Dossier Transports

Inventer des villes libérées

Guillaume Gamblin

D’autres pistes existent pour sortir de la ville automobile et inventer d’autres modèles urbains, où il fait bon respirer et jouer en sécurité dans l’espace public.

Il n’existe pas de mesure magique permettant de faire disparaître l’automobile de la ville. Au niveau des politiques municipales, le cumul des mesures telles que celles citées dans l’article précédent permet certainement d’avoir un impact important…



Instaurer le principe pollueur-payeur ?

On appelle « externalités négatives » l’ensemble des coûts qui ne sont pas pris en charge par les personnes qui se déplacent, mais par la collectivité ou les générations futures : accidents, pollution atmosphérique, bruit, congestion, occupation du sol, etc. « Toutes les estimations faites à ce jour mettent très clairement en évidence que la mobilité réalisée par les transports individuels motorisés est davantage source d’externalités négatives que celle réalisée avec les autres moyens de transport », expliquent Sébastien Munafó et Michel Bierlaire (p.127).
Mettre le tableau 9.1 page 128. (voir doc en PJ).
Ne serait-il pas normal de mettre en place le principe du pollueur-payeur, donc de faire payer aux automobilistes le coût des externalités négatives liées à leur mode de déplacement ?
S’épanouir en vivant dans un parking ?

Mais ces mesures ne permettent pas pour autant de sortir du modèle des villes automobiles telles qu’elles sont omniprésentes aujourd’hui. À Silence, on rêve d’aller plus loin. De sortir de la centralité de l’automobile. En ville, environ 80 % de l’espace public lui est consacré ! « Et cela ne suffit pas. Les 20 % restants, que se partagent tant bien que mal piétons et cyclistes, sont très régulièrement, pour ne pas dire constamment envahis eux aussi par les automobiles » (1). D’où l’impression de se trouver dans un immense parking sans fin : pas l’idéal pour vivre et s’épanouir…

Fissurer les logiques capitalistes

La revendication de la gratuité des transports publics est un combat qui permet d’aller dans le bon sens. Certaines villes ont mis en place un réseau de transports publics gratuits. L’un de ses effets est le report modal d’une partie des voyageu·ses de la voiture ou du scooter vers ceux-ci (2). L’un des enjeux pour que ça marche est que cette gratuité aille de concert avec le développement d’un réseau de transports publics dense et confortable. Cette mesure joue sur le levier de l’incitation plutôt que de la contrainte. Au-delà de considérations purement techniques, la gratuité ouvre une brèche politique dans la logique capitaliste liée à l’automobile et à son développement.
Dans un même esprit, limiter les gros salaires semble être une mesure favorable à la réduction de la part de l’automobile en ville. Eh oui, ce sont les riches qui polluent le plus ! Malgré leurs véhicules plus « propres », ils en changent plus régulièrement et les utilisent davantage. C’est en réduisant les inégalités au sein de la société et donc en limitant la richesse d’une minorité de personnes qu’on arrivera à réduire la place de la voiture en ville (3).

Développer de nouveaux imaginaires

Au-delà d’une diminution de l’automobile en ville (4), quels sont les imaginaires alternatifs, les autres modèles de sociétés désirables associés à une ville qui serait libérée de leur omniprésence ?
Certaines municipalités ouvrent la voie en remettant en usage des modes de transport par traction animale (5). Ici et là, des enfants sont conduits à l’école en voiture à cheval ou en rosalie. Ces expériences, encore symboliques, ont pour intérêt de nourrir l’imaginaire collectif d’une autre forme de vie urbaine possible. Leur développement dans des grandes villes irait de pair avec d’autres transformations : une ville plus verte et jardinée, où le crottin serait récolté par les habitant·es pour fertiliser les terres, par exemple.
Ce sont aussi les productions culturelles (films, romans, affiches…) qui ont un rôle à jouer pour donner à admirer plus fréquemment des héroïnes en péniche, des héros à vélo ou encore des villes-jardins ou décroissantes…
La taille des villes est aussi à interroger. Peut-être qu’une société viable et désirable passe avant tout par de petits centres urbains et villageois, davantage reliés aux ressources locales.
Des actions militantes ont enfin cette capacité à ouvrir de nouveaux imaginaires urbains : les opérations de libération éphémère de rues pour que les enfants puissent y jouer en liberté, de places de parking pour en faire des lieux de siestes ou de verdure, les vélorutions qui libèrent de grands axes pour les redonner aux vélos, en sont des exemples parmi d’autres.
Chacun·e peut planter sa graine pour faire fleurir un nouvel imaginaire d’une ville où il fera bon respirer et vivre.

