Dossier Alternatives

Espace noir : une alternative culturelle et solidaire

Equipe de Moins !

L’autogestion étant un dénominateur commun aux nombreuses initiatives collectives qui tentent de rendre possible une autre manière de vivre ensemble, l’équipe de la rédaction du journal Moins ! est tout naturellement allée à Saint-Imier, dans le Jura bernois, à la rencontre des gens qui font vivre la coopérative Espace noir.

Le village quelque peu endormi de Saint-Imier, posé entre deux chaînes de montagnes, se tient à l’écart des grands axes routiers et ferroviaires du Plateau romand. Il fut un lieu d’effervescence à la fin du 19e siècle, projeté sur la scène internationale tandis que se déchirent la branche « socialiste-libertaire » (ou anarchiste) — décentraliste, antihiérarchique, autonomiste, fédéraliste, égalitariste — et la branche marxiste — considérée comme centraliste et autoritaire — de la première Internationale ouvrière (1864-1878). Saint-Imier devient rapidement le berceau de la tendance anti-autoritaire portée par Michel Bakounine (alors exilé en Suisse et exclu de l’Association internationale des travailleurs par Marx) et les sections jurassiennes de l’AIT. C’est là que, depuis 1986, se déploie la coopérative culturelle Espace noir, en autogestion.

Au cœur de l’histoire anarchiste

En se promenant dans la ville, on nous fait remarquer les maisons sur trois étages qui caractérisent la région, de Saint-Imier à la Chaux-de-Fonds. Elles sont espacées et agencées de telle manière que toutes bénéficient d’un maximum d’ensoleillement à tous les étages, ressource indispensable au travail de précision des horlogers indépendants. Ce sont là de discrètes traces qui subsistent aujourd’hui d’un passé porteur d’idéaux autogestionnaires très forts, quasiment absent des manuels scolaires et des esprits des habitant·es de Saint-Imier.
À côté du timide parcours touristique sur le thème de l’anarchisme, qui ne peut faire l’impasse sur le bâtiment qui accueillit en 1872 le congrès international de Saint-Imier, considéré par beaucoup d’historien·nes comme « l’acte fondateur du socialisme libertaire en tant que mouvement », subsiste un lieu qui maintient aujourd’hui le lien entre passé révolutionnaire, présent agité et futur incertain : Espace noir. Nous y sommes accueilli·es par l’un des quinze membres de cette coopérative culturelle. Il est également locataire de la coopérative Imagine, qui possède l’immeuble dont Espace noir occupe le sous-sol et le rez-de-chaussée, et qui met en location des appartements aux étages supérieurs. Comment un lieu culturel et autogéré d’inspiration libertaire, qui a ouvert ses portes en 1984, a-t-il pu se maintenir jusqu’en 2019, quand le néolibéralisme débridé est passé par là ? Axl, complété plus tard par May et Michel, les ancien·nes, nous donne des éléments historiques utiles pour mieux comprendre la trajectoire de ce lieu à la fois taverne, salle de concert et de théâtre, cinéma et librairie, qui donne sur la rue principale de Saint-Imier.

