Article Énergies Société Transition

Transition écologique et justice sociale

Michel Bernard

Si nous devons aller vers une société plus sobre et plus résiliente, cela ne doit pas se faire en provoquant une augmentation des inégalités sociales… comme le proposent les actuels plans climat liés au maintien de la croissance.

La première manifestation des Gilets jaunes a commencé le 17 novembre 2018 par l’occupation de très nombreux ronds-points. Ce mouvement a débuté parce que la hausse des prix des carburants provoque des inégalités entre ceux et celles qui peuvent supporter cette hausse et les autres.

La crise économique est en grande partie provoquée par l’atteinte des limites de notre expansion. Pour reprendre une image ancienne de l’économiste Alain Lipietz, ancien député européen Vert, notre société est comparable à un sablier (1) : en bas, les exclu·es de la course économique. En haut celles et ceux qui y participent. Progressivement, au fur et à mesure que la crise devient plus dure, une partie de la population du haut rejoint celle du bas. Plusieurs analyses estiment que les Gilets jaunes sont ceux et celles qui se sentent menacé·es de passer dans le bas du sablier (2).

Les mesures prises en faveur de l’écologie sont aujourd’hui le plus souvent l’ajout de taxes. Or les plus riches, qui sont les plus consommateurs, sont aussi ceux et celles qui peuvent payer ces nouvelles taxes… et continuer à polluer comme avant. Les taxes ne sont donc pas une solution. Il faut trouver d’autres moyens pour aller vers une descente de notre empreinte écologique.

Des limitations, des rationnements, des interdictions, plutôt que des taxes

Le débat est largement ouvert. Nous donnerons ici des exemples de ce qu’il nous semble possible de faire.

Miser sur les normes énergétiques

Pour baisser la consommation, on peut par exemple jouer sur les normes. Cela existe déjà.
Par exemple, la RT2020, réglementation thermique, prévoit qu’à partir de 2020, les nouveaux bâtiments devront être à énergie positive, c’est-à-dire produire plus d’énergie qu’ils n’en consomment. Depuis maintenant les années 1980, cette réglementation évolue progressivement pour aller vers des bâtiments de plus en plus économes. C’est une mesure efficace, même si le renouvellement du bâti n’est que d’environ 2 % par an.
Autre exemple : c’est le cas des classements de l’électroménager avec la suppression progressive des appareils les plus énergivores (de A+++ à F).
Il est possible d’envisager le même principe dans d’autres domaines (3).
Actuellement, il existe un système du bonus/malus pour les voitures. Il y a une norme qui fixe un maximum d’émission de gaz à ne pas dépasser, quantité qui baisse progressivement et oblige les constructeurs à améliorer leurs véhicules. Le problème est que les riches peuvent se payer le malus et que les véhicules surpuissants et polluants sont toujours en vente. La norme doit donc être maintenue… mais avec interdiction de vendre des véhicules au-delà de la limite. Ainsi, on fait disparaître les plus grosses voitures progressivement (4).

L’option du rationnement

Il pourrait y avoir également un rationnement dans le domaine de la mobilité. Pour chaque déplacement, on compte les émissions de polluants et on ne peut dépasser une certaine quantité. Cela pose une question plus générale d’urbanisme : pour pouvoir progressivement diminuer notre mobilité motorisée, il faut repenser la ville pour rapprocher les lieux de vie, de travail, de commerce, de loisirs. Cela suppose que les quartiers redeviennent des villages. On parle de villes « polycentriques ». Cette évolution sera forcément lente. Mais on peut commencer en convertissant des immeubles de bureaux en logements et inversement.
Pour interdire les voitures en ville, il faut prévoir des bons gratuits de transport en taxi pour les personnes qui en ont besoin (personnes âgées, malades, handicapées...).
Il est également possible de diminuer rapidement la mobilité en jouant sur les destinations de voyage (5).
Il faut aussi intervenir dans des sports de compétition comme les courses de voitures, les loisirs en ULM, le ski nautique… qui consomment pour le plaisir de quelques nantis.

