Dossier Paix et non-violence

« La désobéissance civile est l’arme lourde de la non-violence »

Guillaume Gamblin

On constate aujourd’hui un véritable engouement pour la désobéissance civile avec la médiatisation des actions d’Extinction Rebellion, notamment. Il est d’autant plus important de mettre au clair ce moyen d’action non-violente pour comprendre ses enjeux en démocratie.

La désobéissance civile est l’un des nombreux moyens de combattre une injustice ou une oppression dans le cadre d’une stratégie d’action non-violente. Elle est souvent l’un des derniers maillons utilisés pour peser sur le rapport de forces, dans le bras de fer qui peut opposer une minorité agissante à des institutions ou à des entreprises dont elle dénonce l’action — ou l’inaction.

D’où vient la désobéissance civile ?

« L’expression désobéissance civile (civil disobedience en anglais) apparaît pour la première fois en 1866 dans un recueil des oeuvres complètes de l’écrivain américain Henry David Thoreau, publié quatre ans après sa mort », nous apprend Alain Refalo dans la revue Alternatives non-violentes (1). Thoreau fut en effet brièvement emprisonné pour avoir refusé de payer l’impôt afin de ne pas cautionner l’esclavage des Noirs et la guerre contre le Mexique. Il en tira un court récit expliquant qu’il ne faut pas se rendre complice de l’injustice que l’on dénonce.
C’est Gandhi, alors jeune avocat en Afrique du Sud, qui applique pour la première fois la désobéissance civile de masse en tant que stratégie pour lutter contre l’inscription obligatoire de la minorité indienne sur des registres d’identification. En 1906, 2 000 d’entre eux brûlent publiquement leurs livrets, acceptant d’aller en prison si besoin. Cette lutte dure jusqu’au retrait de décret raciste en 1912.

Les critères de la désobéissance civile

Ce sera encore Gandhi puis, plus tard en France, des théoriciens comme Jean-Marie Muller et Alain Refalo, qui apporteront à la désobéissance civile son socle philosophique et politique.
Parler de désobéissance civile, c’est parler de transgresser une loi, une obligation légale ou un règlement que l’on juge injuste, oppressif ou dangereux. Un certain nombre de critères définissent habituellement une action comme relevant de la désobéissance civile.
D’abord, il s’agit d’actions collectives, portées par un groupe ou, exceptionnellement, par une personne, qui lance un mouvement plus collectif visant un but d’intérêt général. Ainsi Pepe Beunza, premier objecteur de conscience politique espagnol en 1971, en pleine dictature franquiste, a inscrit dès le départ son action dans la constitution d’un mouvement d’objection de conscience plus large. Il a été imité d’abord par quelques poignées puis par des centaines de milliers de jeunes appelés avant que le service militaire obligatoire ne soit aboli en 2002.
Il s’agit d’actions publiques dont le but est d’avoir le plus grand retentissement possible, à visage découvert, et qui sont assumées et revendiquées. Toutefois, une part de secret est parfois nécessaire, dans un premier temps, pour réaliser l’action, à l’instar des personnes qui cachent des personnes migrantes ou en situation irrégulière avant de le revendiquer politiquement.
Il s’agit d’une action non-violente, c’est-à-dire qui cherche à respecter les personnes touchées par l’action. La non-violence implique aussi d’essayer d’être en cohérence entre la fin recherchée — la fin d’une situation d’exploitation, d’une violence sociale, etc. — et les moyens utilisés. Parce que, bien souvent, l’État va vouloir criminaliser les protagonistes de ce type de stratégies, il est très important de rester ferme à la fois sur les moyens employés et sur le discours en termes de non-violence.
La désobéissance civile est une action qui a pour objectif de contraindre l’adversaire. Il ne s’agit pas simplement de porter un témoignage mais de défier l’autorité établie, et d’établir un véritable rapport de force avec les institutions, les entreprises, etc., auxquelles on s’attaque afin de faire changer une loi ou d’abolir une mauvaise pratique.
Il s’agit enfin d’une action constructive. C’est-à-dire que non seulement on s’oppose à un état de fait que l’on dénonce — invasion publicitaire, danger nucléaire, absence de démocratie réelle, etc. — mais on cherche également à promouvoir et incarner par nos actes une vision alternative et émancipatrice de la société. « Il en va ainsi du refus de l’impôt afin de contrer l’extension du camp militaire du Larzac dans les années 1970, qui a servi à financer la construction de la bergerie de la Blaquière », estime Serge Perrin, du Mouvement pour une alternative non-violente (MAN). Vandana Shiva parle de « désobéissance créatrice » (2).

