Dossier Alternatives Notre-Dame-des-Landes

La ZAD et son avenir en débats

Guillaume Gamblin

En quoi la situation après l’abandon du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes est-elle une victoire... ou une défaite ? Quelles sont les répercussions de cette lutte, puis de l’abandon du projet, sur le paysage militant ? Les regards croisés de Geneviève Coiffard, active dans la résistance locale, de Maud, membre du collectif de solidarité du Rhône, et d’Anahita Grisoni, chercheuse engagée contre les Grands Projets Inutiles et Imposés.

Geneviève Coiffard a été intensément engagée localement, durant des années, dans la lutte contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, au sein de la Coordination des opposants au projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, où elle représentait l’association Attac. Elle revient pour Silence sur ce que cette lutte a changé dans le paysage militant local. "Très vite il y a eu un débat : être contre l’aéroport, ou être contre l’aéroport et son monde ? Des personnes et des organisations ont beaucoup évolué au fil du temps, avec la prise en compte des limites de la planète, des enjeux climatiques, au-delà de l’aéroport. Si ce projet est devenu si emblématique, c’est qu’il portait beaucoup plus que lui-même. A partir d’un moment, l’option de lutter contre l’aéroport et son monde a été portée en particulier par la ZAD. "
Cette lutte a mis en réseau différents groupes et a permis de créer de nouvelles dynamiques. "Il existe par exemple aujourd’hui la Cagette des terres, qui fournit de l’alimentation aux squats, aux migrants, aux grévistes, etc. Il y a eu des liaisons ZAD-migrants, ZAD-Gilets jaunes. Plus largement cette lutte a permis aussi la mise en réseau de différentes luttes anti-GPII (Grands projets inutiles et imposés)." (1)

"Si l’aéroport est retourné dans les cartons, "son monde", en revanche, ne semble pas ébranlé" (Anahita)
"Faire se croiser des réseaux qui ne se connaissaient pas forcément"

Maud a été très investie de 2014 à 2018 au sein du collectif de solidarité avec Notre-Dame-des-Landes du Rhône. L’impact de cette lutte a d’abord été personnel. "J’ai été amenée à multiplier les séjours sur place (à l’occasion des manifs nationales, des rencontres nationales de tous les collectifs de soutien une à deux fois par an sur zone, de séjours personnels). Cela m’a permis de vivre "l’expérience ZAD" c’est-à-dire de faire l’expérience concrète d’une vie démarchandisée / "décapitalisée", avec tous les aspects très concrets, positifs comme problématiques : expérience très intime de réappropriation de savoirs et de savoirs-faire, à la fois techniques et sociaux. Et aussi le constat que certains clivages sont difficiles à surmonter, à gérer (femmes/hommes, sachant·es-diplômé·es /non-sachant·es, etc.), même si ce n’est pas pire, bien au contraire, que dans la société concurrentielle. Par exemple j’ai assisté à deux expulsions d’hommes violents / agresseurs sur zone. Ils ont été contraints de quitter le lieu de vie où ils avaient sévi et de quitter complètement la zone. C’était avant #MeToo et #BalancetonPorc !"
Mais au-delà de l’expérience personnelle, la solidarité avec Notre-Dame-des-Landes a créé des réseaux, des synergies militantes, politiques, humaines, sur le territoire du collectif. "Sur Lyon et sa région, cela a (re)mobilisé des militant·es des collectifs qui avaient tenté, en vain, d’empêcher la destruction des terres agricoles de Décines pour le projet de stade de l’OL. Cela a tissé des liens avec des militant·es syndica·les (Solidaires, Confédération paysanne...) et fait se croiser des réseaux qui ne se connaissaient pas forcément : squats, caisses de solidarité et réseaux anti-répression, réseaux féministes, etc.
On fonctionnait au consensus, ce qui veut dire qu’on se mettait d’accord sur des mots d’ordre et des modes d’action acceptables par tou·tes, en sachant qu’on ne partageait pas certaines choses. Il y avait en quelque sorte un militantisme à géométrie variable selon ce qu’on se sentait ou non de porter. Du coup ça a permis à des gens très différents, voire opposés sur certaines questions, de se côtoyer dans la durée. Des personnes qui sans cela auraient entretenu des rapports de défiance voire de rejet du fait de leurs appartenances ou positionnements respectifs, savent maintenant qu’ils et elles peuvent se faire confiance pour mener ensemble certains types d’actions ou d’activités.
"

Victoire d’une lutte, défaite d’une utopie ?