Miser sur les palliers

Nous pourrions envisager des prix progressifs : par exemple que l’eau, l’électricité, le gaz soient gratuits jusqu’à un certain niveau, puis que le prix augmente et qu’un maximum de consommation soit fixé.
Cette proposition figure dans plusieurs programmes politiques (La France insoumise par exemple). Si elle est facile à imaginer pour un foyer familial, c’est beaucoup plus difficile à appliquer dans les milieux industriel et agricole (6).
De même, nous pourrions fixer une distance en-dessous de laquelle l’usage de l’avion est interdit. Ainsi les Pays-Bas ont fait fermer la ligne entre Amsterdam et Bruxelles (200 km). Le 5 juin 2019, François Ruffin et une vingtaine d’autres député·es ont proposé une loi interdisant les vols intérieurs lorsqu’une solution en train n’augmente pas de plus de 2h le temps de trajet par-rapport à l’avion. Cet amendement à la loi mobilité a été rejeté par le parti présidentiel.
Imaginez qu’il y a cinq vols Air France par jour entre Lyon et Paris pour prendre des correspondances à Paris… alors que le TGV part du centre-ville et s’arrête dans l’aéroport de Roissy, avec un temps de trajet plus court que d’aller prendre l’avion (il faut déjà une heure pour aller à l’aéroport). Idem pour les vols Nantes-Paris…

Le coût du transport aérien

Ces mesures qui s’adressent au grand public ne doivent pas nous faire oublier d’autres consommations : un avion Rafale de l’armée de l’air brûle 2200 litres de carburant par heure de vol. Une fusée Ariane consomme 237 tonnes de carburant pendant les 130 premières secondes de vol. Armée et recherche spatiale doivent être questionnées sur leur nécessité (7).
Les hélicoptères les moins gourmands (2 places) consomment déjà 30 à 40 litres de kérosène à l’heure. Les plus gros jusqu’à 800 litres à l’heure. Selon le témoignage d’un de nos lecteurs de Nanterre, actuellement plus de 80 personnes quittent chaque vendredi soir les tours de la Défense en hélicoptère pour rejoindre leur résidence en Normandie. Les hélicoptères devraient être réservés aux seuls services de secours.

Les revenus les plus modestes n’ont pas à faire d’effort

« Il y a assez sur Terre pour répondre aux besoins de tous... mais pas assez pour satisfaire l’avidité de chacun » Gandhi

L’empreinte écologique au sein d’un même pays n’est pas la même selon les individus. Si en Inde, l’empreinte écologique est de 0,7, les Maharadjas indiens consomment beaucoup trop… tout comme chez nous.

Selon les calculs de l’économiste Thomas Piketty (8), une personne des 1 % les plus riches des États-Unis ou de Singapour émet 250 tonnes de CO2 par an… contre environ 0,1 tonne pour une personne des 10 % les plus pauvres de pays comme le Honduras ou le Rwanda soit un facteur 2500.

Pour la France, selon l’économiste Jean Gadrey (9), une personne du 1 % le plus riche émet environ 160 tonnes de CO2 contre 4 tonnes pour une personne des 10 % les plus pauvres, soit 40 fois moins.

Ce sont les riches qui doivent être contraints à réduire leurs activités.

Toutefois, même en multipliant les mesures comme les exemples ci-dessus, il faudra empêcher ces riches de dépenser leur argent dans de la consommation destructrice.

Que faire de l’argent accumulé lorsque l’on est riche pour ne pas peser sur la planète ? C’est une question complexe car il est presque impossible de dépenser de l’argent sans consommer des ressources et donc augmenter notre empreinte écologique (10). Essayons quand même d’ouvrir quelques pistes.

Rendez l’argent !

