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Les tribunaux d’opinion : faux procès, vrais débats

Valérie Cabanes

La première des stratégies est d’alerter l’opinion publique à travers une mise en accusation fictive mais médiatisée. C’est ce que l’on nomme un Tribunal d’opinion ou de conscience. Certains tribunaux d’opinion mettent en scène des personnalités reconnues qui dénoncent juridiquement des actes qu’elles estiment répréhensibles, en se fondant sur le droit international. D’autres s’organisent autour de procès fictifs, devant un jury de personnalités qui écoutent témoins, victimes et expert·es et se prononcent sur les écueils du droit, permettant de proposer de nouveaux concepts juridiques afin de répondre à de nouveaux enjeux. Dans certains cas, des commissions d’enquête se rendent même sur place. Parfois, ces tribunaux, où siègent de vrais juges mais hors de toute juridiction officielle, se présentent comme une cour appelée à délivrer une opinion juridique, document ayant une valeur légale.

Les tribunaux d’opinion : médiatiser les violations du droit

Le premier tribunal d’opinion date de 1966. Créé à l’initiative de Jean-Paul Sartre et Bertrand Russell, il avait pour but de dénoncer les crimes de guerre des États-Unis au Vietnam, en particulier l’usage de l’agent orange fourni par Monsanto. En 1979, l’un des membres fondateurs du tribunal Russell, Lelio Basso, crée sous l’égide de sa propre fondation le Tribunal permanent des Peuples (TPP), qui existe encore. Ce Tribunal d’opinion a permis de mettre en lumière des violations graves dans de nombreux pays.
Dès 2004, le TPP s’est aussi penché sur l’action des multinationales. Il a tout d’abord statué sur la catastrophe industrielle de Bhopal en Inde, où, vingt ans plus tôt, une usine de pesticides — tenue par Union Carbide, aujourd’hui Dow Chemical — explosa à cause de graves défauts de maintenance. Il a fallu attendre 2010 pour que sept cadres soient reconnus par la justice indienne coupables de négligence ayant entraîné la mort, mais ils ont été libérés le jour même, sous caution. L’opinion délivrée par le TPP a tout de même participé à médiatiser l’affaire et à alerter plusieurs instances, dont le Parlement européen, la Cour européenne des droits de l’Homme ou différentes commissions de l’ONU. Cela a sans doute contribué à l’organisatino d’un procès réel, et cela a surtout permis de mettre en lumière, pour la première fois, la responsabilité des multinationales dans l’action de leurs filiales à l’étranger. Le TPP s’est ensuite intéressé aux activités de nombreuses multinationales agrochimiques avec l’aide du Pesticide Action Network Internatinal (PAN), réseau mondial de plus de 600 organisations dans plus de 90 pays.

Le tribunal Monsanto : la possibilité d’un procès

Inspiré par cette forme d’action, un tribunal d’opinion ad hoc visant Monsanto a vu le jour en 2015 avec la même volonté de dénoncer les violations des droits humains et les dommages écologiques perpétrés par cette multinationale. Le projet est parti du constat que seules des actions au civil sont aujourd’hui possibles contre la multinationale étasunienne afin d’obtenir l’indemnisation des victimes. Aucun outil juridique ne permet de poursuivre devant la Cour pénale internationale une entreprise telle que Monsanto, ni ses dirigeant·es. La forme donnée à ce tribunal, qui s’est tenu à La Haye (Pays-Bas) du 14 au 16 octobre 2016, s’est voulue différente de celle du TPP. Le jury était composé de véritables juges, en activité ou à la retraite, tous reconnus internationalement. Ils ont écouté, pendant ces deux jours, 30 témoins et expert·es venus des cinq continents, accompagnés d’avocat·es. L’avis consultatif délivré par le tribunal en avril 2017 a reçu un écho médiatique extrêmement puissant à travers le monde, car il avait une valeur juridique réelle pouvant servir de jurisprudence. Il conclut que les activités de Monsanto (désormais Bayer) ont un impact négatif sur les droits humains fondamentaux. Il réclame de meilleures régulations pour protéger les victimes des entreprises multinationales et demande que le droit international soit amélioré pour mieux protéger l’environnement. Il va même plus loin, puisqu’il soutient l’idée qu’un nouveau crime international soit reconnu par le Statut de Rome, texte fondateur de la Cour pénale internationale : le crime d’écocide.

