égard de toute forme de vie". Le père de l’indépendance indienne a cherché tout au long de son existence à être en cohérence avec deux piliers de sa pensée, qu’il a conceptualisés en puisant tant dans les anciens textes sacrés indiens (les Védas) que dans l’Évangile ou dans l’œuvre d’auteurs qu’il admirait beaucoup, comme Léon Tolstoï (2) ou Henri David Thoreau : la vérité (ou Satya) comme fin, et la non-violence (ou ahimsa) comme moyen d’y parvenir. Car pour Gandhi, à l’opposé notamment de la doctrine de Machiavel très largement répandue chez les élites européennes, jamais la fin ne pouvait justifier les moyens ("la fin est dans les moyens comme l’arbre est dans la semence", écrivait-il).

Refuser de collaborer avec le système de domination

La "vérité" de son temps était que son pays, l’Inde, subissait le joug de l’Empire britannique qui affamait son peuple et le privait de liberté, au nom d’un modèle de développement insoutenable ne profitant qu’aux colons. Et la méthode choisie par Gandhi pour remédier à cet état de fait fut la non-violence poussée à son plus haut degré de subversion. Non pas l’inaction ou la passivité, comme peut le suggérer la dimension négative de l’expression, mais l’incitation à la désobéissance civile de tout un peuple, de près de 300 millions d’âmes à l’époque. De la Marche du sel de 1930 à la campagne Quit India de 1942, Gandhi appela tou·tes les Indien·nes à refuser de collaborer avec le pouvoir colonial britannique, tout en évitant de sombrer dans la violence. Et à chaque fois que cette dernière prenait le pas chez ses compatriotes, il se livrait alors à d’intenses grèves de la faim, jusqu’au seuil de la mort, pour dissuader son peuple d’être violent (3). Ayant hissé l’exemplarité en politique au rang d’art en faisant de sa vie son "principal message", le Mahatma inspira de grands disciples comme Martin Luther King aux États-Unis ou le président sud-africain Nelson Mandela.

Sobriété, autogouvernance et exemplarité

Le principe directeur de l’économie selon Gandhi était le swaraj ("autogouvernance"), reposant sur la satisfaction des besoins essentiels et non sur une abondance créée artificiellement par la production de masse (4). Son modèle était basé sur l’autosuffisance de petites entités (à l’échelle du village indien ou panchayat) plutôt que sur le développement de grands centres urbains et la concentration de plus en plus prégnante des pouvoirs économiques et politiques entre les mains des États. L’Empire britannique de son époque était ainsi pour lui le contre-modèle à éviter absolument pour l’Inde. Que dirait-il de l’économie globalisée actuelle dans laquelle les 2 153 milliardaires du monde entier possèdent plus de richesses que 4, 6 milliards de personnes, soit 60 % de la population mondiale (5) ?
Toute la vie de Gandhi fut dédiée à cette idée d’être tout d’abord soi-même "le changement que l’on veut voir dans le monde" (6). "Ma vie est mon message", aimait à dire le Mahatma aux journalistes qui l’interrogeaient sur sa doctrine politique. Pour Gandhi et ses partisan·es, il s’agissait de réduire ses besoins au strict nécessaire, en vivant sobrement, en cultivant sa nourriture et en tissant ses propres vêtements, permettant ainsi de boycotter le textile britannique qui enrichissait à l’époque les propriétaires des usines de Manchester au détriment du peuple indien.
Concernant la satya (la vérité) d’aujourd’hui, bien que celle-ci soit toujours plus ou moins relative, il en est une de plus en plus certaine, décrite par la communauté scientifique internationale : nous sommes en guerre contre la nature, en train de détruire à vitesse accélérée les conditions mêmes de notre survie sur Terre. Un minimum de lucidité (et la lecture régulière des dernières études scientifiques, en provenance du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) ou de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), toujours plus alarmantes) nous amène à concevoir l’effondrement de notre civilisation dans un délai proche comme une hypothèse probable. Selon de plus en plus de gens, le phénomène a même déjà commencé, et de nouveaux termes apparaissent, comme la "solastalgie", concept développé par le philosophe australien Glenn Albrecht en 2007 et désignant la détresse chez certaines personnes causée par la destruction de l’environnement (7). Celle-ci risque bien de se développer encore davantage avec la pandémie en cours, qui vient tragiquement apporter de l’eau au moulin des collapsologues.

