Article Alternatives Climat

Quand les petits pas ne suffisent pas

Michel Bernard

Les pancartes ont fleuri dans les marches pour le climat : « Les petits pas ne suffisent pas ». Si nous avons tous conscience qu’il faut des mesures collectives, une équipe de chercheu·ses a essayé de chiffrer ce que peuvent faire « les petits pas » et les politiques publiques.

Le groupe de recherche Carbone 4 a publié en juin 2019 un rapport intitulé Faire sa part ? qui a tenté de chiffrer l’effet, en terme de réduction des émissions de gaz à effet de serre, des mesures que l’on peut prendre au niveau individuel. On croise régulièrement des classements de ce type, avec des recommandations variables, qui priorisent les comportements « durables ». Méfions-nous de ces listes qui semblent minimiser l’impact écologique de certaines pratiques en insistant sur l’effet néfaste d’autres.

Les petits gestes sont une partie de la solution

Si l’on répartit l’ensemble des émissions de gaz à effet de serre entre chaque personne, en France, cela fait environ 11 tonnes d’équivalent CO2 par an. L’Accord de Paris de 2015 s’est fixé comme but de descendre en-dessous de 2 tonnes par personne.
L’étude a chiffré ce que peut permettre d’économiser une douzaine de gestes individuels. De loin, c’est le passage au régime végétarien qui est le plus efficace (en tonne d’équivalent CO2 par an) :
* régime végétarien 1,12
* recours au vélo pour les petits trajets 0,32
* le covoiturage sur les longs trajets 0,27
* ne plus prendre l’avion 0,27
* peu renouveler ses vêtements 0,22
* manger local 0,17
* baisser la température de son appartement 0,16
* avoir des appareils achetés d’occasion 0,16
* démarche zéro déchet et gourde 0,09
* mettre des Leds pour s’éclairer 0,02
L’ensemble de ses mesures permet d’atteindre une économie de 2,8 tonnes soit environ 25 % de notre empreinte carbone. On pourrait en rajouter d’autres, mais globalement, comme personne n’arrive à atteindre toutes ces mesures, peu arriveront à dépasser ce total.
Les auteur·es estiment que 20 % de la population peut arriver à cette démarche « héroïque », que 60 % en fera seulement une partie et 20 % ne voudra rien changer.
L’étude conclut qu’au-delà de la démarche individuelle, il faut donc des actions collectives pour baisser encore de 75 % notre empreinte carbone actuelle.

Changer le système

Si les comportements individuels ne permettent pas seuls d’atteindre l’objectif de réduction de notre empreinte carbone, c’est parce que nous sommes dans un environnement social et technique qui nous échappe en grande partie, système issu de politiques basées sur l’utilisation sans limite des énergies fossiles.
Pour donner un exemple, si nous pouvons remplacer notre voiture par un vélo, nous continuerons néanmoins à rouler sur une route bitumée. Nous pouvons privilégier le train dans nos déplacements… si collectivement nous développons les chemins de fer. L’idéal étant de prendre son vélo pour les courts trajets, et de mettre son vélo dans le train pour les trajets plus longs. Avec des vélos à assistance électrique, nous pouvons envisager de faire jusqu’à 25 km par jour à vélo. Ce qui suppose que tout le monde est à moins d’une dizaine de kilomètres d’une gare (et que tout le monde puisse faire du vélo, ce qui est loin d’être le cas).
Des actions collectives au niveau local (isolation d’un immeuble, groupement d’achats…) peuvent encore faire progresser un peu le pourcentage de baisse contrôlable individuellement, mais nous resterons loin du compte. Ces actions collectives nécessitent le plus souvent des investissements que tou·tes ne peuvent pas faire. Les auteur·es estiment qu’il n’est pas possible, pour les personnes les plus vertueuses d’économiser plus de 45 % en ajoutant gestes individuels et actions de groupes.
Pour aller plus loin, ce document met en avant la décarbonation dans les secteurs de l’industrie, de l’agriculture, du fret de marchandises, des services publics et des réseaux d’énergie.
Le problème, c’est que le rapport s’arrête là… On ne saura rien de ce que l’on peut mettre derrière ces grands chapitres ! C’est réservé aux clients de Carbone 4...