Entre activité immobilière et programmation culturelle

La coopérative Espace noir, créée en 1984, avait au départ pour vocation de rénover l’immeuble avant d’y organiser ses activités culturelles. Mais voilà, les banques refusent de prêter de l’argent ; Maurice Born, l’un des promoteurs du projet, architecte et anarchiste libertaire, achète alors le bâtiment avec sa propre fortune (provenant d’un héritage), et engage une partie de l’argent nécessaire pour débuter la rénovation, complétée par des dons et des prêts. Il loue par la suite le bâtiment à la coopérative Espace noir pour qu’elle puisse y tenir son programme culturel. Après quelques années d’activité, et l’ancrage du lieu culturel dans le paysage autogestionnaire de la région, coup dur : la maison d’édition, créée par Maurice Born entretemps, lui coûte plus qu’elle ne rapporte. La banque le somme de vendre le bâtiment d’Espace noir. Ses membres rêvent de racheter l’édifice, comme cela était initialement prévu. Mais pour ne pas mettre le lieu en péril, ils et elles décident de fonder une seconde coopérative. En 1990, Imagine voit le jour, rachète le bâtiment grâce à la mobilisation des réseaux libertaires et à la vente de parts sociales de 100 francs suisses chacune. La population et les réseaux anarchistes répondent à l’appel, plus de 300 personnes souscrivent aux parts sociales, des dons affluent d’autres collectifs. Bien que les deux coopératives soient distinctes, la pérennité d’Espace noir comme lieu culturel est inscrite dans les statuts d’Imagine. Y figure également expressément que le bâtiment a pour mission de « soustraire [l’acquisition et la gestion d’immeubles] à la spéculation ». Même en cas de retard de paiement de loyer, dû à une baisse passagère d’activité par exemple, Espace noir ne risque pas d’être mis à la porte par un propriétaire capitaliste. Grâce à cette sécurité, la coopérative peut se consacrer plus sereinement à son rôle socioculturel, récompensé notamment en 1994 par le prix d’animation culturelle du canton de Berne.

Une grande renommée dans les milieux libertaires

Avec l’Usine (à Genève) et la Coupole (à Bienne), Espace noir fait partie des premières coopératives culturelles de Suisse romande. Cela en fait un lieu reconnu et familier pour plusieurs générations, à l’heure où apparition et disparition des lieux culturels s’accélèrent. Au fil des années, Espace noir s’est diversifié. « Nous avons à cœur de maintenir à la fois vivante la tradition anarchiste avec ses activités propres, et de répondre aux envies des gens d’aujourd’hui », nous disent Michel et May. Dans la librairie d’Espace noir, on trouve, à côté des revues libertaires et des ouvrages qui retracent l’histoire des mouvements ouvriers de la région, des bouquins de sciences sociales et politiques, des essais féministes… et des Moins ! Surprenant ? « Non, affirme Michel. L’anarchisme a toujours été féministe et précurseur dans l’écologie. Nous ne nous arrêtons pas simplement aux questions de classes sociales, comme l’ont fait les marxistes-léninistes, par exemple. » Et de citer le grand nombre de femmes anarchistes présentes dans les organisations libertaires, ou l’existence de groupes végétaliens dès les débuts de l’anarchisme. « Il y a une volonté de s’ouvrir à toutes les luttes », poursuit May. Et de prendre en exemple les journées thématiques qui y sont organisées régulièrement autour d’une culture, d’un territoire en lutte, d’un collectif… Très vite, on se rend compte que la programmation est loin de se centrer sur l’anarchisme et ses questions théoriques. « Vingt-cinq pour cent tout au plus de notre programme y est consacré », précise Axl. Que ce soit en musique, par un film projeté, un livre dans la bibliothèque, une conférence organisée, partout s’affiche la volonté de faire converger les luttes, de décloisonner la gauche radicale.

Se former à l’autogestion : pas évident !

