Article Nucléaire

Quand le silence tue : la radioactivité muette des mines d’uranium au Portugal

Celia Miralles, Jaume Sastre-Juan, Jaume Valentines-Álvarez

C’est un des derniers jours gris de l’hiver, dans l’intérieur du Portugal. À l’extérieur du village, derrière les amandiers en fleur des jardins, on devine une douce colline sur le point de reverdir. « Ce n’est pas une colline », nous explique Fernando, « c’est le terril de résidus radioactifs de l’ancienne mine d’uranium d’Urgeiriça » .

Une colline artificielle se dresse au loin. Ce sont 1 600 000 mètres cubes - soit presque 45 Arcs de Triomphe - de matériaux provenant des puits et de l’usine de traitement chimique qui sont recouverts d’argile, de pierre, de sable, de couches imperméabilisantes de géotextile et de terre végétale. Aucun arbre ne pousse ici, aucune brebis ne broute sur ces pâturages. Seul l’outillage de monitoring chimique et radiologique est visible sur la colline. Les travaux ont commencé en 2006 et ont rendu à la terre des matériaux radioactifs qui avaient commencés à être extraits un siècle auparavant, longtemps avant que l’on ne sache comment fissionner un atome pour produire une détonation atomique ou de l’énergie nucléaire.

Petite histoire d’une mine d’uranium au Portugal

C’est en 1913 qu’une entreprise française, la Société Urane-Radium, commence à exploiter les entrailles d’Urgeiriça pour en extraire du radium. Des composés de cet élément, venus de ce village retiré, se retrouvent dans les laboratoires parisiens de Marie Curie. La scientifique, pionnière de la recherche sur la radioactivité, cultiva toute sa vie une étroite relation avec l’industrie naissante du radium. Elle finit d’ailleurs par mourir aux mains de la radioactivité, comme moururent de nombreu·ses habitant·es d’Urgeiriça des années plus tard, à une époque où les effets nocifs des radiations ionisantes et du radon étaient pourtant déjà bien connus.
Au début des années 1930, c’est la Compagnie Portugaise du Radium, au capital anglais, qui rachète la concession minière : son sigle, CPR, est encore lisible sur le château d’eau qui surplombe le village.
Après la seconde guerre mondiale, les riches gisements d’uranium que possède le Portugal en territoire ibérique (parmi les plus importants d’Europe) ainsi que les potentiels gisements de ses colonies (en particulier le Mozambique) permettent au pays de trouver rapidement sa place dans la géopolitique de la Guerre Froide. Le Portugal entre dans l’OTAN (1951) puis dans l’agence internationale de l’énergie atomique (1957) en tant que membre fondateur. À Urgeiriça commence alors le temps de l’extraction intensive. Les gouvernements anglais et nord-américains, qui convoitent le monopole international du minerai, n’ont aucun scrupule à établir des accords commerciaux avec une dictature d’orientation fasciste.
À la fin des années 1960, la dictature portugaise crée la Commission de l’énergie nucléaire (JEN en portugais), qui prend les rênes de la CPR. L’un des objectifs affichés est alors d’utiliser l’uranium national pour alimenter un programme nucléaire qui, contrairement à la dictature espagnole voisine, peine à démarrer.
La révolution du 25 avril 1974, qui voit la chute de la dictature et le retour de la démocratie change peu de choses : le projet technique et politique se maintient, les effets environnementaux de l’exploitation minière sur le lit du fleuve Mondego restent inchangés voire empirent (du fait des systèmes d’extraction par lixiviation des eaux acides qui se développent à l’époque), et le traitement chimique et industriel du minerai dans l’usine continue de recouvrir le village, les vêtements, les maisons et les corps d’une poussière silencieuse et mortelle.

"Personne ne parlait des dangers de la radioactivité"

Fernando est membre de l’Association des anciens Travailleurs des Mines d’Uranium (ATMU). Il nous montre sa maison dans laquelle il ne vit pas : le taux de pollution est trop élevé pour dormir sous ce toit. Ici, la plupart des maisons ont été construites avec les pierres de la mine, et sur des déchets qui laissaient entrevoir le jaune caractéristique du minerai nucléaire. De nombreuses femmes qui travaillaient à la maison sont mortes de cancer. Les témoignages que l’on entend dans le village sont terrifiants : "Nous, à Urgeiriça, on avait tout, mais on ne savait pas le mal que ce tout nous faisait", "[les travailleu·ses] rentraient à la maison avec les habits couverts de poussière", "quand ils ont enlevé la baignoire, on a découvert, là-dessous, deux gros cailloux d’uranium", "les matériaux pour faire les fondations des édifices ont été récupérés des terrils", "personne ne parlait des dangers de la radioactivité",. À Urgeiriça, on entend dire : "personne n’a jamais pris la peine de nous expliquer si l’uranium était nocif ou pas pour la santé, les cadres de la direction des mines n’ont jamais organisé une quelconque réunion d’information sur les dangers de la radioactivité. Du coup, ce n’est pas surprenant que dans pratiquement toutes les maisons on trouve un caillou du minerai, un joli objet qui sert de presse-papier." Et le village dort sur 6 puits et 19 étages de mines (soit 500 mètres de profondeur).