Entrer en désobéissance civile

Si l’on suit la pensée de Gandhi pour aujourd’hui, l’appréhension de l’effondrement ne doit pas nous mener au désespoir ou à l’inaction, mais bien au contraire à des formes d’action non-violente comme la désobéissance civile. Pour un certain nombre de mouvements activistes plus ou moins récents, par exemple Alternatiba, Extinction Rebellion ou encore les Désobéissants, celles-ci font partie de leur ADN (8). Mais elles débordent désormais largement des milieux militants : de plus en plus de scientifiques conscient·es, de par leurs travaux et recherches, de l’urgence de la situation, en appellent désormais également à la désobéissance civile et à l’action non-violente. Un millier de scientifiques ont par exemple publié dans Le Monde un appel intitulé : "Face à la crise écologique, la rébellion est nécessaire" (9). Pour elles et eux, face à l’inaction des politiques, il faut se mobiliser afin de "changer le système par le bas dès aujourd’hui". Ils et elles en appellent à la désobéissance civile, pour faire sécession avec le système consumériste globalisé actuel, encore basé sur le mythe d’une croissance infinie sur une planète aux ressources finies.

Marier action individuelle et collective

Ainsi, si nous écoutons ces scientifiques, tout comme si nous essayons de suivre le chemin tracé par Gandhi et ses héritiers, nous devons refuser le monde tel qu’il va, en commençant par ne plus jouer le jeu individuellement : ne plus faire ses courses dans les grandes surfaces, ne plus se goinfrer de viande au détriment de milliards d’animaux sensibles et de terres arables consacrées à l’élevage intensif plutôt qu’à une alimentation saine pour l’humanité, ne plus consommer ou se déplacer sans conscience et sans limite, refuser la publicité, les murs dressés entre les peuples et les cultures, la privatisation de l’ensemble du vivant au profit de quelques multinationales, l’appropriation de nos données personnelles par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) selon une servitude volontaire que George Orwell ou Aldous Huxley n’auraient même pas imaginée… Puis s’organiser collectivement pour empêcher l’humanité de se diriger résolument vers son propre anéantissement.
Car, comme le disait Albert Einstein, autre grand admirateur de Gandhi : "Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal mais par ceux qui les regardent sans rien faire."
Au regard de leur héritage politique, philosophique et spirituel, les idées de Gandhi gardent vraisemblablement une très grande pertinence pour les enjeux du 21e siècle et peuvent nous aider à dépasser les limites de l’effondrement en nous donnant des stratégies pour agir.

Benjamin Joyeux
Coordinateur de Jai Jagat Genève

(1) Gandhi, Lettres à l’ashram, Albin Michel, réédition 15 janvier 1990
(2) Ainsi, Le Royaume de Dieu est en vous, paru en 1893 (réédité en 2010 par Le Passager clandestin sous le titre Le Royaume des cieux est en vous), a très largement inspiré Gandhi, comme il l’a écrit dans son Autobiographie ou Mes expériences de vérité (réédité en 2012 aux éditions Presse universitaire de France).
(3) Sur les actions de Gandhi et tous les événements ayant provoqué l’indépendance indienne, lire Cette nuit la liberté, Dominique Lapierre et Larry Collins, Pocket, 1994.
(4) Voir par exemple Étienne Godinot, "Vers une économie non-violente", sur le site de l’Institut de recherche sur la résolution non-violente des conflits, www.irnc.org
(5) Voir "Davos 2020 : nouveau rapport d’Oxfam sur les inégalités mondiales", www.oxfamfrance.org
(6) Cette citation célèbre est considérée comme apocryphe par celles et ceux qui connaissent bien l’œuvre de Gandhi !
(7) Écouter notamment l’émission "Solastalgie, éco-anxiété : les émotions de la crise écologique", France Culture, 21 février 2020, www.franceculture.fr
(8) Voir notamment la charte des valeurs d’Extinction Rebellion sur https://extinctionrebellion.fr
(9) "L’appel de 1 000 scientifiques : ’Face à la crise écologique, la rébellion est nécessaire’", Le Monde, 20 février 2020

Pour aller plus loin :
Dossier "Dépasser les discours de l’effondrement", Silence no 487, mars 2020

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