Dossier Alternatives

Les thèses effondristes au regard de la décroissance

Danièle Garet

En deux livres et quelques années, la thèse d’un effondrement global imminent s’est imposée dans les médias, débats et discussions. Présentation rapide d’une réflexion qui, partant d’une synthèse scientifique percutante, aboutit à une proposition de sagesse new age pour vivre la fin du monde.

Au début des années 1970, les voix se multiplient pour avertir : la Gueule ouverte le journal qui annonce la fin du monde »), René Dumont, Lewis Mumford, plusieurs rapports scientifiques (qui ne cessent de s’enchaîner depuis), et bien d’autres.

Quelque vingt ans plus tard (1), le mouvement de la décroissance énonce une évidence : la croissance infinie dans un monde fini est impossible et nous sommes en train de rendre la Terre inhabitable. En 2013, le mouvement Alternatiba prend son essor en mettant en avant la notion d’urgence si nous voulons « éviter d’atteindre des seuils d’emballements climatiques inarrêtables ».

L’annonce d’un effondrement imminent

Aussi, la parution en 2015 de Comment tout peut s’effondrer ne nous apprend rien de neuf sur le fond, tout en causant un choc inédit jusque-là. Ce livre de Pablo Servigne et Raphaël Stevens (2) propulse les thèses effondristes parmi les plus influentes de l’époque. Il semble rendre enfin audible des alarmes qui sonnaient dans le vide, ou presque, depuis quarante ans. Tant d’années passées à faire du développement durable plutôt que de la décroissance, années perdues pour ce qui aurait pu être une vraie transition.

Enfin audible, mais pour dire qu’il est trop tard. Il ne nous resterait que quelques décennies, tout au plus, avant « la fin du monde tel que nous le connaissons ». Une fin qui ne se produira pas pour les générations à venir, mais pour nous-mêmes. Voilà une annonce qui secoue, d’autant plus qu’elle se fonde sur des travaux scientifiques incontestés dans tous les domaines : climatologie bien sûr, mais aussi biologie, océanographie, énergies, etc. Servigne et Stevens en appellent d’ailleurs à une nouvelle science dédiée à l’effondrement, à la fois interdisciplinaire et s’écartant des canons scientifiques en intégrant l’intuition : la collapsologie.


L’effondrement, une définition occidentale
La définition la plus souvent reprise est proposée par Yves Cochet : « Processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne sont plus fournis (à un coût raisonnable) à une majorité de la population par des services encadrés par la loi. » Soit le quotidien de millions de gens dans le monde.
Un effondrement systémique

L’analyse est systémique. Nous sommes en train de franchir plusieurs seuils physiques aux plans du climat, de l’état des sols, de la biodiversité, etc. De multiples boucles de rétroactions entre ces différents éléments en accélèrent et renforcent les dégradations. Cet emballement nous conduirait à un effondrement systémique à la fois inévitable, global et irréversible de l’écosystème Terre.

Les conséquences sont et seront gravissimes. Montée des eaux, migrations massives, pénuries alimentaires… La liste est sans fin, et chacun de ces « effondrements » partiels en produira d’autres en série en fonction des réponses apportées. Or, nos sociétés sont devenues hyper-complexes, techno- et interdépendantes. Cela les rend d’autant plus vulnérables et moins capables de bien réagir.

La proposition d’une sagesse

En 2018 paraît Une autre fin du monde est possible (3). Pablo Servigne et ses collègues y proposent une collapsosophie, c’est-à-dire une collapsologie élargie« aux questions éthiques, émotionnelles, imaginaires, spirituelles et métaphysiques ».

Faire le deuil de notre monde mais aussi de nos espoirs de le sauver, accueillir nos émotions — à commencer par la peur —, prendre soin de soi, des autres et des non-humains, tisser des liens, etc., pour un « happy collapse » (!). Un vaste programme de « transition intérieure » qui assume de « mélanger dans une même marmite science, politique, émotions, fiction et spiritualité ».

Le fond d’une telle marmite (quitter le registre du « tout rationnel », aussi factice que nocif) peut intéresser. Mais les ingrédients y sont en proportions très inégales, certains étant même problématiques (notamment du côté de la réhabilitation du spirituel). Le mélange ajoute à la confusion généralisée où baigne notre époque. Le registre du deuil, des émotions et du spirituel domine nettement, laissant loin derrière, dans le flou, le politique et les solidarités. Une dépolitisation justifiée au nom d’une démarche inclusive et ouverte.

Toutefois, les « effondrements » ne sont pas des fatalités naturelles : ils sont produits par un système de domination néolibérale sur le monde. On ne pourra même pas limiter les dégâts, ni prendre soin de quoi que ce soit, sans dénoncer et combattre les responsables du désastre. Alors que le « mot-obus » de « décroissance » visait une remise en cause politique radicale, celui d’« effondrement » se trouve amalgamé dans une approche équivoque, et son succès est gaspillé.

Quoi qu’il arrive…

Les thèses des collapsologues sont critiquables, et critiquées, sur de nombreux points. Nous y reviendrons dans la suite du dossier. Pour l’instant, ne négligeons pas une bonne nouvelle (même relative) : depuis quarante ans, Silence promeut, avec d’autres, la simplicité volontaire, la sobriété technologique, l’autonomie et la résilience locale, le collectif et l’entraide. Or, si demain « tout s’effondre », ces pratiques seront les meilleures garantes de possibilités de survie. Et si l’effondrement n’est pas au rendez-vous, nous aurons mieux vécu grâce à elles. Car qui n’est pas écœuré·e par la vie programmée pour nous ? Voilà un nouveau pari de Pascal (4), dans lequel adopter la décroissance et la solidarité constitue le bon choix quoi qu’il arrive.

Si les alternatives et les luttes ne suffisent pas pour éviter les désastres, en particulier au Sud, elles sont en revanche efficaces pour nous préserver du désespoir, entretenir nos forces et alimenter la flamme de la résistance. Il est vrai que nos marges de manœuvre se réduisent à grande vitesse mais toutes celles qui restent peuvent conduire à d’énormes différences selon que nous les utilisons ou pas. Selon la belle formule de Corinne Morel Darleux,« il y a toujours un dixième de degré à aller sauver, une espèce d’invertébré, un hectare de terre non bétonnée, quelques grammes de dignité. Et une suite à inventer ».

Danièle Garet

(1) En 1993 paraît la traduction française du livre La Décroissance de Nicholas Georgescu-Roegen. Silence est la première revue à consacrer un dossier à ce sujet.
(2) Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, Seuil, 2015. C’est le livre-phare des thèses effondristes en France.
(3) Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, Une autre fin du monde est possible, Seuil, 2018.
(4) Pascal, philosophe et théologien français, proposait aux libertins de son temps, vers le milieu du 17e siècle, de parier sur l’existence de Dieu car, s’il existe, on y gagne tout (le paradis), et s’il n’existe pas, on n’y perd rien.

Pour aller plus loin
Corinne Morel Darleux, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce. Réflexions sur l’effondrement, Libertalia, 2019
Guillaume Gamblin, « Les alternatives, réponse aux risques d’effondrement ? », Silence no 474 , janvier 2019

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