Dossier Transports

Le véhicule d’une société

Pierre Lannoy, Yoann Demoli

Qu’est-ce qui fait rouler les automobilistes ? Comment s’est-on retrouvé dans une société de l’automobile reine, dépendante au pétrole, en quelques décennies ? Pour en savoir plus, entretien avec Pierre Lannoy et Yoann Demoli, auteurs de Sociologie de l’automobile.

« Lorsque l’auto ne sera plus l’étalon de nos mobilités, nous serons dans un autre monde. » (Yoann Demoli et Pierre Lannoy)


Yoann Demoli et Pierre Lannoy sont sociologues, enseignants-chercheurs respectivement à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et à l’Université libre de Bruxelles. Ils viennent de publier Sociologie de l’automobile (La Découverte, 2019), un ouvrage proposant un panorama des connaissances sur la société automobile, ses dynamiques, ses inégalités et ses conflits.

Silence : Selon quelles dynamiques s’est déroulée la diffusion de l’automobile dans la société française jusqu’à aujourd’hui ?

Yoann Demoli et Pierre Lannoy   : La diffusion de l’auto en France a connu différentes phases historiques qui sont, pour le dire simplement, le temps des pionniers, le temps de la banalisation et le temps de la saturation. Une des explications proprement sociologiques consiste à penser qu’elle a été et demeure poussée par une logique de distinction symbolique. Cela signifie que les choix des consommateurs ne répondent pas uniquement à une logique utilitaire mais sont aussi guidés par le souci de marquer l’appartenance à un certain groupe social et donc une différence par rapport aux autres catégories sociales. Autrement dit : le produit acheté rend visibles les positions sociales. La distinction s’exprime d’abord par le fait d’acquérir un nouveau bien, rare, cher et encore inhabituel, ce qui permet de marquer la différence par rapport à ceux qui ne peuvent ou n’osent pas faire la même chose. En France, cette logique prévaut jusqu’à la Seconde Guerre mondiale en ce qui concerne l’automobile. Ensuite, lorsque le produit se répand, comme ce fut le cas avec la production de masse dans les Trente Glorieuses (1945-1975), il se banalise et les différents groupes sociaux cherchent à « rattraper leur retard » en matière de style de vie. Ce fut le cas des classes moyennes puis populaires par rapport aux classes aisées, mais également des femmes par rapport aux hommes, à tous les échelons de la société française. La distinction passe alors progressivement par le choix de modèles distincts de véhicules ; les plus coûteux, les plus prestigieux, mais aussi les plus volumineux et les plus puissants étant choisis majoritairement par les ménages les plus aisés. Dans un monde saturé d’automobiles, comme le nôtre aujourd’hui, les différences se marquent également par la multimotorisation des ménages, l’achat neuf ou d’occasion, le paiement comptant cash ou le crédit, l’obtention d’une voiture de fonction, ou encore la présence ou l’absence de signes de personnalisation du véhicule (plaques personnalisées, stickers, équipements optionnels, propreté, etc.). Mais aussi par le renoncement, volontaire ou non, à l’automobile…

Vous écrivez que « Contrairement à certaines idées reçues, l’augmentation du parc automobile ne vient pas annuler l’intérêt de posséder une voiture » en raison des dynamiques propres au « complexe automobile ». Pourquoi ?

Dans la phase de saturation actuelle, les « externalités négatives » de l’auto (encombrement, pollution, insécurité) sont fréquemment décrites comme ayant atteint un stade critique, qui rendrait l’usage de l’auto difficilement tenable. Pourtant, le parc et la circulation automobiles ne cessent de croître. Serait-ce là de la schizophrénie ? L’intérêt des travaux de Gabriel Dupuy sur la dépendance automobile est d’avoir identifié les mécanismes qui alimentent et perpétuent « l’utilité » de l’auto. Selon lui, les externalités négatives engendrées par la croissance de la circulation sont sans cesse contrebalancées par des initiatives individuelles et collectives qui permettent de dépasser ces problèmes. Face aux encombrements, les infrastructures se multiplient, se transforment et s’élargissent (l’autoroute ou le carrefour giratoire en sont des exemples), des conseils, des outils et des savoir-faire « intelligents » se développent (1), des adaptations horaires s’opèrent… Face à la croissance du parc auto, on a inventé le garage, le parking, la zone commerciale périphérique, etc., qui incitent en retour à posséder un véhicule. Face à l’insécurité routière (qui diminue objectivement), nombreux sont ceux qui recourent… à l’auto, qu’on utilise pour conduire les enfants à l’école en toute sécurité ou qu’on achète plus volumineuse pour se sentir mieux protégé. Enfin, l’auto est aussi un « bon d’entrée » dans le club des adultes, dans le monde professionnel (le permis étant requis pour accéder à l’emploi) ou dans la consommation et les loisirs. La voiture n’est pas un objet isolé : elle est devenue un « fait social total », c’est-à-dire un montage extrêmement solide de toutes les composantes de notre société : les territoires, les temporalités, les matérialités, les institutions, les imaginaires…


