Dossier Agriculture

Qui sont les Paysans de nature ?

Frédéric Signoret, Perrine Dulac

L’expression « Paysans de nature » est née dans le marais breton en 2014 pour désigner des projets de protection de la nature par l’installation paysanne. Le réseau Paysans de nature, constitué de ces paysan·nes qui ont choisi l’agriculture comme outil de protection de la faune et de la flore, est en cours de structuration au niveau national. Deux de ses initiat·rices nous présentent cette démarche originale.

Le projet Paysans de nature, né à l’initiative de la Ligue de protection des oiseaux (LPO) de Vendée, a été développé par la coordination LPO Pays de la Loire et commence à s’étendre dans toute la France.

Silence : Quelle est la situation de la biodiversité sauvage en France, en particulier en zones agricoles ?

Perrine Dulac et Frédéric Signoret  : Le déclin, engagé depuis au moins trente ans, est très marqué dans les zones agricoles. Les oiseaux, qui ne sont qu’un des indicateurs, fournissent de nombreux exemples : l’alouette des champs, autrefois commune partout, a disparu de beaucoup de territoires et accuse un déclin de 33 % en trente ans (1).
Les politiques de protection de la nature qui se sont succédé jusqu’à aujourd’hui (2) ont obtenu des résultats sur certaines espèces dites remarquables (par exemple le vautour fauve), ainsi que dans certains espaces (les réserves naturelles et parcs nationaux), mais elles ont échoué dans les espaces agricoles « ordinaires ».
La biodiversité sauvage est restée pendant longtemps la grande absente des débats environnementaux et de la politique (en dehors du périmètre des espaces protégés), laissant la part belle à des politiques agricoles seulement préoccupées par le rendement.
Dans les territoires « ruraux », on ne peut que constater la puissance et la succession de ces politiques agricoles, relayées sur le terrain par la FNSEA, syndicat majoritaire. Malgré une représentativité de la population agricole de plus en plus faible, l’excellente organisation de la FNSEA lui permet de rester prédominante dans tous les organes décisionnels.
Concilier activités économiques (notamment agricoles) et protection de l’environnement était pourtant le pari de la France et de l’Europe avec la constitution du réseau Natura 2000 et des parcs naturels régionaux : pas de contraintes réglementaires, mais des engagements contractuels sur la base du volontariat. Le bilan n’est pas brillant pour la biodiversité, qui continue de se casser la figure, y compris dans ces espaces dévolus à la préservation des espèces sauvages et des habitats naturels.
La stratégie qui consiste à vouloir entraîner un maximum d’agriculteurs dans des démarches plus vertueuses est louable, mais elle est naïve ! Le monde de la protection de la nature (institutions comme associations) n’a pas pris suffisamment de recul pour évaluer avec lucidité l’efficacité de ses actions au regard de l’énergie et des budgets mobilisés (3).
La démarche de concertation inhérente aux sites Natura 2000 ou aux mesures agroenvironnementales (4) part d’un bon sentiment. Dans les faits, la gouvernance fait que les corporatismes les plus aigus s’expriment dans les comités de pilotage et profitent de l’oreille de certains élus locaux pour promouvoir une idéologie productiviste, dénigrant la biodiversité et les autres « services environnementaux » d’intérêt général.

« Décloisonner les modes de pensée des naturalistes et des paysans »
Comment est née l’idée de faire de l’installation paysanne un outil de protection de la nature ? Comment s’est constitué le réseau Paysans de nature et quels sont ses objectifs ?

L’idée du projet Paysans de nature vient des deux constats précédents (le déclin de la biodiversité sauvage et la puissance des politiques agricoles) et d’un autre constat, sociétal celui-ci : d’une part, entre 2013 et 2022, 161 000 agriculteurs seront partis à la retraite et seulement 71 000 se seront installés (5). Il y a donc un vrai enjeu de renouvellement de la population agricole. D’autre part, nos concitoyens demandent toujours plus de produits bio et locaux.
Sur la base de ces enjeux croisés, le projet propose de travailler à l’échelle de petits territoires, pour décloisonner les modes de pensée des naturalistes, qui se positionnent en « sachants » et en prescripteurs, et des paysans, qui, même en bio, considèrent souvent la biodiversité sauvage comme une composante au mieux utile, au pire « nuisible ».
En fédérant les énergies et les réseaux (consommateurs, paysans, naturalistes, structures agricoles militantes), avec une gouvernance citoyenne et militante, il s’agit de favoriser l’installation d’un nouveau type de paysans, convaincus que la restauration et la protection de la biodiversité sauvage est une composante essentielle de leur travail, pour démultiplier in fine les espaces où la biodiversité sauvage trouvera une place.


Utiliser les politiques agricoles existantes

Le projet Paysans de nature utilise les politiques agricoles (puissantes, donc) pour créer rapidement et à peu de frais de nouveaux espaces dédiés à la nature, pour lesquels les politiques environnementales sont en panne. En d’autres termes, grâce à l’action foncière (acquisition, conventions, baux ruraux environnementaux, etc.), et en intégrant les objectifs de développement économique de l’agriculture (installations avec des plans de développement économique — PDE —, validées par les chambres d’agriculture), il est beaucoup plus efficace et rapide d’installer un paysan qui défend la biodiversité que de protéger un espace avec les outils réglementaires classiques (arrêtés préfectoraux de protection de biotope, réserves naturelles, etc.). Par ailleurs, la gestion écologique par un paysan volontaire est beaucoup moins coûteuse pour la communauté que la gestion par des professionnels de la conservation. Il s’agit par conséquent d’un modèle plus économe et facile à démultiplier, bien qu’il ne remplisse pas tout à fait les mêmes objectifs qu’une réserve naturelle ou un parc national, en termes de recherche pour la conservation de la nature.

