L’émission (1) commence avec des données correctes. Jean-Marc Jancovici explique que nous avons passé le pic de pétrole conventionnel en 2005, ce qui a déclenché la crise financière de 2008. Et que depuis, il n’y a plus eu de croissance en Europe : si les valeurs financières sont à la hausse, c’est par exemple parce que l’immobilier monte sans qu’augmente le nombre de logements. Il annonce que le pic du pétrole de schiste a probablement été franchi en 2018 et qu’il faut maintenant « organiser la sobriété dans un monde où il y a de moins en moins ». Il rappelle que dans le monde, 98 % des transports fonctionnent grâce au pétrole.
Mais à la 17e minute de l’émission, le ton change quand est abordée la question du nucléaire.
Le nucléaire, pas plus émetteur de CO2 que les renouvelables ?
Jancovici : « L’argent [de la transition énergétique] va dans la fabrication des éoliennes et des panneaux solaires. C’est un programme qui n’a d’intérêt sur aucun point. Je peux les prendre dans l’ordre. Cela n’a pas d’intérêt sur les émissions de gaz à effet de serre puisque cela vise à remplacer du nucléaire qui n’émet pas de CO2 […] Remplacer du nucléaire par de l’éolien ou du photovoltaïque – qui n’en font pas non plus en fonctionnement, cela ne fait rien gagner. Et comme par ailleurs, il faut dépenser plus de CO2 pour faire des panneaux solaires que la centrale nucléaire, ça en fait même perdre quand on remplace du nucléaire par du photovoltaïque. »
Le nucléaire ne dégagerait pas plus de CO2 que les renouvelables ? C’est vrai si l’on ne considère que la centrale, mais faux si l’on y intègre la filière de l’uranium et en particulier l’enrichissement qui est très énergivore. Lorsque Jancovici dit que les centrales ne dégagent que de la vapeur d’eau et non pas de CO2, il oublie de dire que la vapeur d’eau est également un gaz à effet de serre (l’EPR nécessite 67 m³ d’eau par seconde).
Les renouvelables au détriment des emplois ici ?
« Quand on fait du solaire ou de l’éolien on importe des panneaux et des nacelles, c’est parfaitement mondialisé ces industries-là (les dix premiers fabricants sont en Chine) donc on augmente les importations à consommation constante et cela détruit de l’emploi. »
Les composants des renouvelables sont produits à l’étranger ce qui détruit des emplois ici ? Mais au fait, d’où proviennent les composants de l’EPR ? La cuve et les générateurs de vapeur, les plus grosses pièces, ont été fabriquées au Japon. C’est mieux que la Chine ?
L’Allemagne utilise toujours autant les centrales thermiques et nucléaires ?
Jancovici poursuit : « Cela ne diminue pas le risque nucléaire parce que vous devez garder vos centrales pour quand il n’y a pas assez de vent ou pas assez de soleil. Et c’est ce qu’ont fait les Allemands. Les Allemands ont toujours les mêmes quantités de centrales conventionnelles (charbon, gaz, hydroélectricité, nucléaire) qu’avant le développement de leur programme éolien et solaire parce que vous avez besoin d’assurer la fourniture d’électricité. »
Il est totalement faux de dire que l’Allemagne utilise toujours autant les centrales thermiques et nucléaires. Tous les réacteurs nucléaires sont arrêtés ou en passe de l’être (entre 2011 et 2022). Quant au thermique, l’utilisation du charbon a baissé de moitié depuis 2014, d’un tiers pour la lignite, le gaz est au même niveau que 2011. Le plan énergétique allemand prévoit la fin des centrales au charbon pour 2038 et des centrales au gaz pour 2050.
Le nucléaire, indispensable aux hôpitaux ?
Puis, pic de la mauvaise foi, vient l’argument suivant : « Dans l’épisode que l’on vient de vivre, si les hôpitaux avaient dû fonctionner que quand il y a du vent ou du soleil, on n’aurait pas trouvé cela très drôle. »
Allez voir si cela fait rire les Italiens, Danois, Portugais, Irlandais, Grecs, Norvégiens… tous vivant dans des pays n’ayant aucun réacteur nucléaire ! En avril 2020, en plein Covid, les renouvelables ont assuré 65 % de la production électrique danoise ! Alors qu’en France, de nombreux réacteurs arrêtés pour maintenance n’ont pas pu redémarrer du fait du retrait des entreprises sous-traitantes.
Le nucléaire, irremplaçable et peu coûteux en fonctionnement ?
Et Jancovici de continuer : « Donc on va garder le même nombre de centrales, mais on va moins les faire fonctionner puisque quand il y aura du vent ou du soleil, on ne fera pas tourner la centrale. Or, la centrale est un engin à coût fixe. Cela coûte la même chose. Ce qui coûte, c’est la construction. Après, la faire fonctionner (la maintenance, les salariés, l’achat d’uranium), ce n’est pas cher par rapport au coût de construction. Que vous vous en serviez un petit peu ou beaucoup, cela coûte la même chose. Par contre, si vous vous en servez moins, elle rapporte moins donc vous avez moins d’argent pour l’entretenir. Donc, le grand paradoxe, c’est que le développement du solaire et de l’éolien augmente le risque nucléaire et non pas le baisse. »
On va devoir conserver les centrales pour les faire fonctionner quand il n’y a pas de soleil et de vent ? Les scénarios de l’Ademe, comme ceux déjà adoptés en Allemagne ou au Danemark , montrent qu’il est possible, en jouant sur le stockage, le biogaz et l’hydraulique, d’assurer la continuité de la production électrique, même avec la variabilité de la production des énergies renouvelables (2). Donc, quand les renouvelables se développent, pour ne pas utiliser les centrales nucléaires de manière partielle, il y a une solution : les arrêter ! Ce qui a été fait à Fessenheim, alors que l’Europe est en surproduction d’électricité depuis plusieurs années.
