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L’emprise empoisonnée des guerres

Danièle Garet

« On oublie trop souvent à quel point les guerres sont des sources de pollution majeure ». Les travaux des historiens François Jarrige et Thomas Le Roux nous le rappellent et montrent que ce sont nos sociétés tout entières qui sont façonnées par les guerres.

Sous l’Ancien Régime, les pollutions sont très faibles et fortement régulées car attentatoires à la santé publique. Quand les manufactures génèrent des eaux sales, puanteurs ou fumées insalubres, « le droit des nuisances de l’Ancien Régime répond à ces inquiétudes par des mesures de précaution qui privilégient la santé publique par rapport au développement économique. » Les exigences de l’époque en matière d’environnement sont fortes, nous l’ignorons souvent.

19e siècle, le basculement

Cet ordre de priorité bascule à la fin du 18e et au début du 19e siècle (entre 1770 et 1810) avec l’apparition simultanée de l’industrialisation et des premières guerres de masse (1). Ce double phénomène est totalement interdépendant : l’industrialisation est stimulée par les besoins gigantesques des armées et les grandes guerres ne peuvent se passer d’industrie. Il inaugure une nouvelle hiérarchisation des préoccupations qui fait passer avant tout les besoins de l’industrie et de la guerre (2), avec pour conséquence les premières grandes pollutions. Par exemple celles des produits chimiques nécessaires à la métallurgie, tels les acides pour le cuivre des carénages de bateaux durant la guerre d’indépendance américaine.

Première Guerre mondiale, et industrielle

En 1914, la Grande Guerre met en place les mécanismes de la guerre totale et notamment celui des « désinhibitions guerrières ». Les nations impliquées requièrent la mobilisation totale des ressources humaines, économiques, industrielles et naturelles. Dès lors, les précautions environnementales sont balayées. « Aux États-Unis, la combustion de charbon bat ainsi des records en 1917-1918, rendant caducs les efforts antérieurs en vue de réduire les fumées industrielles, et la qualité de l’air décline de façon dramatique dans de nombreuses villes, à Pittsburgh, Saint Louis, Cincinnati ou à Chicago. » D’une façon générale, les déversements dans les eaux ou les enfouissements sommaires dans les sols des matériels, des armes et munitions (bourrées de substances toxiques), font partie des pratiques ordinaires des armées.

« Premier conflit énergétique et chimique très polluant », la Grande Guerre « propulse notamment la production du pétrole qui passe de 40 millions de tonnes en 1910 à 100 millions dès 1921. » Elle utilise massivement les gaz de combat. Les gaz chlorés, phosphorés et le trop fameux gaz moutarde font leur apparition.

Du militaire au civil, des trajectoires de recyclage bien rodées

Les gaz de combat offrent un exemple des trajectoires industrielles créées par les guerres du 20e siècle. Des trajectoires qui commencent avec la conception d’un produit pour la guerre, passent par les énormes profits générés pour les industriels et auxquels ils ne voudront pas renoncer. Puis se pose la question de savoir que faire des surplus (les industriels ayant tendance à voir large quant aux quantités à fabriquer). Elle est résolue par la reconversion du produit dans des usages civils et la pérennisation de sa fabrication en temps de paix.« Les gaz chlorés sont réemployés pour la désinfection en médecine et dans les lieux publics. Les gaz arsenicaux servent à la lutte contre les animaux nuisibles, en particulier le charançon. Malgré d’intenses débats, des polémiques et des résistances, les insecticides issus des gaz de combat se répandent largement dans l’agriculture américaine dans les années 1920-1930. » Puis dans les agricultures d’à peu près tous les pays.

De même, les explosifs à base de nitrate et d’ammoniaque utilisés durant la Première Guerre mondiale ont donné la plupart des engrais azotés que nous connaissons aujourd’hui. La chimie industrielle naît comme une « chimie de destruction ». Les empires empoisonneurs, aujourd’hui Bayer-Monsanto, DuPont de Nemours ou Royal Dutch Shell prennent un essor qu’ils doivent aux guerres.

Quant à l’utilisation massive de l’Agent Orange (défoliant chimique dévastateur) par l’armée étasunienne pendant la guerre du Vietnam, elle s’inscrit dans une stratégie militaire délibérée de détruire l’environnement de l’ennemi. Elle a conduit à la notion d’écocide : « On estime que 25 % des forêts du Vietnam ont été détruites et un tiers de ses terres contaminées » (3).

Métamorphose des sociétés occidentales

Un aspect complémentaire aux trajectoires industrielles créées par les guerres réside dans l’introduction de la consommation de masse. C’est le cas avec la production automobile, négligeable avant 1914. Pendant la guerre, la fameuse mobilisation des Taxis de la Marne démontre l’intérêt de la voiture comme moyen de transport à grande échelle. L’industrie automobile démarre et se développe à grande vitesse, Renault et Citroën deviennent d’énormes entreprises. La motorisation de nos sociétés est lancée et avec elle leur addiction au pétrole (4).

Le même processus se produit ensuite pour l’aviation. Industrie anecdotique avant 1939, elle a fait de tels progrès après 1945 et elle a entraîné la construction de telles infrastructures aéroportuaires, qu’il faut bien que tout le monde se mette à voler.