Guillaume Gamblin

(1) Alexandre Trajan, « Propositions pour inciter les citoyens à se passer de leur voiture en ville », carfree.fr, 10 mars 2008
(2) À Aubagne, par exemple, 50 % des nouv·elles usag·ères des transports collectifs seraient l’effet d’un tel report modal de l’automobile, selon Reporterre. « Les transports en commun gratuits, ça roule ! », Sandrine Lana, 13 mai 2019. Dans d’autres villes le résultat est plus modeste.
(3) Voir l’article « Demain, Paris sans voiture ? » page ….
(4) N’oublions pas les motos, summum de la nuisance sonore.
(5) Le développement des transports hippomobiles devra se faire dans la vigilance par rapport au traitement apporté aux animaux. Le meilleur comme le pire est possible.

Pour aller plus loin :

  • Colin Ward, La Liberté de circuler — Pour en finir avec le mythe de l’automobile, Atelier de création libertaire/Silence, 1991
  • Gaspard-Marie Janvier, Rapide essai de théologie automobile, Mille et une nuits, 2006
  • Les Désobéissants, Désobéir à la voiture, Le passager clandestin, 2012
  • Dossier « Vivre à la campagne sans voiture », Silence no 317, décembre 2004
  • « Comment convaincre de se passer de la voiture ? » Silence no 375, janvier 2010
  • « Des villes libérées des voitures », Agir à Lyon no 15, juin 2019, www.anciela.info
  • carfree.fr, le site de « La vie sans voiture(s) »
Le rapport de l’Union européenne qui préconisait des villes sans voiture…
Il aura fallu attendre juin 2019 pour que ce rapport daté de 1991 soit enfin publié en intégralité en français par l’excellent site carfree.fr. Et pour cause ! Ce texte, commandé par la Commission européenne et intitulé « Propositions de recherche pour une ville sans voiture », a été réalisé par un bureau d’études italien sous la coordination de Fabio Maria Ciuffini et il montre à quel point la ville automobile est une aberration qui n’a plus lieu d’être.
Dans ses conclusions, on lit que des villes sans voiture, urbanistiquement conçues comme telles et douées d’un système de transport adapté, seraient « plus vivables à tous égards (tant socialement qu’écologiquement), plus accessibles et traversables en peu de temps, (…) elles pourraient être réalisées au prix d’investissements en mobilité nettement moindres que ceux d’aujourd’hui, avec un système de transport moins coûteux à gérer, des économies d’énergie significatives, un plaisir visuel amélioré et une restitution, à chacun de ses habitants, d’une part importante de son temps ».
Le rapport explique que « la prédominance de la voiture n’est (…) pas fondée sur les lois inexorables du marché, mais sur leur violation, sur l’ignorance par les bilans écologiques des externalités négatives ou l’omission de données positives ».
« Dit autrement, commente carfree.fr., la ville avec voitures telle que nous la connaissons a pu se mettre en place car le système automobile dans son ensemble a été largement subventionné, que ce soient les routes ou les parkings payés par les contribuables, ou les innombrables nuisances causées par l’automobile et qui ne sont pas payées par les automobilistes, mais par la société dans son ensemble ». « Si on devait réellement monétiser (…) l’ensemble des externalités négatives de l’automobile,poursuit le site, il faudrait être millionnaire pour pouvoir prendre sa voiture tous les matins…Car il faudrait monétiser, sous formes de taxes nouvelles bien évidemment, le coût des accidents de la circulation, des problèmes de santé publique liés à la pollution atmosphérique, mais aussi celui du réchauffement climatique, de la dégradation des monuments et des façades d’immeubles, des problèmes de santé liés au bruit ainsi que le paiement des dispositifs anti-bruit, les coûts sociaux liés à la sédentarité automobile, la diminution de la biodiversité, etc. »
« Selon la densité de l’agglomération, la ville sans voiture coûterait de 2 à 5 fois moins que nos cités congestionnées », poursuit le rapport, qui conclut : « L’hypothèse de la construction d’une ville sans voitures se révèle donc parfaitement réalisable sur tous les plans, à commencer par l’économique. »
Malgré une diffusion confidentielle, le rapport a mené à la création en 1994 du Club des villes sans voitures, devenu ensuite Réseau des villes sans voitures, qui n’existe plus aujourd’hui, du moins sous ce nom. La seule action d’importance issue de ce rapport a été la mise en place de la « Journée sans voitures » au tournant des années 1996 et 1997, journée qui a été par la suite abandonnée, du moins en Europe, à partir de 2007.
« À bas les pistes cyclables, vive les pistes bagnolables ! »
"En tant que cycliste urbain, je suis contre l’augmentation du nombre de voie réservées aux vélos,
écrivait Denis Cheynet dans Silence (6). Tracer des pistes et bandes cyclables, c’est construire un sanctuaire en voie de disparition, c’est écarter le cycliste de la route pour permettre aux voitures de mieux y circuler, et plus vite.« Celui-ci propose plutôt de se »réapproprier la chaussée«  : »Occupons les rues et rendons la vie invivable aux autos. Multiplions les zones 30, les chicanes, supprimons toutes les voies doubles (…). Roulons au milieu de la voie.(…) Lorsque la totalité de l’espace urbain appartiendra enfin aux cyclistes et aux piétons, nous pourrons alors envisager de construire quelques pistes bagnolables".
Silence no 296, page 40

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