Un danger dé-mesuré dans une Europe hors des quadrants

La plupart du temps, lorsque nous pensons aux risques nucléaires, ce sont les risques exceptionnels, associés à la course à l’armement et aux accidents nucléaires qui nous viennent à l’esprit. Les risques banals, quotidiens, comme ceux associés à l’extraction des minerais radioactifs passent à la trappe, d’autant plus lorsqu’ils se trouvent dans une zone géographique proche, car européenne, mais largement située en dehors de notre champ de vision. Les travaux des historien·nes de la technologie comme ceux de Gabrielle Hecht ont permis de dénoncer l’exploitation des mines d’uranium dans les pays post-coloniaux comme le Gabon ou le Niger, ex-colonies françaises. Mais au sein des ex-métropoles, des régions périphériques ont aussi vécu les effets silencieux, de basse intensité mais de longue durée de l’extraction minière de l’uranium.
"La radiation ne se voit pas, ne se sent pas, ne s’entend pas". Ces mots du président de la ATMU retentissent dans notre tête, pendant que nous nous promenons dans les rues d’Urgeiriça, entre les maisons des travailleu·ses, qui furent construites grâce aux politiques paternalistes de la CPR, lorsque nous passons dans le parc désert "récupéré" autour de l’immense chevalet du puits de Santa Bárbara (qui contient encore plusieurs foyers de contamination). La ballade nous conduit au jardin-école (là où on retirait des pelles de pierres d’uranium), passe par les potagers (avec ses choux cavaliers qui ont survécus à l’hiver) et finit sur le chemin boueux qui conduit aux barrages faits de dépôts radioactifs.

La voix des ex-travailleu·ses pour rompre le silence

Pendant des dizaines et des dizaines d’années, le silence toxique s’est vu conforté par une politique du silence. Mais au début du 21e siècle, le pacte du silence s’est brisé. Les travailleu·ses, et leurs familles d’Urgeiriça, organisées en associations (la AZU et la ATMU), se sont mobilisées pour exiger de l’Etat une reconnaissance et une prise en charge des conséquences de la radioactivité sur la santé et l’environnement. En 2016, ils ont finalement réussi à ce qu’une loi établisse un "droit à la compensation pour décès lié à une maladie professionnelle". Une victoire qui s’accompagne d’une douleur irrémédiable et d’un héritage toxique de milliers d’années. "30 000 euros pour mon père ? Et puis, nous sommes 5 frères : pour 5 000 euros j’aurais préféré avoir mon père en vie !", nous dit rageusement l’un des plus jeunes membres de la ATMU.
Mais la lutte est loin d’être finie : les travailleu·ses sont mobilisé·es pour la préservation de l’environnement local car malgré les 50 millions d’euros dépensés en "réparation environnementale" par le gouvernement portugais, aujourd’hui une vingtaine de mines présentent encore un risque de toxicité très élevé dans le pays. Au-delà, les travailleu·ses sont aussi en lutte pour un monde sans nucléaire. Ces dernières années, on les voit partout : à Caceres (Espagne), sous les pancartes noires qui réclament la fermeture de la centrale d’Almaraz, à Niza (Portugal) et Salamanque (Espagne), pour afficher leur solidarité au Movimento Urânio (le Mouvement Uranium), Niza Não et à la plateforme Stop Urânio, qui milite contre l’exploitation à ciel ouvert d’un des plus grands gisements d’uranium d’Europe. On les retrouve encore dans les capitales, à Madrid, à Lisbonne, pour assister à des réunions du Mouvement Ibérique Anti-nucléaire, et bien sûr à Urgeiriça où ils organisent des activités basées sur les principes d’autogestion et avec un esprit communautaire. Citons par exemple des présentations de livres sur l’histoire des mines, le festival international de cinéma sur l’uranium (International Uranium Film Festival, fondé à Rio de Janeiro en 2010) ou encore un musée pour que la mémoire minière survive aussi à la pollution millénaire qui a détruit leur terrinha (terre).
Car ils et elles ne veulent pas que l’on oublie leur terre, où ils et elles ont vécu si longtemps et refusent de quitter. Comme pour certain·es des survivants de Tchernobyl qui témoignent dans l’ouvrage La Supplication de Svetlana Alexievitch,4 cette terre est leur berceau de vie, d’amour, de leur communauté, de leur lutte. "Nous sommes comme des lézards, entend-on à Urgeiriça, on leur coupe la queue et elle repousse".