Une action non-violente n’est pas forcément de la désobéissance civile…

Dans tous les cas, la désobéissance civile ne doit pas être confondue avec une action ponctuelle qui serait illégale et sans violence. Elle s’inscrit dans la durée, comme une étape dans la montée en puissance progressive du rapport de forces qui est mis en place.
« La désobéissance civile n’est qu’une des formes de l’action non-violente, explique Serge Perrin, du MAN. Nous constatons que beaucoup d’actions actuelles se revendiquent de la ‘désobéissance civile’. Sans critiquer la justesse des revendications, il faut signaler qu’une action directe non-violente ne met pas forcément en œuvre une transgression de la loi. La manifestation est un droit reconnu. Développer des circuits courts dans l’alimentation est un ‘programme constructif’ qui ne met pas en œuvre une désobéissance civile. Le boycott est une action efficace mais n’est pas ce que nous appelons de la désobéissance civile. Par contre, emprunter des chaises à des banques ou décrocher le portrait de Macron dans les mairies s’apparente bien à une désobéissance à la loi sur la propriété. »

… mais toute désobéissance civile est non-violente.

« La désobéissance civile est l’arme lourde de la non-violence, qui intervient généralement après de nombreuses autres actions légales ou semi-légales ayant contribué à préparer le terrain avant une campagne d’envergure où l’opinion publique jouera un rôle important » (3), complète Alain Refalo (4). Le but d’une stratégie non-violente est d’agir comme un levier pour fissurer l’injustice que l’on combat. Les activistes sont au départ bien souvent une minorité agissante, et tout l’enjeu est de mobiliser la force la plus importante possible pour actionner ce levier. Cette force est celle de tous les soutiens qui auront été mobilisés et ralliés à la cause. Pour cela, la non-violence est le choix stratégique le plus efficace pour élargir un mouvement, en plus d’être essentielle à sa cohérence éthique (5).

Des objectifs limités et atteignables
« La stratégie de l’action non-violente enseigne que les objectifs de l’action doivent être ‘précis, limités et atteignables’, poursuit Serge Perrin. Lorsque ANV-COP21 s’attaque à une banque pour demander la fin des investissements carbonés, c’est atteignable et il y a eu des résultats tangibles. Lorsque Extinction Rebellion (XR) bloque un pont pour demander un changement de politique énergétique, il est un peu plus difficile d’y répondre rapidement. Néanmoins, le résultat médiatique de l’action de XR, qui est indéniable, permet la sensibilisation et donc l’augmentation du rapport de force pour accélérer la transition écologique. »
La démocratie et le droit de désobéir

Dans un contexte démocratique se pose la question de la légitimité de la désobéissance aux lois. Est-ce qu’une minorité peut s’arroger le droit de refuser des lois votées par des représentant·es élu·es « à la majorité » ?
« La réponse est à deux niveaux, estime Serge Perrin. La légitimité est souvent apportée par les principes énoncés dans les conventions d’un niveau supérieur à la loi — constitution française, droit international (Déclaration universelle des droits humains, droits de l’enfant, convention de Genève, etc.). » Ainsi, lors des inspections citoyennes de sites d’essais de missiles nucléaires français à Biscarosse en 2006, les activistes qui pénétraient illégalement dans le terrain militaire déclaraient aux officiers venus les interpeller qu’ils voulaient vérifier si le traité de non-prolifération nucléaire, ratifié par la France, était bien respecté. En se prévalant du respect du droit international, ils avaient légitimité à venir le faire respecter.
« À un second niveau, poursuit Serge Perrin, en démocratie, les lois peuvent être sujettes à interprétation, d’où les cours de justice pour examiner l’application des lois. Rappelons qu’il y a plusieurs fondements à nos lois : la propriété pour le code civil, le respect des personnes pour le code du travail, la sécurité pour le code de la route, l’environnement pour le code de l’environnement. Ces différentes approches, souvent contradictoires, nécessitent des débats et des décisions politiques pour être arbitrées. » Les activistes peuvent donc se prévaloir d’un aspect du droit pour en contester un autre, à l’image des faucheu·ses d’OGM qui font jouer le principe de précaution contre le droit à la propriété privée des exploitant·es de plantes génétiquement modifiées.
Par ailleurs, il semble important de prendre en compte, dans la réflexion, le fait que nous sommes sous un régime oligarchique (domination des plus riches et des classes sociales supérieures) qui vient largement court-circuiter les mécanismes démocratiques. Cette différence n’invalide pas pas une stratégie non-violente et de désobéissance civile (qui peut être efficace même sous des dictatures), mais elle entraîne inévitablement une analyse différente des rapports de force et des puissances économiques et sociales sur lesquelles faire porter la pression.
En fin de compte, c’est donc en utilisant une stratégie inclusive du plus grand nombre, claire et aux objectifs atteignables, que les campagnes actuelles de désobéissance civile pourront espérer remporter des victoires importantes pour les enjeux sociaux, écologiques, politiques qui revêtent aujourd’hui un caractère d’urgence. Cela, elles ne pourront le faire qu’en n’ayant pas peur de s’inscrire dans la durée, loin de l’illusion de l’efficacité immédiate. Au-delà de l’apparent paradoxe de cette affirmation, il est en effet important de souligner que toute victoire nécessite un temps politique, social et humain (souvent plusieurs années), si l’on ne veut pas céder à l’illusion souvent sanglante de la baguette magique qui viendrait résoudre immédiatement tous nos problèmes (6).