Des ingénieur·es pas si ingénieu·ses

La première limite que l’on peut observer est que ce rapport s’appuie sur une démarche de croissance. Il n’est nul part envisagé que l’on puisse baisser notre consommation. Tout au plus la modifier.
Carbone 4 a été fondé en 2007 entre autres par Jean-Marc Jancovici dont l’engagement pro-nucléaire est bien connu. Il déclarait cette même année, dans un entretien au Nouvel Observateur : « Je sais que ma position est iconoclaste pour de nombreux écologistes. Mais si tout ce que je laisse à mes enfants ce sont des déchets radioactifs, cela me va très bien ».
Le 16 décembre 2015, Le Canard enchaîné a rappelé que Carbone 4 avait comme clients EDF et Engie. Jean-Marc Jancovici est aussi président du groupe de réflexion Shift Project qui a initialisé un appel du patronat pour « décarboner l’Europe ». Cet appel, publié en mars 2017, est signé entre autres par les patrons d’EDF, d’Areva, Bouygues, Vinci, etc. Toutes ces grandes entreprises ont des intérêts plus ou moins visibles avec le nucléaire.
Ceci explique sans doute que l’on trouve dans les propositions collectives que nous n’avons pas détaillé le développement de la voiture électrique… sans un regard pour le potentiel du vélo électrique qui consomme pourtant 80 fois moins.
Il existe des rapports plus sérieux comme les scénarios de Négawatt, qui s’appuient sur le fort potentiel d’économie et d’efficacité énergétique. En utilisant uniquement ce qui existe déjà et qui est le plus économe, et en le généralisant, Négawatt estime que l’on peut baisser notre consommation d’énergie d’un tiers (et donc sensiblement autant nos émissions de CO2).
En cumulant cette descente énergétique d’un tiers et le potentiel des geste individuels et collectifs mis en avant par Carbone 4, on passe alors à 68 % de l’objectif à atteindre. Et nous ne parlons pas encore de décroissance. Comme quoi, ce n’est déjà pas si mal.

Au-delà des petits pas

Nous avons déjà développé en décembre 2019, dans Silence n°484, toute une série de mesures qui peuvent faire baisser nos émissions sans amplifier les inégalités sociales. Évidemment, tout cela n’est pas envisagé par Carbone 4, au service des puissants, ceux qui détruisent vraiment la planète.
Il ne faut pas non plus oublier que le débat ne se limite pas seulement aux émissions de gaz à effet de serre. Nous avons aussi à faire face à la fin des ressources faciles, à la nécessité de laisser une grande partie de la nature intacte (pour que cesse l’effondrement de la biodiversité). Une vision écologiste est donc forcément beaucoup plus vaste et ne se résume pas à quelques conseils techniques.
Soit nous continuons à prendre des mesurettes comme le font les puissants actuellement, et nous assisterons à un effondrement de différents secteurs déjà en cours. Et il est peu probable que la décarbonation de Carbone 4 résolve les problèmes.
Soit nous sommes capables à un moment d’impulser un changement politique, sur le modèle des Territoires en transition, qui renouvelle notre mode de vie en se basant sur la sobriété. Celle-ci est déjà acquise par les personnes les plus modestes. Les mesures à prendre doivent obliger les plus riches à s’en contenter.

* Carbone 4, 54, rue de Clichy, 75009 Paris, tél : 01 76 21 10 00 contact@carbone4.com
* Négawatt, BP 16280 Alixan, 26958 Valence cedex 9, negawatt.org, contact@negawatt.org
* Manuel de transition, Rob Hopkins, en vente à Silence.

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