Le tribunal international des droits de la nature

Un autre tribunal d’opinion inspirant est le Tribunal international des droits de la nature, initié par la Global Alliance for the Rights of Nature (GARN), qui a tenu sa 3e session à Paris durant la COP 21, en 2015. Ce tribunal a regroupé 80 intervenant·es (victimes, témoins, expert·es, juré·es) venus des cinq continents. Mille personnes ont assisté aux audiences. Des avocat·es, juristes, expert·es scientifiques ont statué sur des cas emblématiques tels que le changement climatique, les OGM, les énergies fossiles, la déforestation, la privatisation et la pollution de l’eau, le risque nucléaire, les mines d’extraction, les grands barrages. On y a aussi discuté des conséquences de la financiarisation de la nature et des accords de libre-échange, ainsi que de la criminalisation croissante des défenseu·ses de la nature. Le tribunal s’est attaché à offrir une voix aux peuples autochtones afin qu’ils partagent avec la communauté mondiale leurs préoccupations et leurs solutions singulières concernant la protection de la terre, de l’eau, de l’air et de leurs cultures.

Faire reconnaître le crime d’écocide

L’avis rendu par les juges du tribunal Monsanto, mais aussi les préoccupations du tribunal international des droits de la nature, font clairement écho à deux campagnes de plaidoyer menées depuis plusieurs années par la société civile.
La première vise à faire reconnaître le crime d’écocide par le droit pénal international, mais aussi européen et national. Elle est portée par plusieurs personnalités et ONG à travers le monde qui proposent que l’écocide soit caractérisé par un endommagement étendu ou une destruction qui aurait pour effet d’altérer de façon grave des communs planétaires ou un des systèmes écologiques de la Terre. C’est sur la base de cette définition qu’a statué chaque tribunal cité. Pour le mouvement End Ecocide on Earth, qui s’est associé à chacun d’entre eux, il s’agissait de démontrer la nécessité et l’applicabilité d’une reconnaissance du crime d’écocide.
Mais le cœur de ce mouvement s’est construit avant cela autour d’un plaidoyer politique. En 2013, une Initiative citoyenne européenne a été lancée, outil de démocratie directe, pour faire adopter une directive européenne sur le crime d’écocide. Parallèlement au niveau national, End Ecocide on Earth travaille avec Notre affaire à tous sur une proposition de loi pénale sur l’écocide mais aussi sur une modification de la Constitution française, afin que celle-ci intègre la lutte contre les changements climatiques, la préservation de la biodiversité et le respect des limites planétaires.

Valérie Cabanes, juriste en droit international spécialisée dans les droits de l’homme et le droit humanitaire

Brève histoire du droit environnemental
Le droit de l’environnement naît un peu partout dans le monde à partir des années 1970. En France, les premières lois datent de 1972, l’année du premier sommet international de l’environnement à Stockholm. Juste après la guerre du Vietnam, le premier ministre de Suède ouvre la conférence en parlant de l’agent orange comme du premier écocide dans le monde. Dans les années 1970, un droit souvent mou se construit, c’est-à-dire un droit non contraignant et sectoriel (droit du nucléaire, droit des installations classées, etc.). On n’a pas de droit qui prenne en compte toutes les dimensions de la nature, de la planète, du vivant. Au fur et à mesure qu’on prend conscience de l’impact de l’activité humaine, l’outil juridique évolue, en tension entre le droit privé, qui soutient des contrats spécifiques, et une défense plus internationale de la planète. Le droit international s’appuie sur des traités. Aujourd’hui, plus de 3 500 traités internationaux ont trait à l’environnement dans le monde, parfois seulement entre deux États, et il n’existe pas un seul traité contraignant qui pourrait tout contenir, protéger l’ensemble des écosystèmes. Sans passer par des traités, il serait possible de faire naître une coutume internationale : si beaucoup d’États possèdent la même loi, la même jurisprudence, cette loi existerait de manière « naturelle » dans le droit international. Notre affaire à tous appelle cela le droit planétaire, parce qu’on n’est pas dans une question de droits entre les nations mais dans une question de relation à la planète et au vivant, dans la question de la capacité de l’humain à tenir compte des limites planétaire. MT

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