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Cultiver la résistance : l’agroécologie pour la Palestine

Morgane Iserte

Les Palestiniens et les Palestiniennes font l’expérience au quotidien d’une dépossession permanente de leur terre, dont les nombreuses formes au fil du temps se manifestent en un paysage qui rétrécit et se morcelle, et conduit à la perte de leur autonomie, notamment alimentaire. Le développement de l’agroécologie en Palestine ouvre des brèches : ces terres nourricières sont synonymes d’indépendance.

« Dans les années 1950, nous exportions du blé en Jordanie et dans les pays du Golfe ; aujourd’hui, nous couvrons à peine 5% de nos besoins en céréales, raconte Saad Dagher, agronomiste de formation et »père de l’agroécologie« en Palestine. Il existait alors une forte tradition agricole mais nous ne sommes plus maintenant autosuffisants qu’en huile d’olive (notre principale source de revenus), en tomates, concombres et raisins. C’est la conséquence désastreuse de l’occupation qui impose des entraves à notre agriculture ». 

Le poids de l’agriculture dans l’occupation

La fragmentation des « territoires palestiniens » et leur occupation depuis 1967 mènent à la confiscation de toujours plus de terres agricoles et des ressources hydriques des Palestinien·nes. Depuis 1995 et « Oslo II », la division de la Cisjordanie occupée (1) a entraîné la perte de 60 % de la surface agricole utile palestinienne, souvent couplée à des opérations d’arrachage d’arbres (oliviers et arbres fruitiers). En effet, près de 63 % des terres agricoles palestiniennes sont localisées en zone C contrôlée par Israël. Une récente étude de la Banque Mondiale montre que si les restrictions israéliennes étaient levées dans la fertile vallée du Jourdain, appelée aussi le « grenier de la Palestine », 5 000 hectares supplémentaires pourraient être cultivés en légumes, fleurs et aromates, pour une valeur ajoutée d’un milliard de dollars.En matière d’accès à l’eau, on estime à 80 % les eaux de la Cisjordanie occupée captées au profit d’Israël depuis 1995 (2).

La production agricole ne représente plus en 2014 que 3,9 % du PIB palestinien contre 50% en 1968. La part de l’agriculture dans l’emploi contribue à peine à 14 % des emplois en 2017 contre 45 % en 2003 (3). Pire, nombre d’ancien·nes paysan·nes vont aujourd’hui vendre leur force de travail dans les colonies où ils et elles sont payées 200 shekels par jour. Chaque matin, on peut les voir qui font la queue à l’entrée des colonies. « Ces personnes, dit Yara Dowani de la ferme Om Sleiman, nous ne pouvons pourtant pas les juger : elles doivent faire vivre leur famille et les conditions en Palestine occupée sont aujourd’hui telles que la survie prime pour beaucoup ». Non seulement la Palestine subit les effets économiques de l’occupation mais celle-ci en vient à la rendre toujours plus dépendante d’Israël.

Dans ce contexte, on comprend en quoi la souveraineté alimentaire est un levier essentiel de la lutte contre l’occupation. Yara encore : « Si nous, Palestiniens, ne pouvons pas produire notre propre nourriture, (…) comment pouvons-nous mettre fin à cette occupation ? »

Cultiver la terre, c’est être indépendant

Saad Dagher déploie depuis 25 ans tous ses efforts pour montrer que cultiver la terre, c’est être indépendant et refuser le contrôle d’Israël qui s’immisce dans tout acte. Selon lui, transmettre l’agroécologie ne se limite donc pas à enseigner des pratiques culturales, c’est plus encore partager une philosophie de la libération.

De 1991 à 2002, Saad a travaillé comme directeur des productions agricoles pour PARC (Palestinian Agricultural Relief Committee), une ONG palestinienne très présente auprès des communautés rurales. Puis il s’est engagé auprès de l’Association des agronomes arabes (AAA) dont il a été le directeur jusqu’en 2015. Comme il le dit en souriant, « mes pires détracteurs ont toujours été mes collègues » : les agronomes ne pensent qu’en termes de rendements et d’engrais. Et Saad veut à tout prix se débarrasser de la chimie ! Il réalise plusieurs expériences dès 1996 dans son village, sans pesticides. C’est un ami argentin de passage qui lui apprend en 2003 ce qu’est l’agroécologie et que Saad la pratique sans le savoir !

Au départ, 3 graines de noyer…

Un soir de 2005, de retour de Jénine où il a animé une formation avec des paysans, Saad repense aux réactions de ces derniers qui ne comprennent pas pourquoi il faudrait priver les plantes d’engrais chimiques ; après tout, plus elles produisent, mieux leurs familles vivront. « Mais c’est empoisonner tout le monde ! » De cette colère, de ce trouble lui vient l’idée d’une agriculture « humaniste ».