La première chose que l’on peut envisager est de revenir à un système d’impôts qui « rabote » beaucoup plus la richesse. Cela suppose d’empêcher les modes légaux de défiscalisation, de mettre en place un impôt sur le revenu beaucoup plus progressif, de rétablir l’impôt sur le patrimoine, de prélever beaucoup plus les bénéfices des entreprises et les héritages.
Cela n’a rien d’utopique : dans les années 1970, les impôts sur le bénéfice des entreprises était en France de 50 % contre 25 % aujourd’hui. Aux États-Unis, de 1932 à 1980, dans la tranche supérieure des impôts, le prélèvement atteignait 80 % et même 91 % entre 1940 et 1960 (11).
Ces mesures permettraient de renflouer le budget de l’État et d’investir dans les services publics (hôpitaux, écoles), mais également dans la transition écologique (aides à l’isolation, à l’achat d’un vélo électrique… aides modulées selon les revenus des personnes).

Limiter l’accumulation du capital

Un deuxième axe de réflexion est de voir comment éviter l’accumulation du capital (et du niveau de vie qui va avec). Depuis 2012, l’idée d’un revenu maximum est apparue en parallèle avec le débat sur le revenu universel.
D’une part, il est remarquable que personne ne soit d’accord sur le montant de ce revenu maximum (12), d’autre part, que personne ne sait concrètement comment procéder.
Une idée serait de réduire le temps de travail des hauts salaires sans baisser les bas salaires. Par exemple, au-delà de la limite, vous n’avez plus de hausse de salaire, mais une baisse du temps de travail.
Problème : un joueur de foot en première division gagne en 2018 en moyenne 40 000 € par mois (13). Si l’on veut diminuer leur temps de travail, il ne va plus y avoir beaucoup de matchs ! Idem pour les acteurs de cinéma… Mais faut-il laisser ces gens, certes talentueux dans leur domaine, être les premiers destructeurs de la planète ?
Il y aurait d’autres domaines à aborder : peut-on laisser les gens disposer d’un capital immobilier énorme ? Comment serait-il possible de limiter le nombre de logements par personne, voire la taille de ces logements ? (14)

Orienter les budgets des collectivités vers la réduction des inégalités

Lier transition écologique et réduction des inégalités signifie qu’il ne s’agit plus, comme le voulait la gauche classique, de faire en sorte que les plus pauvres accèdent aux mêmes avantages que les plus riches, mais que ces derniers soient obligés de revenir à un mode de vie plus proche des plus modestes.

Les modes de vie les plus modestes sont les moins polluants. C’est ce niveau de consommation qu’il faut privilégier et c’est en cherchant à valoriser un mode de vie plus sobre énergétiquement que les collectivités doivent réfléchir à leurs budgets.

Pour espérer aller dans ce sens, ceux et celles qui sont engagé.es dans la transition écologique doivent penser, aux côtés des petits gestes du quotidien et des engagements associatifs, à agir sur le politique pour que nos collectivités prennent le virage nécessaire.

C’est difficile car la démocratie est dirigée par une oligarchie (15). Même dans les communes qui ont choisi des élu·es conscient·es de l’importance de l’écologie (Grenoble, Saillans…), les mesures prises sont limitées du fait du manque de compétence des communes vis-à-vis de niveaux supérieurs de décision (16).

Aux côtés de notre propre transition, il faut soit rejoindre un mouvement politique, soit agir au sein de mouvements et de campagnes qui font pression en faveur d’une transition plus globale : Fédération Nature Environnement, Agir pour l’environnement, Amis de la Terre, Marches pour le climat, Réseau sortir du nucléaire, Appel des Coquelicots contre les pesticides, Attac, Alternatiba…

Il va de soi que cet article ne fait qu’énoncer quelques exemples et que de nombreux autres débats sont à lancer. Il est donc aussi possible de s’investir dans la sensibilisation à ces questions et aux solutions possibles en participant à des médias, journaux, radios, sites internet… en commençant par Silence.