Ce qui coûte dans le nucléaire, c’est la construction, le fonctionnement coûterait très peu ? Ah bon ? Ce n’est pas ce que dit la Cour des comptes. La dernière centrale mise en route en France est celle de Civaux près de Vienne. C’était en 1997. La dette de EDF était alors de 136,9 milliards de francs soit 20,8 milliards d’euros. Depuis, suite à des investissements désastreux pour maintenir à tout prix l’énergie nucléaire, cette dette n’a fait qu’augmenter pour atteindre 41 milliards fin 2019. En 22 ans, elle a doublé.
L’âge des centrales nucléaires ne serait pas un problème ?
Vous n’en pouvez plus ? Malheureusement, ce n’est pas fini ! À 22’30 mn, Jancovici en remet une nouvelle couche : « La notion d’âge dans une centrale nucléaire n’a pas vraiment de sens. Vous remplacez l’équipement. À Fessenheim, au moment où elle a été arrêtée d’une manière parfaitement arbitraire par le gouvernement, il s’est dépêché de faire perdre à la région quelques milliers d’emplois, juste avant la crise du Covid. Les locaux apprécieront ! C’est une centrale dans laquelle tous les équipements d’origine avaient été changés sauf la cuve, le seul équipement qu’on ne peut pas changer. La cuve, on la surveille et si on a un problème, on arrête. Mais je n’ai pas d’exemple dans le monde où on s’est dit ‘je retire la centrale du service parce que la cuve présente des faiblesses’. »
Tout peut se changer dans un réacteur sauf la cuve… et selon Jancovici, jamais une usure de la cuve n’a provoqué l’arrêt d’un réacteur. Mais dans ce cas-là comment expliquer que l’on ait déjà arrêté 163 réacteurs dans le monde (sur 603 construits) ? Lorsque la maintenance d’un réacteur nécessite trop de périodes d’arrêt, comme c’était le cas à Fessenheim, maintenir le réacteur en survie devient un gouffre économique.
Conclusion de Jancovici : « Je suis tout à fait partisan pour remplacer ce nucléaire par un autre nucléaire, c’est ce qui est de très loin le plus intéressant pour l’environnement. »
Il n’a sans doute pas remarqué une toute petite différence avec les renouvelables : celles-ci ne produisent pas de déchets radioactifs à gérer pendant des milliers d’années. Et l’explosion éventuelle d’une éolienne ne contamine pas toute une région.
Complicité ou incompétence ?
Durant l’émission, Guillaume Erner se contente de relancer le monologue de Jancovici, sans jamais émettre le moindre doute sur la véracité de ce qui est dit.
Mais il y a plus grave que les défaillances de Radio France. Comme nous l’avons déjà expliqué dans un article précédent (3), Jean-Marc Jancovici co-dirige le cabinet conseil Carbone 4. Or c’est à ce cabinet que plusieurs associations écologistes ont demandé de suivre les émissions de CO2 de la France et son évolution par rapport aux engagements de l’Accord de Paris sur le climat de 2015. Ces associations sont celles à l’origine de « L’affaire du siècle » : Notre affaire à tous, Greenpeace France, Oxfam France et la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l’Homme. Si trois de ces associations n’ont jamais été actives dans la lutte anti-nucléaire, ce n’est pas le cas de Greenpeace dont l’opposition au nucléaire est à l’origine de l’association.
Pourquoi ces associations confient-elles leurs recherches à un cabinet conseil qui travaille ouvertement pour le lobby nucléaire et qui fait tout pour mettre des bâtons dans les roues des énergies renouvelables ?
Michel Bernard
Jean-Marc Jancovici dirige le cabinet conseil Carbone 4 « spécialisé dans la stratégie bas carbone et l’adaptation au changement climatique ». Il préside l’institut d’étude The Shift Project qui ambitionne de proposer une stratégie globale pour passer à une économie libérée de la « contrainte carbone ». Il est influent dans les médias, auprès des grandes entreprises, voire aussi auprès de certaines associations écologistes. Son discours mélange vrai et faux, positions en apparence écolos, provocations et propagande pronucléaire pure et simple. Il est important de le démasquer !
(1) Il s’agissait de l’émission « Invité des matins », de Guillaume Erner, sur France Culture, à 7h du matin, le 14 mai 2020.
(2) Voir par exemple cette étude portant sur 139 pays : « 100% Clean and Renewable Wind, Water, and Sunlight All-Sector Energy Roadmaps for 139 Countries of the World », Marc Z. Jaboson, Mark A. Delucchi, Zack A. F. Bauer, Jingfan Wang, Eric Weiner, Alexander S. Yachanin, Université de Stanford, Revue Joule, 6 septembre 2017.
(3) « Quand les petits pas ne suffisent pas », Silence n°488, avril 2020.