Sociologue et urbaniste, Anahita Grisoni a beaucoup fréquenté les luttes contre les Grands projets inutiles et imposés. Elle est membre du collectif Des plumes dans le goudron qui a publié en 2018 le livre Résister aux grands projets inutiles et imposés. De Notre-Dame-des-Landes à Bure, aux éditions Textuel. "Y a-t-il vraiment une conclusion du conflit ?, interroge-t-elle. Ce qu’il y a c’est un arrêt du projet de construction de l’aéroport de NDDL. Ce qui veut dire que la société Aéroport du Grand Ouest – une filiale de Vinci – s’est retirée du projet et va toucher les indemnités prévues dans son contrat, soit plusieurs centaines de millions d’euros d’argent public. Ce qu’il y a surtout, c’est la pérennité voire l’aggravation des conditions de “gouvernement” des humains et non-humains qui vont à l’encontre des principes développés sur la ZAD : montée des inégalités économiques et des injustices sociales et écologiques ; affaiblissement de la démocratie ; augmentation de l’exploitation sans fin des ressources, de l’artificialisation des terres, bref, de la puissance de l’argent contre celle du vivant ; répression autoritaire des mouvements sociaux voire exécution pure et simple des personnes, indignes du soi-disant “pays des droits de l’Homme”. Pour un projet "Aéroport Grand Ouest" terminé, il y a dix "Gonesse" en souffrance." (2)
Pour la chercheuse, "à un autre niveau, on peut bien sûr considérer que ce mouvement est une victoire. Tout d’abord, par ce qu’il a donné à voir, par toutes ses expérimentations dans les temps de quiétude et par sa force et son courage dans les moments d’attaque. De simples manières de faire du pain à une réflexion prolixe sur les utopies désirables, de l’agroécologie réalisée ici et maintenant à la remise en question de la propriété privée, la ZAD, comme beaucoup d’autres lieux d’expérimentations, donne à voir que c’est possible. Au-delà des clichés, des rapports de force et de la loi du marché, il est possible de mettre d’accord des agriculteurs et des jeunes urbains en quête d’un avenir qui ait du sens à leurs yeux. Puis, la ZAD est une victoire dans ce qu’elle porte comme projet, sans en démordre : celui de la gestion collective des terres, statut dont seul bénéficie le Larzac. Tout comme cette lutte, qui a marqué toute une génération, on peut espérer que la ZAD de Notre-Dame-des-Landes existera dans l’esprit et les actes des générations futures.

"Vivre l’expérience de la ZAD, c’est faire l’expérience concrète d’une vie démarchandisée" (Maud)


La ZAD de NDDL, emblématique du mouvement contre les GPII en France, remarquable par sa longévité, par la puissance de sa réflexion, par la beauté de ses alternatives, ne représente pas seulement – loin s’en faut – la lutte contre l’artificialisation des 1650 hectares de terres couverts par le projet d’aéroport. Elle est l’une des expressions de ce mouvement social décentralisé qui lutte aussi partout ailleurs contre les Grands projets inutiles et imposés. Ce mouvement qui se bat contre l’aéroport "et son monde". Si l’aéroport est retourné dans les cartons,
"son monde", en revanche, ne semble pas ébranlé."