Silence dans la salle ! Les mineurs face aux scientifiques

Quel rôle ont joué les scientifiques, médecins et ingénieur·es dans la lutte des mineurs ? Et inversement : comment les anciens travailleus·es des mines ont-ils et elles contribué à rendre audible les conséquences de la radioactivité étouffée par les politicien·nes et les médias ? Autant de questions débattues lors d’une table ronde organisée en juin 2019 à l’Université de Lisbonne. Le débat s’inscrivait dans un cycle de conférences intitulé “Science, Technologie et Médecine sur la place publique”, qui a pour objectif de réfléchir à la façon dont les mouvements sociaux ont remis en question les connaissances scientifiques.
La discussion a fait ressortir le rôle des travailleu·ses de l’uranium dans la construction du savoir scientifique. António Minhoto a expliqué que si plusieurs institutions scientifiques se sont penchées sur les effets pathogènes de la radioactivité à Urgeiriça, c’est en grande partie grâce à la mobilisation de la communauté minière.
Mais des tensions ont aussi émaillé la collaboration entre expert·es et anciens travailleu·ses. Orciano Pereira a ainsi expliqué qu’au départ, les travailleu·ses n’ont pas été informé·es des risques de la radioactivité. Certain·es médecins et technicien·nes se sont caché·es derrière l’absence d’études et derrière la difficulté à établir des relations de causalité pour ne pas se mouiller face aux symptômes présentés par les travailleu·ses. Les communautés minières ont cherché (et elles ont fini par trouver après des années de lutte) dans la science de quoi conforter la vérité qu’elles portent dans leur chair et leur mémoire : “la radioactivité ne se voit pas, mais elle tue.”

Brèves d’une France nucléaire : petite chronologie sur l’extraction en Limousin.
Comme le Portugal, la France ne s’est pas contentée d’exploiter l’uranium dans ses colonies. Entre la Seconde Guerre mondiale et la fin des années 1990, ce sont près de 52 millions de tonnes de minerais qui ont été extraits dans les mines de France métropolitaine, la moitié environ dans les mines de la région du Limousin.
La découverte de gisements exploitables dans cette région date de 1804, mais ce n‘est que dans les années 1950 que les mines commencent à être exploitées, suites aux prospections réalisées par le Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA). Comme pour le cas portugais, l’uranium est alors considéré comme un "bien commun" permettant de rendre la France indépendante pour ses grands projets de développement énergétique et militaire. En 1956 est construite l’usine de traitement de Bessines et l’exploitation s’intensifie, jusqu’à ce qu’en 1976 la CEA cède ses exploitations à la COGEMA (Compagnie Générale des matières nucléaires, devenu AREVA NC puis Orano Cycle). La COGEMA continue d’exploiter les mines jusqu’en 1995. Comme dans le cas portugais, la prise en compte de la radioactivité des mines et donc du danger que représente l’extraction et le traitement de l’uranium coïncide avec la fin de l’activité. En 1999 des associations pour l’environnement assignent la COGEMA en justice, pour pollution de cours d’eau, mise en danger d’autrui et abandon de déchets radioactifs. De ce procès inédit, la COGEMA sortira acquittée du dernier délit. C’est surtout par l’argument scientifique qu’elle se sort de ce guêpier : les expert·es peinent à établir un lien de causalité sans faille entre l’exploitation et la radioactivité dite anormale présente dans l’environnement.
La prise en main de la revendication par les écologistes conduit à laisser de côté les travailleu·ses dans le cas du Limousin, contrairement à Urgeiriça où, les mineurs, travailleu·ses et leurs familles sont au cœur des mobilisations.
Mais ni l’échec du procès limousin, ni la victoire des mineurs d’Urgeiriça ne signent la fin de la lutte. Peu importe le résultat, le procès a permis de fissurer le mur qui protège l’exceptionnalisme nucléaire.

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