C’est sur les terres que son père a acheté il y a 50 ans à Bani Zeid Est, non loin de Ramallah, que Saad fonde sa « ferme humaniste ». Saad se souvient encore d’y avoir planté en 1972 trois graines de noyer qu’il arrosait tous les jours. Bien plus tard, lorsque son père lègue à ses dix enfants ses terrains, Saad héritera de celui où son grand arbre a poussé. Un jardin agroécologique s’étend aujourd’hui tout autour, en deux parties : potager et verger, avec plus de cent variétés, que Saad, un employé et sa famille cultivent depuis 2013 pour refaire vivre la biodiversité endémique. La vente de ces légumes se fait au village où une de ses sœurs a une petite épicerie ; mais beaucoup sont donnés à la famille et aux amis qui les réclament chaque semaine !

Un matin à la ferme, nous retrouvons certains membres du Forum Palestinien pour l’Agroécologie. « Parce que oui, l’agroécologie est devenue mouvement ici » se réjouit Saad. Une cueillette est organisée dans les collines alentour pour reconnaître les plantes autochtones et réaliser plus tard des seedballs.

Une Coccinelle pour se reconnecter à la terre

Il y a là Muhab Al Alami, qui a créé en 2016 avec Mohammad Abu Jayyab, la ferme Om Sleiman (la Coccinelle) pour « reconnecter les Palestiniens aux produits qu’ils consomment et renforcer l’identité déclinante de l’agriculture locale ». Cette ferme, où nous avions rencontré Yara, est située à Bil’in, à l’ouest de Ramallah. Là, en 2005, hommes, femmes et enfants ont constitué un « Comité populaire » pour résister à l’annexion de 60 % de leurs terres par la construction du « mur de séparation ». Bil’in s’est finalement vu rétrocéder 50 % de ses terres fin 2007 suite à une âpre lutte collective. La ferme est là, juste en face de Modiin Illit, l’une des plus grandes colonies israéliennes de Cisjordanie. Quel symbole ! Cette ferme fonctionne sur le même modèle qu’une AMAP : elle nourrit aujourd’hui 30 familles sur deux saisons ; les distributions ont lieu le mercredi à Ramallah dans un hôtel tenu par Muhab. Un panier coûte 70 shekels et couvre 50 à 60 % des besoins d’un foyer.

Saad nous rappelle qu’en 2000, 19 familles pionnières de Ramallah s’étaient alliées à un paysan pour acheter légumes, lait et fromage en direct. Puis des consomm’acteurs ont créé une initiative nommée Sharaka (partenariat) en 2007 pour soutenir les paysan·nes (en participant aux récoltes, par exemple). De là, est née l’organisation Adel (juste) qui fait le lien entre consommat·rices et product·rices : ses bénévoles et salarié·es tiennent une boutique et deux marchés hebdomadaires ; elle organise des formations aux techniques agroécologiques pour près de 450 product·rices.

Paysan, comme sa mère !

Mohammed Khweirah fait aussi partie du FPA. Agé d’une vingtaine d’années, il raconte avec le sourire que pour clore ses trois années d’école de commerce il a choisi de rédiger son projet final sur les paysannes palestiniennes… comme sa mère ! Il a pour cela mené de nombreux entretiens avec ces femmes et quand est venu le moment de savoir ce qu’il allait faire de sa vie, il lui est apparu clairement qu’il serait paysan ! Depuis deux ans il cultive un jardin, la Ferme du Fellah, avec sa mère et son frère sur un dunum (1 000 mètres carrés) dans son village Kafr Ni’ma. Ses client·es sont les villageois qui trouvent les légumes excellents ; son groupe Facebook compte 200 abonné·es et environ 80 achet·rices. Sa grande joie est que deux autres jeunes du village ont choisi de s’installer comme lui.

Saad est un formateur enthousiaste qui, depuis les premières sessions d’ « agriculture naturelle » à la ferme permacole de Marda en 1994, n’a de cesse d’enseigner la théorie et les pratiques de l’agroécologie à un nombre incalculable de Palestiniens. « Et surtout de Palestiniennes ! » rit-il en nous présentant les femmes de Raboud. « Les femmes sont plus ouvertes au changement, et comme notre terre, ce sont des mères ; elles comprennent rapidement les bienfaits de l’agroécologie ». En 2017, un cycle de formation financé par le YMCA (Young Men’s Christian Association) a réuni en classe et dans les champs durant quelques mois ces femmes qui depuis vendent leurs légumes avec grand succès : les concombres de l’une d’elles sont prisés jusqu’en Jordanie et Bayan Qteit, 24 ans, a été lauréate du GROW project. Être paysanne écologiste devient un modèle de réussite ! Quelle fierté ici !