Ce que l’abandon du projet a changé dans les dynamiques militantes

Quel est l’impact de l’abandon du projet d’aéroport sur le mouvement de résistance local ? "Dans la Coordination, quand le projet d’aéroport a été abandonné, certain·es ont estimé que le job était fait, explique Geneviève Coiffard. L’ACIPA a été sabordée par une courte majorité du CA. Celles et ceux qui estimaient que le boulot n’était pas terminé ont alors créé Notre-Dame-des-Landes Poursuivre Ensemble, pour la poursuite du projet de la ZAD après l’abandon du projet d’aéroport. Au niveau des paysans, certains de COPAIN restent très actifs, d’autres ont beaucoup donné et sont contents de se poser. Côté ZAD, certains sont partis. Des collectifs ont cessé d’exister, d’autres sont très critiques sur l’évolution de la ZAD.
Il existe des conflits et des fractures, mais il faut souligner que les difficultés post-abandon existaient déjà auparavant. Il y avait des assemblées internes à la ZAD et des assemblées plus larges et ouvertes. On y recherchait le consensus. Ça ne marchait pas toujours, par exemple pour la route des chicanes. Mais on essayait d’éviter les diktats et les prises de pouvoir.
L’abandon du projet a amplifié les fractures en obligeant le mouvement à prendre des décisions dans l’urgence. En effet l’abandon du projet a signifié rapidement pour l’Etat trois choses : l’abandon du projet d’aéroport ; le retour à l’état de droit ; le refus de toute solution collective du type "Larzac". Il y a eu tout de suite des décisions binaires à prendre rapidement sous une pression énorme : libérer les routes ou pas ? Signer des baux ou pas ? L’urgence de ces choix binaires a précipité les clivages.
Il y a des différences d’appréciation totales. Selon moi, certains ont une position idéalisée et faussement radicale. Ils rêvaient au maintien possible d’une commune libérée de l’État alors que l’équilibre des forces et la marge de manoeuvre de l’Etat étaient profondément bouleversés par l’abandon. La plupart des soutiens restant ont constaté qu’on ne pouvait plus dans ce contexte arrêter les 2500 flics dépêchés dans le bocage et soutenaient une solution négociée pour que subsiste l’expérience collective de la zad.
On n’allait pas lever une armée qui résiste à l’État français. Pour moi ce n’est pas une question idéologique mais de réalisme : qu’est-ce qui était possible à ce moment là ? De nombreux habitats avaient été détruits et on avait à faire face à une pression énorme. On a toutefois réussi à modifier les fiches imposées par la préfète et à faire bouger le cadre. Les projets sont nominatifs, c’est-à-dire qu’il y a un nom de personne ou de collectif en en-tête mais ils ne sont pas pour autant individuels ni séparés des autres. Les fiches ont été remplies de manière interpénétrée : elles se réfèrent chacune aux autres, pour les assolements, etc. (3) Elles ont été signées avec le couteau sous la gorge. De nombreux habitats ont été détruits. Il fallait choisir entre jouer les martyres jusqu’au bout en espérant le renfort de la terre entière, ou sauver ce qui pouvait l’être. Il y a un certes retour à une certaine forme de "normalité avec certains cadres légaux mais aussi la subsistance d’un ensemble de marge de liberté et d’autonomie.
La partie habitats collectifs / habitats légers est un enjeu important. Les négociations continuent. Le PLUI (Plan local d’urbanisme intercommunal) est discuté actuellement.
"

"Si ce projet est devenu si emblématique, c’est qu’il portait beaucoup plus que lui-même" (Geneviève)

Et du côté du collectif de solidarité avec Notre-Dame-des-Landes du Rhône, qu’est ce que l’abandon du projet d’aéroport a généré ? "On a bien sûr savouré la victoire (elles sont rares ces temps-ci), estime Maud, mais la "gestion" sur place à NDDL de l’abandon de l’aéroport avec des positions très clivées, les quelques incidents assez délétères sur la zone, ont fait que localement le groupe de Lyon s’est très vite dissout. La plupart d’entre nous nous sentions trop éloigné·es de la zone pour avoir des infos complètes sur ce qui se passait. Et, même informé·es ou non, il me semble qu’il n’y avait vraiment pas l’envie de prendre parti pour un "clan" ou un autre dans l’après-aéroport, surtout après ces longues années d’apprentissage du consensus. Il y a eu quelques réunions pour discuter de la suite, décider si on transformait ou non le collectif en autre chose, l’idée d’écrire des "mémoires militantes" de cette lutte, mais globalement ça a plutôt fait flop. Et puis je pense qu’on était assez épuisé·es par cette lutte qui avait été super prenante pendant des années. Les gens continuent à se croiser dans d’autres luttes (par exemple récemment les cortèges "Faché·es mais pas fachos" dans le mouvement des Gilets jaunes, la solidarité avec les personnes migrantes, etc.) même si le collectif lui-même n’existe plus".


"Savoir se recréer en permanence"
Pour Anahita Grisoni, cette lutte nous apprend à "savoir se recréer en permanence. Je ne crois pas que les personnes qui sont passées par NDDL vont attendre bien tranquillement de devenir de vieux cons en racontant leurs faits d’armes passés à leurs petits-enfants au coin de la cheminée. Leur expérience ira nourrir d’autres luttes, en prenant des risques, en tentant des intersectionnalités, comme nous le donne à voir, par exemple, le soutien actif de certains Zadistes aux migrants.".
Les fruits de la lutte

