Article Alternatives Décroissance

Attention travaux... ralentir ! Débrancher de l’accélération métropolitaine

Guillaume Faburel

Au nombre de 14 en 2015 puis de 22 en 2018, les métropoles servent dorénavant très ouvertement de moteur pour le développement hexagonal. Plus que jamais, la grande ville serait vantée, en France comme ailleurs, comme notre grand avenir à tou·tes. D’ailleurs, la croissance urbaine attesterait de cette attractivité. Les villes accueillent officiellement 80 % de la population française, et, selon l’ONU, 65 % de la population mondiale résidera dans les villes en 2050.
Et pourtant… des précaires solitaires aux ménages à forts revenus, des activistes de "l’ultra-gauche" aux cadres surmené·es, nombreux sont celles et ceux qui ont décidé de partir… des grandes villes. De plus en plus de citadin·es débranchent pour aller habiter dans des espaces ruraux prétendument en déclin, pour aller peupler des bourgs soi-disant en déshérence ou encore pour se réfugier dans un périurbain de plus en plus éloigné.

Nouvelles aspirations : la décroissance arrive en tête !

Le Forum Vies Mobiles (SNCF) a mené en 2015 et 2016 une enquête sur les "Aspirations liées à la mobilité et aux modes de vie" auprès de 12 000 personnes vivant en France, Espagne, Allemagne, États-Unis, Turquie ou Japon. Cette observation montre que le ralentissement des existences, voire la décroissance des modes de vie, structure assez largement les aspirations. L’enquête de l’Observatoire Société et consommation, qui a soumis en 2016 à un échantillon de la population française, allemande, italienne et espagnole plusieurs états idéaux de la société voulue, le confirme. C’est bien la décroissance qui arrive en tête. Elle est choisie par 47 % des personnes interrogées à l’échelle des quatre pays étudiés, et c’est en France qu’elle recueille le plus de suffrages (51 %). Plus de dix millions d’Européen·nes auraient déjà modifié leurs modes de vie au travers de divers mouvements de "décroissance". Et, aux États-Unis, ce serait 20 % de la population (1).
Ainsi donc, de plus en plus de personnes donnent sens à des aspirations et convictions, par exemple en changeant d’activité, en s’investissant dans la vie locale et, plus fortement encore, en souhaitant développer d’autres modes de vie (2). Cela expliquerait alors plusieurs phénomènes au final assez peu médiatisés ou encore largement disqualifiés par les discours urbaphiliques qui prévalent largement. Si de tels phénomènes ont commencé à être étayés par la recherche géographique et sociologique, les discours gouvernementaux et la statistique officielle ne le relayent que fort peu, focalisés qu’ils sont sur la "métropole France" (3), accompagnée de quelques programmes de soutien aux villes moyennes (par exemple : "Action cœur de ville").

Un repeuplement des campagnes

Tout d’abord, le premier phénomène consiste en un peuplement continu depuis plus de 40 ans d’un périurbain qui accueille dorénavant près de 18 millions de personnes en France. "Dans toutes ces grandes aires [urbaines], les communes de la couronne périurbaine sont toujours plus dynamiques que l’agglomération elle-même. Les couronnes sont souvent très étendues : 30 kilomètres autour de Nantes, Rennes ou Montpellier, 50 kilomètres autour de Bordeaux, Toulouse ou Lyon" (4). Cela relativise grandement les préjugés sur ces espaces, qui seraient, selon les défenseurs académiques nombreux de la ville dense, de peu d’intérêt économique (faible qualification des emplois, absence de services…), de faibles liens sociaux (ce serait le règne de l’entre-soi) ou encore d’un certain inesthétisme (uniformité pavillonnaire, par exemple).
En outre, sur la même période, les espaces ruraux ne perdent globalement plus de population. L’Aveyron (depuis 1990) ou le Cantal (depuis 1999), pour ne citer que ces départements, sont redevenus des terres d’immigration. Et cela ne semble pas près de s’arrêter ! "La période [à l’horizon 2040] serait marquée par le regain confirmé du dynamisme démographique de quelques départements du centre de la France, comme dans l’ancienne région Limousin" (5). D’autres espaces connaissent des évolutions semblables, entre Paris et Tours, le long de la Garonne, entre Toulouse et Montpellier, ou encore l’ensemble de la vallée du Rhône ou du littoral atlantique, soit plus de 8 millions de personnes.
Enfin, de tels phénomènes donneraient lieu à une certaine décroissance… urbaine, par exemple les cœurs de Paris, Marseille, Nice, Saint-Étienne ou encore Toulon (de 2 à 7 % de leur population communale). "À l’inverse des couronnes et des espaces périurbains en pleine croissance, les grands pôles accusent une perte du dynamisme relatif de leur population […]. La perte de dynamisme des grands pôles urbains est plus accentuée entre 1999-2008 et 2008-2013 que dans les autres types de territoires". Et, ces cas français sont loin d’être isolés en la matière (6).

