Article Société

Décoloniser l’écologie

Claude Bourgignon Rougier

Les civilisations que l’Occident a colonisé n’avaient pas besoin d’une science écologique car elles ne se fondaient pas sur la coupure nature/culture, qui ouvre la voie à l’instrumentalisation de la nature. Décoloniser l’écologie revient à remettre en cause les présupposés de la modernité.

L’Amérique latine, dès le 16e siècle, est un laboratoire de la gestion moderne des populations et celui d’un rapport à la nature d’un type nouveau, une nature construite comme ressource. (1)

Gérer la nature comme une ressource

Ce rapport, qu’on peut nommer colonialité de la nature, est manifeste dans l’existence du modèle plantationnaire, ou extractiviste des mines d’or et d’argent, qui implique la mise au travail de populations indigènes d’abord, puis de populations noires réduites en esclavage. Pendant toute la colonisation, les Espagnol·es profiteront d’une main-d’œuvre indigène au statut servile et d’une main-d’œuvre réduite en esclavage.
Cette séquence historique a deux faces, indissociables. D’un côté, la colonisation introduit une modification considérable de l’environnement américain, une catastrophe. De l’autre, les populations autochtones et celles qui ont été déportées d’Afrique sont soumises à des rythmes de travail effarants et aux conséquences létales. L’exploitation des humains et celle de la nature s’affirment en Amérique Latine comme un seul et même phénomène : la colonialité de la nature va avec la colonialité du pouvoir et avec la colonialité de genre dans la mesure où les femmes sont plus encore que les hommes victimes de ce système. C’est cette articulation qu’il ne faut pas oublier.

Penser ensemble la destruction de la nature et l’exploitation de certaines populations

Le sociologue vénézuélien Edgardo Lander fut le premier à employer la notion de colonialité de la nature. En Europe, nous avons une écologie politique, mais nous n’avons pas de concept qui permette de penser ensemble la destruction de la nature et l’exploitation spécifique de certaines populations. On ne peut pas décoloniser l’écologie politique si on réduit cette dernière à "l’étude des conflits de répartition écologique, des guerres autour de l’accès et du contrôle des ressources naturelles, et des coûts de la destruction de l’environnement" (2). Cela revient à penser avec l’appareil théorique de l’ennemi : il y est question de "ressources naturelles" et de "destructions environnementales". Ce type de catégories, celle d’environnement en particulier, appartiennent à la pensée qui est à la source du problème.
Le concept de colonialité de la nature, par contre, permet d’éviter cet écueil. Apparu au début du 21e siècle dans le cadre des discussions du projet Modernité Colonialité (3), il nous amène à poser la question écologique à partir d’une analyse radicale du système de pouvoir moderne qui est le nôtre et qui s’est mis en place avec la colonisation de l’Amérique. (4) Au-delà de la période d’administration politique et de la domination grâce à laquelle la colonisation est possible, la colonialité du pouvoir désigne ce rapport "métropole périphérie" dans lequel le racisme joue un rôle essentiel et dont nous ne sommes pas sorti·es.

La mise en place de la colonialité de la nature

La conquête du "sous-continent", comme le nommait le sous-commandant Marcos, fut un désastre écologique : montagnes éventrées, déploiement dévastateur du régime des plantations, érosion et stérilisation des sols suite au développement dantesque des troupeaux de bovins introduits par les Espagnol·es et revenus à la vie "sauvage", déséquilibres écologiques dus à l’invasion de plantes invasives européennes, disparition de modes de cultures qui préservaient les écosystèmes suite à la baisse démographique et à l’interdiction de les pratiquer. Plus tard, la colonialité de la nature passa aussi par la réalisation d’immenses inventaires qui prirent une intensité particulière au 18e siècle (voir, entre autres, les expéditions botaniques royales comme celle du royaume de Nouvelle Grenade au 18e).
Au 19e siècle, après l’indépendance, l’expansion agressive des jeunes nations sur le territoire et l’avancée des fronts extractivistes (Patagonie argentine, Amazonie du caoutchouc, mines chiliennes, péruviennes, etc.) s’inscrit dans la continuité de ce mouvement : un rapport prédateur à une nature exubérante et infinie, perçue comme gisement de matières premières qu’il va s’agir d’utiliser, qui s’accompagnera systématiquement d’exploitations accrues des êtres humains (génocide du caoutchouc du 20e siècle par exemple, dans le Putumayo colombien).
Cette pratique, sous-bassement du rapport industriel moderne à la nature et de la notion de ressources (utilisables comme bon nous semble), renvoie à l’invention de l’idée de "nature", inséparable de sa conception utilitariste. Là encore, modifications des représentations et pratiques s’étayent mutuellement.

