Article Société

La Bretagne contre la francisation de ses noms de rue

Manon Deniau

En juin 2019, la municipalité de Telgruc-sur-Mer, dans le Finistère, nomme 32 rues de la commune avec des noms de navigateurs et d’oiseaux, sans lien avec les noms historiques en breton. Selon les associations de défense de la culture bretonne, cela contribue à la disparition progressive de la langue dans l’espace public.

Du bourg de Telgruc-sur-Mer, 2 000 habitant·es, la rue principale mène à une magnifique plage, déserte en ce début février. C’est le lieu-dit du Caon, qui fait partie des lieux dont les noms ont été changés par la municipalité. Or le nom de ces endroits, en Bretagne, est très important (1). Il constitue à lui seul, sans numéro, toute l’adresse de ses habitations. Jusqu’à une dizaine dans certains cas. Le changement controversé est donc double : donner des noms à des rues qui n’en possédaient pas jusqu’alors et les nommer en français.
La raison invoquée ? La Poste notamment qui, depuis ces trois dernières années, inciterait les édiles du département à faciliter le travail de ses employés, pour une meilleure distribution du courrier.

Naissance de la mobilisation

Le président de l’association Eost (Etudes ouvertes sur Telgruc-sur-Mer) Yann-Bêr Kemener a servi de "lanceur d’alerte", selon ses termes, en janvier 2019. Il se rend alors compte de la situation en lisant la presse. Aucune nouvelle dénomination ne correspond aux noms écrits sur les anciens cadastres de la commune. Lui les connaît bien, il a grandi ici et travaille depuis plus de vingt ans sur la toponymie linguistique du lieu. Il regrette que, malgré cela, la municipalité n’ait pas associé Eost à son travail sur la toponymie.
Muni de son gros classeur, il retrace l’historique de cette affaire devenue nationale. "J’ai envoyé un courrier au président de la Région en mars 2019". Deux mois plus tard, Loïg Chesnais-Girard, président du Conseil régional de Bretagne, lui répond par écrit : "Je regrette, tout comme vous, la francisation quasi systématique des noms de lieux bretons. Mais vous le savez, le Conseil régional n’a pas « autorité » sur les communes, ce qui nous laisse peu de marge d’intervention." Son discours aurait changé une fois l’affaire médiatisée selon le juriste et écrivain Yvon Ollivier : "C’est là uniquement que [la Région] a commencé à faire des choses. On a conscientisé le problème breton", explique par téléphone ce cofondateur d’un collectif pour la sauvegarde des noms de lieux bretons. Une lettre ouverte a été envoyée en septembre suivie d’une conférence de presse.
Parmi les signataires, des intellectuel·les et artistes pour la défense de la langue tels que l’historienne Mona Ozouf, les chanteurs Alan Stivell et Dan Ar Braz ou encore le groupe Tri Yann. Des soutiens viennent partout de France : Alsace, Corse, Pays basque... Une manifestation est également organisée le 14 septembre. Selon la presse locale, plus de 500 personnes étaient présentes pour s’opposer à une "francisation des rues".

Héritage linguistique menacé

A "80 ans passés", Thérèse Buf, secrétaire adjointe de l’association Eost, a vu l’utilisation de la langue au quotidien décliner en presqu’île de Crozon. Un phénomène qui se produit partout dans la région. Pourtant, selon son expérience d’avoir tenu un gîte pendant une trentaine d’années, l’authenticité du breton serait demandée par les touristes : "C’est ce qui est recherché. Je leur apprends à chaque fois comment dire "yec’hed mat" et "kenavo". » (2)
En plus de l’argument économique en lien avec le tourisme, l’argument prioritaire est celui de la sauvegarde de la culture et la langue bretonnes. Jean-Yves et Françoise Thomas, de Telgruc-sur-Mer, estiment que "dans vingt ans, vous serez rue des pélicans à Telgruc. Les lieux-dits deviendront des panneaux folkloriques."
L’Office public de la langue bretonne (3) ne dit pas autre chose. "Ce serait comme de détruire avec un bulldozer l’église du village en place depuis plus de 1 000 ans et de le remplacer par un grand magasin, réagit Hervé Gwegen, chef du Service patrimoine linguistique et signalisation. Ici, même les gens qui ne parlent pas la langue utilisent ces dénominations en breton." D’après Yvon Ollivier, il faut une politique plus ambitieuse : "On refuse d’enseigner le breton à nos enfants ! Seuls 3 % apprennent la langue. Or, cela devrait être généralisé pour le breton et le gallo."

"La décision est du seul ressort du maire"

L’Office public de la langue bretonne observe différentes réactions de la part des maires face à ce phénomène qui remonte à plus de dix ans mais s’aggrave depuis ces "deux à trois dernières années". "Certaines communes reprennent les noms des lieux-dits, plus ou moins mal orthographiés, en breton, d’autres ne changent rien. Le troisième groupe prend des noms en français complètement déviés par rapport au nom d’origine." Cette accélération serait favorisée par La Poste mais aussi les entreprises de livraisons à domicile et d’installation de la fibre optique.
Le service communication de La Poste n’a pas souhaité nous répondre. L’entreprise oriente cependant vers un communiqué de presse. "En aucun cas, La Poste n’est intervenue pour demander aux communes de changer ou choisir tel ou tel nom pour une ancienne ou une nouvelle voie, est-il démenti. Dans ce domaine, son action consiste uniquement à alerter et conseiller lorsque l’audit révèle des risques d’homonymie, entre une impasse et une rue portant le même nom, ou qu’il serait préférable de segmenter un lieu-dit en plusieurs voies. (…) La décision de choisir ou faire évoluer le nom d’une voie, d’un hameau ou d’un lieu-dit est du seul ressort du maire."

Affaire loin d’être terminée

Contacté, le maire de Telgruc-sur-Mer n’a pas souhaité communiquer non plus. Hervé Gwegen ajoute cependant que, selon lui, les maires n’ont pas de volonté consciente de nuire à la langue : "J’ai du mal à le penser. Ici, à l’Office public de la langue bretonne, on s’occupe des filières bilingues dans les écoles publiques et les élus y adhèrent, cela marche très bien !"
Presque un an après, l’affaire semble loin d’être terminée en presqu’île de Crozon. Elle continue encore de créer des tensions au sein-même d’Eost. Pour l’heure, les voies secondaires n’ont toujours pas de noms, au Caon comme ailleurs. A suivre car, loin d’une dispute anecdotique façon Clochemerle, cette affaire porte les enjeux de la résistance des territoires locaux face à l’uniformisation du monde.

Notes :
(1) En Bretagne, depuis des siècles, chaque lieu est nommé selon son utilité. Thérèse Buf, secrétaire adjointe de l’association Eost, prend l’exemple d’une rue "connue pour s’appeler « la rue des vaches rapides » puisqu’à l’époque, l’agriculteur devait les faire traverser rapidement puisque la route était très étroite."
(2) « à la vôtre ! » et « au revoir » en français
(3) Etablissement public en charge du développement de la langue
bretonne

Office public de la langue bretonneOfis publik Ar Brezhoneg – 31 rue des Martyrs – 29270 Carhaix
brezhoneg.bzh

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