L’expérience contrariée des grandes villes

Or, au-delà la cherté du coût de la vie urbaine ou la désindustrialisation de certains territoires, il existe une explication tout aussi valable à de tels phénomènes. Les habitant·es souhaitent en fait de plus en plus s’affranchir des modes de vie centraux des métropoles. C’est ce qui ressort notamment d’enquêtes longues dans le périurbain de Rennes ou encore Lyon.
Si les labels métropolitains donnent l’impression de la nouveauté, il ne faut pas s’y tromper : les grandes villes sont déjà inscrites dans des processus de métropolisation depuis plusieurs années. Ainsi, de plus en plus de personnes font très directement et communément l’expérience de ce qui caractérise la mutation métropolitaine des vies urbaines : l’hyper-activité, l’hyper-mobilité, l’hyper-connectivité… Elles ont alors, pour un nombre croissant d’entre elles, une impression grandissante de saturation et d’étouffement par la concentration des populations, une sensation d’accélération sans frein des rythmes de vie par le mouvement incessant, un sentiment grandissant de relégation et de dépossession des lieux familiers par une sollicitation consumériste omniprésente, une émotion de plus en plus visible vis-à-vis de la dégradation écologique des milieux de vie (par exemple les fournaises urbaines). À cela, il faut ajouter la croyance manifeste de déni politique de telles expériences de vie (cf. dispositifs institués de concertation).
Dans le cadre de la révision de son Schéma directeur d’aménagement, le Conseil régional d’Île-de-France a réuni en 2012 des citoyen·nes résidant à Paris ou dans les petites/grandes couronnes franciliennes, afin de s’exprimer collectivement sur leurs visions de la région à l’horizon 2030. Il en est ressorti la remise en cause de la densité urbaine, pourtant nouveau mot d’ordre de l’urbanisme moderne, confirmant s’il en était besoin qu’il y a bien, ce jour, un lien étroit entre densité et mal-être. Pourquoi ? Quelles que soient les appartenances sociales et les localisations résidentielles des groupes réunis en tables rondes, il s’agirait d’apaiser les vies face au mouvement incessant des flux de mobilité et de libérer/ménager du temps en vue de développer des pratiques de solidarité et/ou de nature (7).

Le développement métropolitain en question

Il est vrai que les métropoles introduisent un changement important dans les vies urbaines. Partout dans le monde, les réseaux (digitaux ou de transport rapide) et les grands équipements (commerciaux et sportifs, culturels et touristiques) visent l’augmentation des flux et des rendements. Partout à travers le monde, les "incubateurs" visent innovation et compétition (particulièrement dans le domaine des NBIC : nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives). Partout, les politiques urbaines singent l’organisation des firmes pour attirer avec des recettes identiques : patrimonialisation et festivalisation des centres-villes (Fête des Lumières à Lyon, marché de Noël à Strasbourg, Machines de l’Île à Nantes, etc.), numérisation et marchandisation des espaces publics, réesthétisation architecturale ("grands gestes" starifiés) et écologique (exemple des écoquartiers) et développement planétaire du tourisme.
Les vies de millions de personnes sont alors devenues le théâtre d’un rebond productif par cette course au développement effrénée, dont on vente sans relâche les pouvoirs d’agglomération par "l’économie des savoirs", le fameux "vivre ensemble" et les prétendus effets de ruissellement pour les autres territoires.
Seul·es deux Français·es sur dix souhaiteraient aujourd’hui vivre dans une grande ville (8). On parle même d’exode urbain, non seulement par les extensions périurbaines évoquées, mais également par la multiplication des alternatives socio-écologiques et les désirs croissants de ralentissement et de relocalisation.

Guillaume Faburel, professeur à l’Université Lyon 2 et chercheur à l’UMR Triangle, auteur de Les métropoles barbares. Démondialiser la ville, désurbaniser la terre, paru en mai 2018 au Passager clandestin.

(1) "Décroissance : un XXIe siècle à la bougie ?", Émission Square Idée, Arte le 16 septembre 2017 (consultable sur https://sites.arte.tv/square/fr/un-xxie-siecle-la-bougie-square)
(2) Nous renvoyons notamment au documentaire Le champ des possibles, de Marie-France Barrier (2017).
(3) Nous renvoyons notamment aux analyses critiques d’Olivier Bouba-Olga sur les données de l’INSEE concernant la croissance des Métropoles à partir des aires urbaines (décembre 2018). D’ailleurs, pour ce même institut, l’espace rural, qui représente 70 % de la superficie totale et les deux tiers des communes de l’hexagone, ne serait que le contrepoint de l’urbain, soit l’« ensemble des petites unités urbaines et communes rurales n’appartenant pas a l’espace a dominante urbaine (pôles urbains, couronnes périurbaines et communes multipolarisées) » (voir urlz.fr/6WPs).
(4) Insee, "Trente ans de démographie des territoires", Insee Première, n° 1483, janvier 2014.
(5) Observatoire des territoires, « Les dynamiques de population », Fiche d’analyse du CGET, 2017.
(6) Plus du quart des villes de plus de 100 000 habitant·es dans le monde voient ainsi leur population diminuer, et même 7 % des plus grosses agglomérations mondiales (plus d’un million d’habitant·es) ont connu un tel processus entre 2000 et 2005 d’après les Nations unies. En Europe, pas moins de 40 % des villes de plus de 200 000 habitant·es étaient affectées par un déclin démographique en 2013. Cf. Hans Schlappa et William J.V. Neill, “From Crisis to Choice : Re-Imagining the Future in Shrinking Cities”, Rapport thématique du programme d’études "Cities of Tomorrow-Action Today. Urbact II Capitalisation", Urbact, Union européenne.
(7) "Imaginaires et visions habitantes", in Coupes et découpes territoriales. Quelle réalité du bassin de vie ?, Les Cahiers de l’Institut d’Aménagement et d’Urbanisme – Île-de-France, n° 172, 2015, pp. 124-126.
(8) Jean-Pierre Gonguet, "Il y a un gouffre entre les attentes des citadins et les acteurs de la ville", entretien avec Bruno Marzloff et Philippe Moati, Le Monde,

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