La diffusion du 4x4 et du SUV
Le nom de 4x4 fait référence aux quatre roues motrices, un héritage des chars d’assaut, transposé à des véhicules blindés légers comme la jeep. Ce type de véhicule, capable de rouler sur des espaces non viabilisés, s’est ensuite diffusé auprès des administrations civiles. C’est au cours des années 1980 que la consommation de 4x4 prend son essor aux États-Unis. Leur succès est lié à l’innovation de la marque Land Rover, qui transforme le 4x4 en une version confortable, le Sport Utility Vehicle (SUV).
Les SUV constituent, depuis le tournant du 21e siècle, la grande majorité des véhicules familiaux vendus aux États-Unis : à la fin des années 2000, près de 40 % des ménages y possèdent au moins un 4x4. Comme dans la plupart des pays industrialisés, le marché français des véhicules tout-terrain se caractérise par une forte croissance dès le début des années 2000, bien qu’en janvier 2008 le dispositif de bonus-malus écologique soit venu freiner légèrement cette croissance.
Des observateurs états-uniens soulignent le lien entre la croissance importante du marché des 4x4 et l’essor du sentiment d’insécurité voire d’un « nationalisme retranché » : le 4x4 impliquerait une vision conflictuelle et individualiste de la vie sociale. D’autres travaux analysent avant tout la possession d’un 4x4 comme reflétant une consommation ostentatoire. Pour le cas français, une enquête menée en 2007 auprès des conducteurs de 4x4 montre que ceux-ci se distinguent par leur appartenance aux classes dominantes à fort capital économique et par une consommation intensive de l’espace (habitat en banlieue pavillonnaire, possédant fréquemment des résidences secondaires), appuyée par un usage très prégnant de leur véhicule, dans des espaces où l’automobile ne connaît pas l’encombrement des centres-villes.

Yoann Demoli et Pierre Lannoy

Pouvez-vous expliquer comment le « tout-à-l’automobile » exclut les techniques et les politiques alternatives de transport ?

Sur cette question, un regard historique est également instructif. Dans la (longue) période qui précède les crises pétrolières des années 1970, le « tout-à-l’automobile » est un projet volontairement et explicitement endossé par les industriels de l’automobile, bien sûr, mais aussi par les autorités publiques et par la plus grande majorité de la population. L’auto peut « tout » : donner la prospérité au pays, rendre les gens heureux, sauver la ville, etc. (voir illustration). Rappelons qu’en cette période, elle ne pollue pas ! Du moins, personne ne le dit ; il faudra attendre les années 1970. L’archaïsme des transports collectifs est fustigé, voire provoqué car on n’y investit plus, ou de moins en moins. Le vélo, qui était si populaire, devient indésirable, ringard. Tous les discours répètent inlassablement ces « vérités ».
Dans la phase de saturation actuelle, le « tout-à-l’automobile » est au contraire largement dénoncé. Il n’est plus un projet ; désormais, il est une réalité. En un siècle, notre monde est devenu, de fait, automobile. L’auto est devenue la mesure de notre société, à la fois objectivement et subjectivement. En effet, nos territoires et nos activités sont organisés en supposant l’évidence de la métrique automobile (2). Actuellement, les modes de transport alternatifs doivent répondre de leurs différences par rapport à l’auto, et non l’inverse : sont-ils aussi rapides, aussi confortables, aussi sûrs, aussi fiables que la voiture ? Pourquoi ne sont-ils pas disponibles partout et à toute heure ? Si la place manque sur la voirie, pourquoi ne pas les supprimer ? Le « tout-à-l’automobile » est aujourd’hui le trait majeur de nos territoires, de nos horaires et de notre sociabilité, que l’on soit automobiliste ou non. Lorsque l’auto ne sera plus l’étalon de nos mobilités, nous serons dans un autre monde.

(1) Du bon vieux Bison futé aux ordinateurs de bord.
(2) Et ils le sont de plus en plus en fonction de la métrique spatiale et temporelle des télécommunications : ubiquité et instantanéité.

La contestation de l’automobile est-elle l’apanage des classes urbaines favorisées ?
La part des ménages français ne possédant pas de voiture recule depuis les années 1980, passant de 23 % en 1984 à 19 % en 2016. Qui sont ceux qui n’ont pas de voiture aujourd’hui ?
Ne pas avoir de voiture recouvre trois types de situations différentes. La première, très majoritaire puisqu’elle concentre environ 60 % des ménages sans voiture en France, concerne un écart durable à l’automobile : il s’agit soit de ménages dont aucun membre ne détient le permis, soit de ménages de retraités ayant abandonné la conduite, formant un groupe majoritairement féminin et constitué d’inactifs.
La deuxième situation concerne des ménages dont le budget domestique est largement capté par les dépenses de logement. Fréquemment dotés d’un deux-roues à moteur, ces ménages se disent souvent financièrement très contraints.
La troisième situation, encore plus marginale statistiquement, concerne les ménages qui semblent se priver volontairement de voitures. Ils apparaissent essentiellement franciliens, diplômés et appartenant aux catégories socioprofessionnelles les plus qualifiées. Fortement mobiles, utilisant des services supérieurs de transports (TGV, transport aérien), c’est le seul groupe dont l’absence d’auto ne semble pas entraver la mobilité. Les formes d’abstention automobile pour motif purement écologique ou idéologique semblent donc bien constituer l’apanage des classes urbaines favorisées, ou de quelques-uns de leurs membres exilés dans les campagnes, pour y vivre une existence alternative.
Yoann Demoli et Pierre Lannoy

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