Morgane Iserte

(1) En zone A, sous contrôle exclusif de l’Autorité Palestinienne (3 % du territoire, les grandes villes palestiniennes) ; zone B, sous contrôle civil palestinien, la sécurité revenant à Israël (25 %, la plupart des villages palestiniens) et zone C, sous contrôle exclusif d’Israël.
(2) Voir : Pierre Blanc, Jean-Paul Chagnollaud, Sid-Ahmed Souiah, Atlas des Palestiniens, éditions Autrement, 2017 ; Visualizing Palestine : https://www.visualizingpalestine.org
(3) « La Palestine lutte pour son indépendance alimentaire », 18 février 2019, sur le site http://www.chroniquepalestine.com

Pour aller plus loin :
-  https://urgenci.net/palestine
-  « De la résistance pacifique palestinienne, l’exemple de Bil’in », Hassina Mechaï, 24 mars 2014, https://blogs.mediapart.fr
-  « En Palestine, au cœur de la résistance agricole », Luna Alqamar, 25 Septembre 2018, https://www.vice.com


Le regard de Ziad Medoukh

L’économie non-violente dans la bande de Gaza

Non seulement l’État d’Israël affaiblit la bande de Gaza en ne permettant pas à l’économie locale de jouer son rôle au service de la population, mais il en tire un profit commercial et financier en imposant aux consommat·rices palestinien·nes ses propres produits, à des prix élevés et d’une qualité le plus souvent médiocre, ce qui accentue l’état de dépendance et le sentiment d’asservissement de la population.
Pour ses nombreu·ses partisan·es dans le monde, l’économie non-violente est capable de relever les immenses défis écologiques actuels tels que le dérèglement climatique ou la perte de la biodiversité. Elle peut aussi rendre leur souveraineté alimentaire et économique aux populations autochtones, grâce à son principe majeur : une économie relocalisée et davantage en harmonie avec son environnement, reposant sur la multiplication d’expérimentations individuelles, associatives ou familiales.

Dans le contexte particulier de la bande de Gaza, je pense que cette économie non-violente peut relever le défi de l’occupation et du blocus qui étrangle notre région. Nos paysan·nes ont pris conscience que pour survivre, il leur fallait trouver des alternatives en matière de gestion économique. L’option choisie, c’est la diversité des modes de production et de commercialisation. Ils cultivent désormais leurs fruits et légumes de deux façons parallèles. Les terrains sont divisés en deux parties : une parcelle pour les produits destinés à l’exportation, une parcelle pour ceux destinés au marché local. Ainsi les tomates réservées à la consommation intérieure coûtent environ 30 centimes d’euro le kilo, ce qui est bon marché. Quand les tomates cultivées pour l’exportation sont autorisées à sortir de Gaza, les agriculteurs leur appliquent le prix fort et ils gagnent de l’argent.
Ce processus permettrait à la population de subvenir partiellement à ses besoins d’abord alimentaires et, en limitant le volume des importations de produits israéliens, contribuerait à diminuer la dépendance qui en résulte.

En pratique, cela signifie que les Gazaoui·es doivent adopter un modèle d’économie familiale et locale, s’appuyant sur la création de coopératives agricoles et artisanales, le lancement de projets de développement durable (bioconstruction, permaculture, recyclage, etc.), sur la recherche d’une plus grande autonomie énergétique (énergies renouvelables, etc.), sur le boycott des produits israéliens et sur une consommation plus sobre, à l’opposé du modèle occidental caractérisé par un grand gaspillage.
Ziad Medoukh

Être non-violent à Gaza
Ziad Medoukh avec Laurent Baudoin et Isabelle Mérian
Éd. Culture et paix (20 rue Cadet 75009 Paris, baudoin-laurent@wanadoo.fr), 192p, 34 photos, 2019. 1 ex. : 17€ ; 2 ex. : 15€ l’unité, 3 ex. : 14€ l’unité, 4 ex. et pus : 13€ l’unité.
Ziad Medoukh est le directeur du département de français de l’université Al-Aqsa de Gaza. Auteur de plusieurs livres sur la non-violence et de recueils de poésie, il revient dans cet ouvrage à base d’entretiens et de documents divers sur la résistance non-violente active dans la bande de Gaza. L’occasion d’aborder les différentes formes de résistance, la marche du retour, le rôle de l’éducation et de la culture, le rôle des femmes dans la résistance et dans la société. GG

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