Michel Bernard

(1) La société en sablier, éd. La Découverte, 1996.
(2) Selon certains témoignages, la plupart des Gilets jaunes ont un emploi, mais un salaire qui ne leur permet pas de vivre décemment. Beaucoup habitent en dehors des grandes métropoles car le moindre coût du foncier leur permettait de vivre dans une grande maison… mais nécessite plus souvent d’avoir une voiture par adulte, ce qui a un prix en hausse constante.
(3) L’étiquette énergie pour l’électroménager est apparue en 1992. Initialement, elle allait de A à G. Depuis se sont ajoutés A+, A++ et A+++. Ces étiquettes ont servi de modèle pour d’autres introduites pour les automobiles ou encore l’immobilier.
(4) Il est nécessaire de raisonner au niveau de l’ensemble des véhicules. Sachant qu’un vélo électrique consomme 80 fois moins qu’une voiture électrique, la baisse des émissions autorisées devra conduire à penser les véhicules du futur en améliorant les vélos et non en perfectionnant les voitures.
(5) Relire Silence n°324, juin 2005, « Voyages au pays de chez soi » et Silence n°424, juin 2014, « Lent, léger... Le voyage ».
(6) Selon les statistiques officielles, l’agriculture consomme 43 % de l’eau, l’industrie 15 % dont la moitié pour les centrales électriques (nucléaire ou thermique), contre 42 % pour la consommation des ménages et les collectivités publiques.
(7) Sans oublier le risque d’usage de l’arme nucléaire qui provoquerait un effondrement beaucoup plus rapide que la crise écologique.
(8) Carbone et inégalité, de Tokyo à Paris, novembre 2015. piketty.pse.ens.fr
(9) blog du 20 novembre 2018 sur le site d’Alternatives Économiques.
(10) voir par exemple les données du club de pensée : https://theshiftproject.org
(11) Thomas Piketty, entretien dans Libération, 29 février 2012.
(12) Voir par exemple l’entretien avec Patrick Viveret sur Reporterre, 7 septembre 2010. Lors d’un débat en 2009, EELV a proposé une limite à 30 000 € par mois, le Front de gauche à 20 000 € par mois. Le mouvement de la décroissance a critiqué ces montants et proposé une limite beaucoup plus basse à 4 000 € par mois. (source : blog « Un projet de décroissance » sur le site de Médiapart, 11 septembre 2015)
(13) C’est une moyenne entre les novices et les joueurs expérimentés. Ainsi le gardien de foot de l’équipe de Lyon gagnait, début 2019, 330 000 € par mois !
(14) Question abordée avec humour dans le film Le grand partage d’Alexandra Leclère, 2015.
(15) Oligarchie : mode de gouvernement dirigé par la classe dominante. Voir Hervé Kempf Comment les riches détruisent la planète, éd. Seuil, 2007.
(16) Voir « Les élections municipales à mi-mandat », Silence n°460, octobre 2017 et « Être maire autrement », Silence n°354, février 2008.

L’empreinte écologique
L’empreinte écologique est la surface dont nous avons besoin pour vivre. C’est un concept qui a été mis au point dans les années 1990 par William Rees de l’université de Colombie-Britannique au Canada.
En 2018, si tout le monde consommait comme une personne des États-Unis, il faudrait une surface correspondant à 5 planètes, une personne en France 2,8, une personne en Inde 0,7. Sur l’ensemble de la planète, nous en sommes à 1,7.
Selon le rapport du 25 juin 2019 du Haut Conseil pour le climat, en France notre empreinte baisse de 1,1 % par an depuis 2015… mais nous ne comptons pas les émissions des importations, ce qui représente actuellement 60 % de gaz à effet de serre en plus.
Précisons que l’équilibre n’est pas à 1 planète, mais bien en-dessous : la planète n’a pas pour seul but de servir l’espèce humaine. Les autres espèces ont aussi besoin de place.

Silence existe grâce à vous !

Cet article a été initialement publié dans la revue papier. C'est grâce à vos abonnements et à la vente de la revue que nous pouvons continuer à proposer des alternatives à la société consumériste et destructrice actuelle. Sans publicité, sous forme associative, notre indépendance et notre pérennité dépendent de votre engagement humain et financier !

S'abonner Faire un don Participer