La diabolisation de la nature (humaine)

Comprendre la mise en place de ce dispositif global et des formes de pensée qui en font partie exige de prendre en compte le rôle joué par le continent latino-américain dans le processus de diabolisation qu’y subit la "nature". L’histoire américaine a contribué aux transformations de ce dispositif et à l’imposition d’un type déterminé de "régime de nature" dans le monde. Dans ce qui est devenu l’Empire des Indes, lors de la "Découverte", la nature américaine avait été perçue comme un éden.
Mais lorsque la conquête en tant que telle commença, les représentations changèrent et la résistance opposée par les autochtones modifia l’imaginaire de la nature américaine. Elle fut assimilée à ses habitant·es, qui de bon·nes sauvages, étaient devenu·es des barbares démoniaques. La construction de l’indien·ne satanique, rebelle, cannibale se fit en même temps que celle d’une nature diabolique (les expéditions des Espagnol·es relatées dans les chroniques sont souvent présentées comme une descente aux enfers), indomptable et anthropophage. De même qu’il devint légitime de mener une guerre juste aux Indien·nes qui refusaient l’autorité pourtant sacrée du roi, il devint logique de se servir, de puiser dans les ressources d’une nature mauvaise, dangereuse et hostile. Cette opération de disqualification ne s’est pas cantonnée à l’espace américain, elle a voyagé en Europe et a contribué à l’élaboration de la nouvelle conception de la nature que nous mentionnions plus haut.
Dans Par-delà nature et culture, Philippe Descola remarque que l’apparition de l’idée de nature à la Renaissance est inséparable de celle de nature humaine et l’Amérique offre un exemple abouti de cette continuité. Est-ce qu’on aurait pu penser la nature séparée des humains si les pratiques de la conquête et de la colonisation ne l’avaient pas pratiquement transformée en objet ? Cela annonçait le phénomène ultérieur qu’analysa Karl Polanyi : "… séparer la terre de l’homme et organiser la société de manière à satisfaire les exigences d’un marché de l’immobilier, cela a été une partie vitale de la conception utopique d’une économie de marché." (5)

Réviser notre rapport au monde

Décoloniser l’écologie c’est penser justement autrement qu’à travers les catégories de nature et de nature humaine. L’idée de justice environnementale, parce qu’elle s’enracine dans le vécu des populations racisées (6), nous met sur la voie de cette déconstruction qui doit être à la fois pratique et théorique. Décoloniser l’écologie est un acte irréalisable si nous ne révisons pas notre rapport à nous et au monde. Cela commence par la capacité de sortir de la façon coloniale d’habiter le monde que décrit Malcolm Ferdinand dans Une écologie décoloniale.
Croire qu’il peut y avoir une politique étatique écologiste, penser que la pression de la réalité nous forcera à trouver des solutions à la destruction est une illusion. L’État moderne ne peut aller au-delà d’une vision de la nature comme environnement, au mieux, et ses liens avec l’économie font que le modèle extractiviste reste le plus probable. On peut très bien imaginer des dictatures écologistes sur le modèle du parc et de la réserve généralisée. L’enfermement et la séparation sont au centre du projet capitaliste moderne.
Décoloniser l’écologie ne sera possible qu’à partir de nouvelles utopies. Elles passent par la résistance aux pratiques homogénéisatrices de l’Occident, intrinsèquement liées à un universalisme réducteur, et par l’invention de façons d’être au monde basées sur la relation. C’est cela le "plurivers" dont nous parle notamment l’anthropologue Arturo Escobar (7).

Claude Bourguignon Rougier

(1) C’est ce que Malcolm Ferdinand aborde à partir de la perspective caribéenne, avec la notion de "plantationocène". Malcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Le Seuil, Collection Anthropocène, 2019.
(2) Arturo Escobar in Hector Alimonda. La naturaleza colonizada, Ediciones Ciccus. p. 74.

(3) Le projet Modernité Colonialité a rassemblé divers intellectuels latino-américains, dont les plus connus sont Enrique Dussel et Walter Mignolo, au début du 21e siècle. La rencontre s’est faite autour du concept de colonialité du pouvoir du sociologue péruvien Aníbal Quijano. Cette analyse de la modernité met à jour sa double nature, moderne et coloniale, tout en visant son dépassement

(4) Note de Silence : Même s’il faut noter ici que, avant l’invention du concept de colonialité, des critiques fondamentales des logiques de développement et de leur portée à la fois anti-écologique et coloniale, ont été formulées depuis les années 1970 au moins par des auteurs tels que François Partant.

(5) Karl Polanyi, La grande Transformation, le Seuil, p. 238

(6) Ce sont les groupes sociaux les plus défavorisés qui vivent dans les environnements les plus dégradés. Le mouvement dit de « Justice environnementale », qui réunit les groupes menacés dans une lutte contre ces inégalités face aux nuisances écologiques, s’est développé aux Etats-Unis dans les années 1980 dans les milieux afro-américains.
(7) Dans son livre Sentir-penser avec la Terre (Seuil, 2018) par exemple.

Claude Bourguignon Rougier, chercheuse en études hispano-américaines, est associée au laboratoire ILCEA, Grenoble. Traductrice d’auteurs décoloniaux, entre autres de Penser l’envers obscur de la modernité (Presses universitaires de Limoges et du Limousin, 2014), elle a fondé un atelier, la Minga, qui a réalisé la traduction collective d’un ouvrage d’Arturo Escobar, Sentir-penser avec la terre (Seuil, 2018). Depuis 2016, elle codirige la revue en ligne Revue d’Etudes décoloniales, reseaudecolonial.org. Elle publie en 2020 aux Éditions Science et Connaissance Un dictionnaire décolonial.
Cet article découle d’une communication présentée le 20 septembre 2019 dans le cadre du séminaire Pour une justice climatique, décoloniser l’écologie, lors du festival Les Tropikantes.
Voir aussi le dossier de Silence n°422 (avril 2014), « Décolonisons nos luttes ».

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