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Covid-19 : pas d’en-dehors du patriarcat

Aurélia Léon

Depuis le début du confinement, de nombreux collectifs et individu·es se mobilisent pour dénoncer le renforcement des rapports de domination générés par la gestion par les pouvoirs publics de l’épidémie de SRAS-coV2. Le regard d’Aurélia Léon, doctorante en sociologie chargée d’enseignement à l’université Jean-Monnet.

Pouvez-vous me donner votre définition de la charge mentale ?

Aujourd’hui, il s’agit dans son acceptation courante de la part invisible du travail domestique : les tâches d’organisation, d’anticipation et de coordination des besoins du foyer qui, dans les couples hétérosexuels, incombent essentiellement aux femmes. C’est l’extension de l’exploitation domestique à l’intériorité psychique, l’envahissement de l’espace mental par les contraintes de la vie reproductive. (1) Comme on s’en doute, elle n’est pas la même pour toutes les femmes, et même si différents travaux montrent que l’aisance financière ne suffit pas à s’en affranchir, on peut raisonnablement penser que la pression exercée par la charge mentale sur la vie des femmes décroît avec la capacité à déléguer à des subalternes (autres femmes, prolétaires et racisé·es).

Avez-vous le sentiment que le confinement a exacerbé les inégalités hommes-femmes, ou qu’il les a simplement révélées davantage ? Quelles mesures ont été prises ?

Il me semble que dans les principales arènes médiatiques, la question a essentiellement été traitée sous l’angle des violences conjugales. De ce point de vue, les quelques mesurettes prises pour faire bonne figure ont été amplement relayées : les pharmacies désignées comme des lieux ressources, les quelques places d’accueil supplémentaires tardivement dégainées, la police priée, quand elle n’est pas occupée à verbaliser et à estropier dans les quartiers populaires, de bien vouloir traîner ses fesses au domicile des femmes signalant des violences… En cette époque d’appel à l’unité nationale, il n’y a pas jusqu’à la grande distribution, à l’exemple du groupe Casino, qui ne se soit mis à faire de la réclame sur ses tickets de caisse pour le 3919 !
C’est évidemment loin d’être à la hauteur du problème, sans parler du fait que bien d’autres enjeux méritent d’être soulevés : situation des femmes sans-domicile, des exilées, des femmes en situation de pauvreté, sur-exposition des femmes dans les métiers de la santé, du social et des services, accès aux droits sexuels et à l’IVG, droit à la justice (et à la justice familiale en particulier) dans le contexte du ralentissement de l’activité des tribunaux et de dématérialisation des procédures d’accès à l’aide juridictionnelle, sur-représentation des femmes parmi les résident·es des EHPAD, inégale répartition dans les couples hétérosexuels de la charge éducative renvoyée aux familles du fait de la fermeture des établissements scolaires, inégale répartition du travail domestique plus largement… Sans oublier le honteux appel d’un autre âge aux « couturières bénévoles » pour la fabrication de masques en tissu !
Si l’on s’en tient au travail domestique, en temps ordinaire, les chiffres de l’INSEE sont déjà assez effarants : en 2010, 3h26 de travail domestique quotidien pour les femmes contre 2h pour les hommes. Cela fait 22 minutes de moins en onze ans pour les femmes… et une minute de plus pour les hommes ! La soi-disant évolution des mentalités est loin d’expliquer les évolutions dans le partage des tâches. D’autres facteurs expliquent la diminution très relative de l’écart entre les hommes et les femmes depuis les années 1970 : chômage des hommes, part des retraités, équipement des ménages, externalisation de tâches au secteur marchand… Et ça ne semble pas prêt de changer si l’on considère la récente étude Harris Interactive consacrée à l’impact du confinement sur les inégalités femmes/hommes (2) : d’après ses résultats, seuls 33 % des hommes considèrent que leur conjointe consacre plus de temps qu’eux aux tâches domestiques et aux soins des enfants… ce qu’affirment pourtant 58 % des femmes ! Peut-être serait-il temps de questionner la croyance dans la prise de conscience des hommes comme levier d’égalité.

J’ai l’impression que l’on a également assisté à une confrontation des points de vue, voire des courants du féminisme. Certains cherchant plutôt à dénoncer tous les types d’inégalités, de la charge mentale aux violences faites aux femmes, en passant par la charge émotionnelle, les injonctions faites aux femmes de rester belles même enfermées chez elles… D’autres, à l’inverse, ont plutôt souligné que, grosso modo, le plus important aujourd’hui concernait les violences, et qu’on verrait le reste plus tard, une fois la pression redescendue un peu. (3) Pensez-vous que le combat féministe doit définir des priorités ?