Axl et les autres bénévoles de sa génération, entre 20 et 30 ans, voient dans Espace noir une formidable opportunité pour apprendre à s’organiser dans une structure horizontale et autogérée. Pour la génération qui a accompagné Espace noir dès ses débuts, la transmission de pratiques autogestionnaires reste un véritable défi de tous les jours. « Surtout maintenant, quand il est de plus en plus difficile pour les jeunes de s’engager sur le long terme et dans la régularité », complète May. Elle le comprend très bien, mais semble aussi le regretter : « Un lieu comme celui-ci, qui dépend essentiellement de l’énergie militante de ses bénévoles, voit son fonctionnement se fragiliser et sa vie mise en péril quand les modes de vie de notre jeunesse ne permettent pas un peu d’attachement et de continuité. » Outre le fonctionnement en autogestion, les activités d’Espace noir sont autant de possibilités d’aborder des métiers de manière plus ou moins formelle. Par exemple, depuis sa création, le cinéma a formé plusieurs dizaines de projectionnistes. La librairie, l’« Infokiosk » et la taverne — seule activité qui fait du bénéfice à Espace noir, sa bonne gestion étant essentielle pour la survie de la coopérative — offrent eux aussi des opportunités d’apprendre à gérer collectivement des stocks, des transactions financières, des demandes d’usagers et usagères des lieux. Dernier exemple avec la conciergerie de l’immeuble, assurée conjointement par des membres d’Espace noir et les locataires des appartements d’Imagine, afin que les frais d’entretien soient le plus bas possible. L’autogestion partout, c’est intégrer une dimension politique dans le quotidien, en faisant appel à la responsabilité de chacun et chacune, et en collectivisant les risques. « On se sent très vite pas mal responsabilisé, confirme Axl. Il faut rapidement se débarrasser de certains réflexes ! » Espace Noir engage également des travailleu·ses, privilégiant des profils d’étudiant·es, militant·es, chômeu·ses, sans emploi, personnes dans une démarche d’insertion professionnelle, en plus d’une stagiaire des Écoles sociales. « Organiser tout ce monde peut sembler impossible. Heureusement, il y a les réunions du lundi matin ! », rapporte Axl. On y traite des points techniques et d’informations pratiques, de programmation culturelle et de discussions de fond. Les sujets d’actualité reviennent sur la table et offrent des moments de débat entre tous les membres d’Espace noir.

« Espace noir devient le terrain de nouvelles solidarités »

« L’air du temps change, ces derniers mois. Et même si je ne veux pas m’enthousiasmer trop vite (on a vu le soufflé retomber après de très grandes mobilisations antinucléaires, par exemple), j’espère que nous avons atteint un point de rupture », confie May. Point de rupture ou pas, depuis ses débuts, Espace noir s’est engagé sur les questions sociales et politiques, aux niveaux local et international. Participation à la création d’une association de chômeurs, soutien aux ouvriers de Longines (entreprise horlogère suisse de luxe) après des licenciements massifs, participation à la campagne pour une Suisse sans armée, soutien aux peuples algérien et kurde… Espace noir offre aux diverses associations et collectifs de la région un espace pour s’organiser et promouvoir leurs revendications politiques, sans oublier les habitants et habitantes du village, pas nécessairement politisé·es. Offrir à la fois l’hospitalité aux gens d’ici et un lieu d’organisation politique aux groupes militants de la région semble être la ligne que suit Espace noir. « Pas toujours facile à gérer », admettent les membres de la coopérative. La population de Saint-Imier connaît en effet des problèmes socioéconomiques depuis les crises successives qui ont frappé le secteur horloger, principal employeur des environs. L’assistance sociale et les problèmes liés à la drogue y sont très présents, marginalisant une partie de la population imérienne. « Longtemps, l’image d’Espace noir a été malmenée du fait des marginaux qui fréquentaient le lieu, explique Axl. C’est difficile de se déclarer tolérants et inclusifs, d’accueillir véritablement tout le monde, et de maintenir une image positive. Il a fallu faire attention, rester vigilants, dialoguer. » La réalité rattrape bien souvent ces rares lieux prônant l’ouverture aux autres, qui refusent de trier les bons des mauvais usagers ; et les tensions peuvent apparaître rapidement.

« Espace noir », en langage typographique, signale la présence d’une lettre, d’un caractère, d’une image… quand l’« espace blanc » signale, lui, une absence, un vide. Derrière son nom, donc, la coopérative libertaire fait une promesse : remplir de culture et de vie un lieu, pour ne pas laisser un espace vide de plus — que le capitalisme aurait tôt fait de récupérer. Être à la hauteur de cet engagement reste bien un travail de tous les instants, que l’équipe semble assumer en toute humilité.

Espace Noir
29 rue Francillon
2610 Saint-Imier, Suisse
+41 329 41 35 35
www.espacenoir.ch

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