Qu’est-ce que ce long combat a apporté à l’héritage des luttes en France ? "Cette lutte a contribué à la formation de l’imaginaire ZAD, sur la possibilité pratique de faire bouger les choses et de vivre autrement, estime Geneviève Coiffard. L’occupation a été une étape importante. Un appel a été lancé : "Si le territoire se vide, il ne pourra pas être défendu, venez habiter". L’occupation a eu de la puissance d’un point de vue pratique mais aussi symbolique. La ZAD était un énorme squat à ciel ouvert. Cela a impulsé d’autres ZAD. Cette manière d’agir se distingue de simples défilés militants, et d’actions dirigées par le haut, qui ont d’ailleurs abouti à des défaites sociales.
Notre-Dame-des-Landes a donné une impulsion au fait d’occuper un territoire. Voyez les Gilets jaunes avec les ronds-points. Avec la ZAD on ne se mobilise pas une fois par mois, on lutte par tous les aspects de son existence. C’est l’organisation de la vie même qui essaie de déconstruire l’individualisme, le chacun pour soi, le rapport à l’argent, etc.

"C’est maintenant que tout commence  !"

Une des conditions du succès de la ZAD est qu’il y a eu du temps et de la surface. Le mouvement a gagné du temps quand il y a eu une grève de la faim de 28 jours en 2012. Les recours juridiques ont permis de gagner du temps. Et pendant ce temps, la ZAD se construisait ! Je n’ai surtout pas de leçons à donner. Mais oui, il y a l’importance du temps. Et aussi la recherche opiniâtre, systématique, de la diversité : naturalistes, juristes, architectes, paysans, etc. Maintenant qu’on a réussi l’abandon, il faut transformer l’essai. Comme disent les Naturalistes en lutte, "C’est maintenant que tout commence !".

Propos recueillis par Guillaume Gamblin

(1) Sur La cagette des terres, voir l’article "Alimenter les luttes" dans Silence d’avril 2018, n°466 p.29. Contact : https://lacagettedesterres.wordpress.com, lacagette@riseup.net, tél. 07 87 85 93 72.
(2) A Gonesse, dans le Val d’Oise, des habitant·es regroupé·es dans le Collectif contre le triangle de Gonesse se battent contre un projet de mégacomplexe commercial nommé Europacity, et proposent un projet écologique alternatif pour ce territoire. Contact : http://nonaeuropacity.com.
(3) Les assolements réfèrent à la répartition des cultures de l’année entre les parcelles d’une exploitation ou entre les quartiers d’un terroir villageois ou d’un territoire.

Répercussions sur d’autres luttes

Quelle a été l’influence de la lutte de Notre-Dame-des-Landes sur d’autres mobilisations ? Au niveau du collectif de solidarité lyonnais, pour Maud, "cela a influé notamment je pense sur la lutte contre le Center Parc de Roybon et contre l’A45 : ces luttes ont rassemblé des militant·es qui se connaissaient déjà et qui du coup ont pu très vite s’organiser et utiliser les "techniques NDDL" pour ces luttes plus locales : tracto-vélo, etc. Cela a aussi donné lieu à plusieurs rencontres régionales des collectifs NDDL du Sud-Est de la France. Cela a mené à l’organisation d’une très importante mobilisation "Désarmons la police, démilitarisons les conflits" à Saint-Étienne en octobre 2016, qui a connecté réseaux écolos, réseaux anti-violences policières, etc. de Lyon et de Saint-Etienne". (1)
Quelles sont les répercussions de la lutte de Notre-Dame-des-Landes sur les autres luttes contre des GPII ? Pour Anahita Grisoni, cela a amené à "oser demander la gestion collective. Ouvrir la boîte de Pandore qui s’était refermée sur le Larzac, sortir cette mère des luttes territoriales de son état d’exception. La gestion collective n’est pas seulement un "projet" de "gestion", dans une société où ces mots désignent le contrôle absolu d’une classe sur l’organisation sociale dans son entier. C’est la remise en question par l’action d’un modèle de société dans lequel la propriété privée est un droit inaliénable plus important que le droit à l’eau ou le droit au logement, où tous les paramètres et les décisions sont ramenées à l’échelle de l’individu. La gestion collective c’est les communs en acte."

(1) Cette mobilisation faisait suite au blocage de l’usine d’armes policières de Pont-de-Buis (Finistère) un an plus tôt. En effet en 2015, l’intercomité Notre-Dame-des-Landes a décidé que chaque année, autour du 25 octobre, date anniversaire de la mort de Rémi Fraisse tué par une grenade de la police à Sivens en 2014, auraient lieu des initiatives pour dénoncer les violences policières, en mettant en lumière les lieux où sont fabriquées les armes de la police. Voir https://desarmonslapolice.noblogs.org.

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