Ne nous leurrons pas, l’effet principal du succès des discours de l’effondrement est de n’avoir aucun effet. Ne rien changer, ou les cinquante nuances de l’inertie : le déni, l’apathie politique et l’inoxydable« business as usual », mais aussi « militantism as usual » (1), l’attente résignée ou cynique, etc. Les alertes scientifiques se succèdent, leur bref écho dans les médias cause un frisson d’effroi, puis chacun·e retourne à ses occupations. Au fond, plutôt qu’une absence de conséquence, on pourrait voir ici une accoutumance à l’annonce du désastre.
Donc, peut-on dire que rien ne change, ou si peu, dans la marche du monde et dans les comportements de la plupart d’entre nous ? Oui et non. D’une part, dans le même temps, plus rien n’est vraiment comme avant dans les représentations de l’avenir. Celles-ci sont désormais colorées par l’hypothèse catastrophique, que l’on y croie ou pas. Pour paraphraser Luc Semal, nous vivons désormais dans son ombre. D’autre part, plusieurs résultats non négligeables peuvent être attribués au retentissement des thèses effondristes.
Vers un néosurvivalisme convivial
Le survivalisme constitue un milieu complexe en pleine croissance. Il évoluerait en Europe loin des origines nord-américaines de paranos retranchés dans leurs bunkers. La plupart des « néosurvivalistes » seraient désormais avant tout des personnes sensibles à l’écologie, soucieuses de se préparer en vue de catastrophes, souvent en famille (2). Leur démarche se centre sur la constitution d’une « base autonome durable » (BAD). Une BAD c’est, typiquement, un lieu de vie loin des villes, avec provisions et matériels en tout genre mais aussi des cultures, un accès à l’eau… En bref, le nécessaire pour se passer des services de l’État et des technologies, pour cultiver autonomie, résilience et frugalité, pour s’ancrer dans la nature.
Il est difficile de ne pas remarquer une proximité avec les préoccupations des personnes se projetant dans le monde post-effondrement au sein de petites communautés telles que celles qu’appellent de leurs vœux Pablo Servigne et son entourage, cela dit sans amalgame.
Les divergences restent essentielles. Les objectifs des survivalistes se limitent à la survie de leurs tribus, dans une attitude plutôt individualiste (qui n’exclut pas l’organisation en groupe, jugée plus efficace). L’état d’esprit est bien différent chez les « collapsonautes » qui mettent en avant l’entraide, tout un travail sur les émotions et la refondation de petites sociétés autogérées et ouvertes.
Pourtant donc, les modes de vie et les sujets d’intérêt concrets des deux mouvances, par ailleurs floues et perméables, peuvent être proches. On peut parler de formes hybrides autour d’un survivalisme à la fois gentrifié et convivial. Il faut compter aussi avec de plus en plus de personnes qui confient n’être ni survivalistes ni effondrées, mais réfléchir quand même à un « plan B », au cas où… Une vigilance en sourdine qui se répand ?
Quoi qu’il en soit, les théories de l’effondrement provoquent une expansion certaine de la galaxie de celles et ceux qui « se préparent », un peu, beaucoup, obsessionnellement.
Coup de pouce à l’écospiritualité
Le principal message du troisième livre de Pablo Servigne et ses coauteurs est celui de la « collapsosophie ». En bref, nous ne traverserons pas « l’effondrement » sans effectuer un travail de transition intérieure consistant à changer radicalement nos conceptions du monde : renoncer à l’anthropocentrisme, dilater la conscience de soi à l’ensemble du vivant… Ce cheminement philosophique, voire spirituel parfois, s’inscrit dans la lignée de l’écologie profonde.
Un courant qui n’a jamais vraiment pris racine, pas plus que le new-age, au pays de Descartes et de la laïcité, où tout écart à la rationalité est vite disqualifié. Dans les milieux écolos, les éventuelles composantes spirituelles des engagements ont le plus souvent été reléguées à l’arrière-plan par souci de légitimité. Mais une évolution se manifeste. Nous assistons à une floraison de propositions pour prendre des « bains de forêt » et embrasser des arbres, renouer avec le sauvage ou suivre un chamane. La permaculture intérieure, qui valorise le soin à prendre de soi-même et des autres, fait son apparition. Tout cela s’inscrit dans l’émergence d’une écospiritualité et d’une écopsychologie (les deux notions semblent très liées) que l’on peut définir comme le résultat d’un double processus : « l’écologisation du religieux (au sens large) et la spiritualisation de l’écologie » (3).
Elle est portée par une montée des émotions liées à la situation écologique, du moins de leur expression en tant que telles. Les notions autour de l’écoanxiété se diffusent, facilitant la démarginalisation de l’émotionnel dans la vie quotidienne, militante ou politique.
« La collapsologie rencontre l’écospiritualité » (4) et participe à son essor. Encore modeste, celui-ci pourrait prendre de l’ampleur au fil de l’aggravation de l’état du monde.
Radicalisation des mouvements écolos
Fin 2018, Extinction Rebellion (XR) fait irruption avec force dans le paysage militant écologiste. Son logo devient célèbre : le sablier du compte à rebours de l’extinction, dans le cercle de notre planète. XR place explicitement ses revendications et sa stratégie de désobéissance civile sous l’extrême urgence à limiter les catastrophes en cours.