Automobile et aviation sont en outre des industries très consommatrices de matériaux, notamment l’aluminium, dont la production est délétère pour l’environnement. Rare avant guerre, il connaît un boum spectaculaire entre 1939 et 1945. « Dans les années 1930, l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie renforcent leur pression pour le développement de cette industrie, et répriment les protestations des riverains, touchés par les pollutions à la fluorine. » À partir des années 1945 aux USA, les usines d’aluminium se reconvertissent en partie dans la production des canettes de Coca-Cola ou des devantures de magasin. « En 1950, il s’en produit 1,5 million de tonnes dans le monde, un chiffre inconcevable sans l’impulsion décisive de la Seconde Guerre mondiale. »

Avènement des « Big sciences » et du nucléaire

Avec les guerres du 20e siècle apparaissent aussi les « Big Sciences », les « sciences lourdes ». « Alors qu’en 1939 la recherche fondamentale reste encore dominée par des petites équipes aux crédits limités, les savants se retrouvent après 1945 au cœur des programmes militaires dont la capacité polluante se trouve décuplée par l’alliance qu’elle noue avec l’industrie. Après la chimie, la science physique, notamment la physique nucléaire et celle des hautes énergies, entretient des relations de plus en plus étroites avec la recherche militaire. » (5)

Les contaminations nucléaires quant à elles sont incommensurables. « Cinquante ans de production d’armes nucléaires et de rivalités entre grandes puissances aboutissent à la production de dizaines de millions de mètres cubes de déchets à longue durée de vie, stockés de façon provisoire ou simplement rejetés dans l’environnement. »

L’héritage empoisonné des guerres

Les ravages humains des guerres mettent souvent au second plan leurs conséquences sur l’environnement. Et pourtant, dégrader les territoires, les milieux naturels, par exemple en procédant à des déforestations, c’est aussi attaquer les êtres humains et l’ensemble du vivant, bien au-delà des combats. Parfois des décennies après, infiniment plus avec le nucléaire. L’Agent Orange tue toujours au Vietnam et au Cambodge. Du gaz moutarde s’écoule dans la Manche, la mer du Nord ou la Baltique, du fait de milliers de tonnes de munitions larguées à la fin de la Première Guerre mondiale, et qui s’érodent inexorablement. Le repérage des pollutions issues des guerres et la décontamination (quand elle est possible) représentent d’immenses chantiers... rarement entrepris jusqu’à ce jour.

Par ailleurs, les combats, pendant et après, ne sont pas seuls à polluer. Le fonctionnement des armées en temps de paix (ou de « guerre froide ») est aussi source de dissémination de pollutions diverses. Les camps militaires étalent dans les zones les plus reculées leurs dépôts de munition, champs de tir et de manœuvre, essais en tout genre.

Ainsi, avec les guerres du 20e siècle, « brutalisation des sociétés humaines et brutalisation de la nature vont de pair, et l’exceptionnel justifié par les temps de guerre est ensuite normalisé en temps de paix. » Ces grandes guerres sont à l’origine de dégradations, de pollutions majeures partout sur la planète, ainsi que de sociétés profondément et brutalement transformées.

Des sociétés précipitées dans tout ce que les intérêts militaro-industriels ont réussi à imposer comme des normes de « progrès », voire à naturaliser : la vitesse et le changement permanent, le gigantisme et la massification, la surconsommation et l’hyper-dépendance énergétique, l’acceptation de niveaux d’accidents et de risques impensables jusqu’alors, l’usage ordinaire de technologies de destruction du vivant jusqu’à son extermination.


L’inventaire des déchets de guerre des Robin des Bois
À l’occasion du Centenaire de l’Armistice (11 juin 2018), l’association de défense de l’environnement Robin des Bois a publié son inventaire des déchets de guerre réalisé sur 4 régions françaises entre 2012 et 2018. Impossible qu’il soit exhaustif bien entendu, il s’agit d’un inventaire des découvertes réalisées, soit 603 pour la période considérée.
Robin des Bois, 14 rue de l’Atlas, 75019 Paris, tél. : 01 48 04 09 36.

Danièle Garet

(1) La guerre d’indépendance américaine (1775-1783), et en Europe les guerres révolutionnaires (1792-1802) puis napoléonniennes (1803-1815).
(2) La première loi au monde sur la pollution est due à Napoléon. Mais en fait, le décret du 15 octobre 1810 avantage au contraire les entreprises polluantes. En confiant à l’administration le soin de fixer des seuils de nuisance à ne pas dépasser, elle inscrit ces nuisances parmi les conséquences inévitables, et bientôt « normales », du progrès. Elle place le droit de l’environnement sous l’égide de l’administratif et non plus du pénal, ce qui est encore largement le cas aujourd’hui en France.
(3) Plus de 70 millions de litres d’herbicides déversés entre 1961 et 1971, dont 44 millions de l’Agent Orange fabriqué par Monsanto.
(4) Un pétrole dont Georges Clemenceau, en 1917, réclamait en urgence 100 000 tonnes au président américain Wilson, expliquant que « l’essence [est] aussi nécessaire que le sang dans les batailles de demain. »
(5) Le CNRS a été créé le 19 octobre 1939, soit moins de deux mois après le début de la 2e guerre mondiale. Dans ce contexte, sa mission était « la mobilisation scientifique à travers notre pays ». Aujourd’hui, Hugues de la Giraudière en est le directeur des ressources humaines : il est officier de l’armée et ancien DRH du Ministère de la Défense. Philippe Gasnot, général de brigade aérienne, en est le directeur de la sûreté. La recherche publique est toujours sous le contrôle de l’armée.

Cet article est fondé sur l’intervention de Thomas Le Roux dans l’émission « Le cours de l’histoire » sur France Culture le 12 septembre 2019, ainsi que sur l’ouvrage de François Jarrige et Thomas Le Roux, « La contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel », Seuil, 2017.

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