L’évolution des thématiques de la désobéissance civile à travers le temps
C’est Gandhi qui a popularisé la désobéissance civile comme moyen d’action radical dans le cadre d’une stratégie d’action non-violente, dans le contexte de l’Inde en lutte pour la décolonisation. D’abord avec sa célèbre marche du sel en 1929, le ramassage d’une poignée de sel au bord de l’océan symbolisant et matérialisant l’autonomie économique du peuple indien par rapport à la puissance coloniale. Puis par le mouvement « Quit India » (« quittez l’Inde ») lancé en 1942, toujours contre le colonisateur britannique.
Depuis la Première Guerre mondiale et durant tout le 20e siècle, la désobéissance civile s’est beaucoup mobilisée lors de mouvements d’objection de conscience et de lutte contre le militarisme à travers le monde.
Il ne faut pas oublier non plus l’utilisation méconnue de ce type d’actions par des mouvements féministes occidentaux dès la fin du 19e siècle (grève de l’impôt, présentation illégale aux élections…).
Le débat public et politique sur ce mode d’action apparaît plus particulièrement aux États-Unis dans les années 1960, autour des actions du mouvement des droits civiques avec Martin Luther King, et de l’opposition à la guerre du Vietnam. Des philosophes majeur·es comme Hannah Arendt, John Rawls et Jurgen Habermas la prennent en considération de manière importante dans leurs œuvres de philosophie politique.
La désobéissance civile refait son apparition à la fin des années 1990 lors d’actions de masse à l’occasion de contre-sommets altermondialistes, et fait un retour en puissance en France dans les années 2000 avec des mouvements tels que les Faucheurs volontaires d’OGM, les Déboulonneurs de pub ou encore le réseau Éducation sans frontières, qui cache des enfants scolarisés et leurs familles face aux menaces d’expulsion du territoire. De nombreux secteurs de la fonction publique (Éducation nationale, EDF, Pôle emploi, Eaux et Forêts…) connaissent dans les années 2000 des mouvements de désobéissance à des ordres ou à des politiques jugés injustes, discriminatoires ou inhumains.
Enfin, la désobéissance civile est une stratégie très utilisée depuis quelques années autour des thématiques écologistes et climatiques par des collectifs tels que Bizi !, ANV-COP 21 et, depuis peu, Extinction Rebellion.

(1) Alain Refalo, « La désobéissance civile, une radicalité constrictive », dans l’excellent numéro d’Alternatives non-violentes « Éloge de la désobéissance civile », no 142, mars 2007, http://alternatives-non-violentes.org
(2) Vandana Shiva, Pour une désobéissance créatrice, entretiens avec Lionel Astruc, Actes Sud, 2014
(3) Telles que la marche, l’action symbolique, l’occupation, la grève de la faim, etc. Le théoricien étasunien de l’action non-violente Gene Sharp en recense près de deux cents.
(4) Enseignant en Haute-Garonne, militant de la non-violence et initiateur en 2008 du mouvement des enseignants-désobéisseurs.
(5) Peut-être faut-il, comme l’affirme le mouvement Extinction Rebellion, mobiliser 3, 5 % de la population pour réussir une révolution non-violente. Mais, au-delà des activistes mobilisé·es, c’est le soutien de l’ensemble de la société qui va être recherché pour faire véritablement basculer le rapport de force dans la direction voulue.
(6) Voir à ce propos l’article « Démocratie : le temps de la non-violence », dans Silence no 412, mai 2013, p. 14.

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