Je n’adhère pas à l’idée qu’il y aurait des luttes prioritaires sur d’autres. A fortiori dans un monde globalisé dont la pandémie actuelle souligne les infinies boucles de rétroactions, je pense que nous avons besoin de pensées de la relation, capables de mises en rapport et d’appréhender des effets de système. Pour ce qui est de la confrontation des points de vue, les luttes féministes ont toujours été plurielles, partiellement contradictoires. Il me semble que chercher à les rabattre sur leur plus petit dénominateur commun reviendrait à faire le jeu des courants les plus réformistes, et que la conflictualité entre courants est un moteur des luttes.

Préparant un article sur les inégalités dans la répartition des tâches au sein des couples durant la période du confinement, Esther Cicero, journaliste pour If., nouveau média stéphanois, s’est entretenue autour de la question de la charge mentale avec Aurélia Léon, doctorante en sociologie chargée d’enseignement à l’université Jean-Monnet. Nous reprenons ici une partie de leur échange, retravaillé pour l’occasion par Aurélia Léon, avec leur aimable autorisation.

(1) Le concept de charge mentale n’a été popularisé que récemment grâce à une excellente BD de la dessinatrice Emma, « Fallait demander », dans son album Un autre regard, tome 2, Massot édition, 2017. Également en ligne sur https://emmaclit.com
(2) Réalisée à la demande du secrétariat d’État chargé de l’Égalité entre les femmes et les hommes.
(3) Les mesures de confinement ont augmenté le nombre des violences conjugales. En zone gendarmerie, elles ont augmenté de « 32 % en une semaine », a indiqué fin mars 2020 Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, et dans la zone de la préfecture de police de Paris, une hausse de « 36 % en une semaine » a été enregistrée.

Les conséquences du confinement
  • • Des travailleuses en première ligne. Alors que la pandémie de Covid-19 a mis en évidence l’importance du « prendre soin » dans les cercles proches comme au sein de la société, les femmes sont surreprésentées dans le secteur des soins de santé, formel et informel. En France elles représentent 78 % de l’ensemble de la fonction publique hospitalière, 90 % des infirmières et des aides-soignantes. Les travailleu·ses les plus précaires et les plus pauvres sont les plus exposé·es à la maladie : salarié·es de l’hôpital et de la grande distribution, aides à domicile, travailleu·ses soci·ales et ouvriè·res de l’industrie agro-alimentaire.
  • • Accès à l’interruption volontaire de grossesse. En France, à la mi-mars 2020, l’Assemblée nationale a refusé l’amendement proposé par certaines sénatrices pour rallonger les délais légaux pour avorter en France. Le 9 avril 2020, la Haute Autorité de santé a autorisé l’accès à l’IVG médicamenteuse jusqu’à 9 semaines en ville. Cette annonce fait suite à l’alerte de plusieurs associations, dont le Planning Familial, s’inquiétant des difficultés d’accès à l’IVG alors que le système hospitalier est débordé et que son personnel tombe malade du fait de l’épidémie de Covid-19 et s’alarmant de la probabilité que les femmes dépassent le délai légal autorisé.
Mobilisations féministes

Comme le disait Simone de Beauvoir, « n’oubliez pas qu’une crise politique, économique ou religieuse suffira pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne seront jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes tout au long de votre vie ».
Certains collectifs de colleuses féministes, qui ont repris la rue avec des slogans forts dénonçant les féminicides depuis septembre 2019, se sont vues sollicitées pour gérer des situations de violences conjugales et ont pu mettre à l’abri des femmes, alors que certaines associations avaient dû ralentir leurs activités.
Le Planning Familial a continué à accompagner par téléphone différentes situations de questionnements ou de détresse, et tout comme de nombreux collectifs et associations (comme Nous Toutes), a diffusé de nombreux messages de prévention et de conseils pour les femmes victimes de violences. Les Caisses de grèves féministes qui s’étaient constituées pendant le mouvement de lutte contre la réforme des retraites se sont transformées en caisses de solidarité pour les femmes en difficulté matérielle, etc. Et depuis le déconfinement, les appels à un « monde d’après » féministes se multiplient. L’Alliance Féministe pour les Droits a coordonné une déclaration portée par plus de 1600 personnes, réseaux et organisations de femmes du monde entier, provenant de plus de 100 pays, pour demander aux États d’adopter une politique féministe afin de relever les défis exceptionnels posés par la pandémie COVID-19 tout en respectant les droits humains. Cette initiative a été lancée par des femmes du Sud et des communautés marginalisées du Nord. http://feministallianceforrights.org/

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