L’un des principaux freins est la rareté des futurs paysans… Après des années où le foncier était difficile à trouver, on entre dans une période où les porteurs de projet seront plus rares que les fermes à vendre. Nous entrons aussi dans une période où les fermes se sont suffisamment agrandies pour coûter trop cher pour des installations alternatives, et où il va falloir penser, de plus en plus, des projets collectifs.
Pour parvenir à lever ces freins, le projet Paysans de nature veut faire du lien entre des associations naturalistes, des paysans, des étudiants en écologie, des structures préoccupées par l’installation (réseau des ADEAR, Accueil Paysan, les groupements d’agriculteurs biologiques), des structures foncières (Terre de liens, les Conservatoires d’espaces naturels), des associations de consommateurs (6).

Quel est le lien entre protection de la biodiversité domestique et protection de la diversité sauvage ?

La disparition des races et variétés élevées ou cultivées par l’homme s’opère parallèlement à la disparition de la biodiversité sauvage. Une cause commune : l’industrialisation de l’agriculture, qui ne fait pas bon ménage avec la diversité.
Avec la diffusion des races et variétés productives et répondant aux normes de l’industrie, à partir des années 1950, il a fallu adapter les pratiques agricoles : on a arraché les haies, drainé les zones humides, épandu des engrais et des pesticides afin d’obtenir le maximum de ces nouvelles races et variétés dites « améliorées ».
Les races et variétés locales sont peu adaptées aux filières industrielles. Elles ont évolué durant des siècles grâce à un processus de sélection complexe porté par les paysan·nes, et ont permis de nourrir des populations sans pesticides et sans antibiotiques, à une époque où la diversité sauvage était plus grande.
Dans le livre Paysans de nature, série de 28 portraits illustrés de fermes membres de ce réseau, que nous avons publié en 2018 aux éditions Delachaux et Niestlé, les vaches maraîchines croisent le chemin de la barge à queue noire et les chèvres du Rove celui des vautours fauves.

Pratiquer l’agriculture biologique est-il suffisant pour protéger la biodiversité sauvage sur sa zone agricole ?

Pour les naturalistes qui connaissent bien le monde agricole, agriculture biologique et protection de la biodiversité sauvage ne sont pas synonymes. Le cahier des charges de l’agriculture biologique interdit les engrais et les pesticides chimiques. C’est fondamental, les principes de l’agriculture biologique sont un socle minimum absolument nécessaire au respect de la vie et à la reconquête de la biodiversité.
Cependant, le cahier des charges de l’agriculture biologique n’est pas suffisant pour la restauration de la biodiversité lorsqu’il est appliqué a minima. Il n’interdit pas, par exemple, le drainage des zones humides et l’arrachage des haies, pourtant très importantes pour la biodiversité. La culture sous serre laisse peu de place à la nature sauvage. Le labour, autorisé en bio, est traumatisant pour la vie du sol… Il manque au cahier des charges AB une réflexion sur la place de l’humain dans la nature, sur ses choix en terme de nature « utile », « inutile » et « nuisible ». Les Paysans de nature s’interrogent sur cette question, au-delà des cahiers des charges techniques.

(1) Voir « Produire des indicateurs à partir des indices des espèces » sur www.vigienature.fr.
(2) Citons la loi de protection de la nature de 1976 (qui a protégé les rapaces, les hérons, les cigognes, un certain nombre de passereaux), deux directives européennes sur la protection des oiseaux (1979) et du reste de la faune et de la flore (1992), à l’origine des sites Natura 2000 et pour l’application desquelles la France a choisi la voie contractuelle, mais aussi les politiques de création des réserves naturelles, des parcs nationaux, des parcs naturels, des espaces naturels sensibles, etc.
(3) Par exemple, le plan Écophyto, élaboré à la suite du Grenelle de l’environnement (2007), voulait accompagner le plus grand nombre d’agriculteurs possible dans le but de réduire progressivement l’utilisation des pesticides. Ce programme vient de s’achever : des millions d’euros versés et, à la fin du plan, des doses de pesticides épandues supérieures à ce qu’elles étaient au début…
(4) Mesures agroenvironnementales (MAE) : outil financier rémunérant les agriculteurs selon des cahiers des charges théoriquement favorables à la biodiversité
(5) Source : Tableau de bord de la population des chefs d’exploitation agricole ou des chefs d’entreprise agricole en 2015, MSA, 2016, 38 pp.
(6) Les consommateurs ont chacun leurs réseaux, implantés dans les territoires, et sont bien placés pour savoir qui part à la retraite et dans quelle échéance.


Paysans de nature n’est pas un label
Les fondat·rices de ce projet souhaitent se protéger d’un usage marchand du nom « Paysans de nature ». Bien que la démarche de valorisation des produits propices à la biodiversité soit envisageable par ailleurs, une potentielle attractivité commerciale serait contraire à la volonté de promouvoir l’installation paysanne progressivement, grâce à des personnes portant avec conviction les valeurs du réseau, en dehors de tout intérêt financier.

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