Ce positionnement, et les actions qui l’accompagnent, sont assez disruptives pour susciter des remises en question au sein des autres organisations écolos. Le plus souvent attentives jusqu’ici à garder une dimension « positive », ne pas être trop alarmistes, elles semblent prêtes aujourd’hui à durcir leur message et à se radicaliser. Ce serait le cas par exemple chez Alternatiba : « Nous voulons adopter un ton plus radical pour être à la hauteur des enjeux climatiques » (5). De même, Susan George traite les dirigeants du G7 d’« assassins génocidaires en puissance » (6). La désobéissance civile a le vent en poupe. Chez les jeunes, la « génération climat » débute son engagement politique avec l’hypothèse de l’effondrement, faisant souvent l’impasse sur la construction d’autres repères.
Là aussi, l’influence des analyses effondristes, qui ont réussi à faire émerger la notion d’urgence dans les causes écologiques, et pas seulement celle du climat, est décisive.
Durcissement et polarisation des discours
Les thèses effondristes balaient le discours rassurant (pour qui veut y croire) du développement durable. Elles sont mises en lumière par des personnalités de divers horizons (7) prenant parfois des positions « dures », par exemple en faveur de mesures contraignantes, pour évoquer une situation de guerre ou encore pour dénoncer les « destructeurs ». Les mouvements écolos se radicalisent. Tout cela enfonce un coin dans la prudence générale qui prévalait jusqu’alors pour éviter le registre de l’écologie coercitive et clivante.
Bizness
Les mots effondrement, catastrophe ou collapsologie font vendre. D’abord des livres et des magazines, mais aussi des conférences, des spectacles, des séries. Le néosurvivalisme est un marché en plein essor, l’écospiritualité génère ses stages et ateliers payants. Rien de surprenant.
Cette nouvelle tonalité écolo dans la sphère large du « débat public » excite les réactions des éco-optimistes et climatosceptiques. Ils et elles veulent y voir un danger et s’engouffrent dans cette « brèche » pour renchérir sur leurs thèmes habituels : les écolos « radicaux » en général et les effondristes en particulier seraient, outre des « marchands de peur », « les nouveaux obscurantistes », des « climatofanatiques », des « écofascistes ». L’argument du climat ne servirait qu’à masquer leur véritable cause : l’anticapitalisme. Rien de bien nouveau mais cela réactive ces fantasmes, ou faux procès (récurrents chez une certaine droite) de « dictature verte » (8).
Sur fond de visions du monde opposées, les thèses effondristes participent à l’exacerbation des antagonismes et des clivages. Elles sont à la fois un symptôme et un facteur d’accentuation d’une polarisation conflictuelle au sein de la société.
Les parents potentiels sachant compter voient que les enfants né·es en 2020 auront 30 ans en 2050 et pourraient être encore en vie en 2100, soient des dates de moins en moins désirables. Le choix de ne pas enfanter pour cette raison semble de plus en plus souvent évoqué, y compris hors des milieux écolos (9).
Les discours effondristes ont été la caisse de résonance des alertes scientifiques qui s’accumulent, en en proposant une lecture unifiée et une conclusion tranchée. Il ne paraît donc pas déraisonnable de leur attribuer les effets ci-dessus. Leur revue montre en tout cas que ces répercussions ne convergent pas dans un sens donné : progressiste ou conservateur, mobilisateur ou dépolitisant, terrifiant ou anesthésiant etc. Cette absence de déterminisme, (au contraire des affirmations de part et d’autre), en tout cas pour l’instant, facilite le fait de s’approprier le sujet des catastrophes et, comme le propose Jérémie Cravatte, d’en dépasser la seule version collapsologique.
Danièle Garet
(1) « Le business continue » et « Le militantisme continue »
(2) Bertrand Vidal, Survivalisme, Arkhé, 2018
(3) Aurélie Choné, « L’écospiritualité, qu’est-ce que c’est ? », The conversation, 21 octobre 2015
(4) Jean Chamel, « Faire le deuil d’un monde qui meurt. Quand la collapsologie rencontre l’écospiritualité », revueTerrain, n° 71, avril 2019
(5) Marion Esnault, porte-parole du mouvement Alternatiba, citée dans « Etes-vous assez radical ? », Socialter, juin/juillet 2019
(6) Susan George est la présidente d’honneur du mouvement, elle s’exprimait à Biarritz en août 2019
(7) Par exemple le physicien Aurélien Barrau, l’écrivaine Fred Vargas, l’auteur ingénieur Philippe Bihouix, la philosophe Geneviève Azam ou encore Delphine Batho et son « nouveau clivage entre Terriens et Destructeurs » etc.
(8) Sans aller chercher aux extrêmes délirants, on peut lire par exemple :
Hervé Nathan, « L’ascension des collapsologues », L’Express, 10 juillet 2019
Ou une interview de Pascal Bruckner, « L’écologie pourrait déboucher sur un nouveau totalitarisme », Le Figaro Magazine, 28 juin 2019
(9) Cela correspond au développement des mouvements d’inspiration « childfree » (pas d’enfant par choix), dont le mouvement international Ginks (Green inclination, no kids, soit engagement vert, pas d’enfant). Voir Silence, « Naître ou ne pas naître : une nouvelle question écolo ? », juin 2019