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Ecologie : qu’attendre du droit ?

Martha Gilson

Silence : Pourquoi avoir créé Notre affaire à tous ?

Marie Toussaint  : L’association est née en août 2015, du mouvement pour la reconnaissance de la notion d’écocide et des droits de la nature et du mouvement climat français, dont des bénévoles d’Alternatiba. Notre affaire à tous est un véhicule qui doit nous permettre de mieux informer et mobiliser à la fois sur les questions de justice climatique et des droits de la nature. Faire naître de nouveaux droits, de nouveaux principes du droit par le bas, par l’action en justice.
On a besoin d’une justice climatique au niveau international, c’est ce qu’on défend depuis longtemps, mais aussi au sein de nos États, et cela entre en résonnance avec le mouvement des Gilets jaunes. Les dégradations environnementales touchent d’abord les plus pauvres, les plus vulnérables. Mais en plus, souvent, les solutions pour y remédier touchent aussi les plus pauvres : on a besoin de renverser cette dynamique-là.

Donner des droits à la nature, qu’est-ce que cela veut dire ?

Ça dépend de la manière dont c’est interprété. Donner des droits à la nature aujourd’hui, ça peut vouloir dire beaucoup de choses différentes. Ces droits sont davantage développés dans des philosophies naturalistes ou, en tout cas, dans des cultures où le rapport au vivant est plus fort que dans les démocraties occidentales, par exemple chez les populations indigènes ou autochtones. Mais cette approche existe aussi chez nous. En Nouvelle-Calédonie, chez les Kanaks, il existe le principe unitaire de vie, un début de droits de la nature. Le préjudice écologique, qui existe en France métropolitaine, est aussi un début de reconnaissance des droits de la nature en France.

« Les générations futures sont sujets de droit »

Pour nous, il y a trois étapes au fait d’attribuer des droits à la nature. La première, c’est de dire : la nature a le droit d’avoir son propre rythme de renouvellement, et ce rythme naturel de renouvellement doit être respecté. Le préjudice écologique peut correspondre à cette étape, par exemple.
La deuxième étape, c’est de permettre à la nature d’ester en justice (1), en étant représentée par des êtres humains. C’est la même chose que pour les personnes morales, les fictions juridiques, que sont les entreprises ou les États. Là, on établit des mécanismes pour que la nature puisse se défendre en justice.
La troisième étape, c’est de faire intervenir ces droits dans les processus de décisions, par exemple sous la forme d’un conseil scientifique qui puisse aider à prendre des décisions en prenant en compte la nature. La décision de la Cour constitutionnelle colombienne en avril 2018 (voir encadré), oblige le gouvernement à mettre en place un plan intergénérationnel en faveur de la vie de l’Amazonie colombienne qui fait intervenir en son sein des communautés locales, des plaignants, des représentants des pouvoirs publics et des scientifiques, qui sont là notamment pour éclairer les autorités sur ce dont la nature a besoin. Cette décision historique en Colombie affirme également l’existence d’une justice intergénérationnelle. La Cour a reconnu que les générations futures sont sujets de droit.
Aller au bout de l’attribution des droits de la nature, ce sont ces trois étapes. En fonction des États dans lesquels ils ont été reconnus, on en est plus ou moins loin. Sachant qu’il y a aussi des États où les droits de la nature ont été reconnus sans qu’il y ait pour autant la moindre police, la moindre mécanique de contrôle pour faire en sorte qu’ils soient respectés. Là, on est encore dans une situation différente.
L’accord de Paris, issu de la COP 21 en 2015, est-il un outil pour la justice environnementale ?
C’est à la fois très important — cet accord contient de vraies bases pour construire un futur plus juste — et insuffisant, parce que ce n’est pas contraignant en tant que tel. Notre affaire à tous essaie de faire reconnaître le caractère contraignant de l’accord de Paris et de la protection du climat à travers différentes actions en justice mais, pour l’instant, il n’a pas été reconnu. Par ailleurs, dans la justice climatique, on s’appuie sur plusieurs socles, plusieurs fondements. Il y a effectivement les accords sur le climat, mais aussi d’autres obligations juridiques, notamment celle de respecter les droits humains et le principe naissant de « préjudice écologique ». L’obligation d’agir existe donc déjà. En 1966, l’ONU a adopté trois textes en faveur des droits humains, qui stipulent notamment que les États doivent agir au maximum de leur capacités. On essaie de s’appuyer dessus pour les questions environnementales.

Quels sont les principaux obstacles que vous rencontrez ?

On manque de connaissances en France pour étudier les inégalités économiques et environnementales. On commence à avoir quelques données en matière sanitaire, mais peu par rapport à d’autres pays. On manque d’outils pour mesurer les préjudices environnementaux. Il faut des données pour établir le vrai principe pollueur-payeur, qui a été pour la première fois gravé dans le marbre par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en 1982. Depuis la création du groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), en 1988, jusqu’à aujourd’hui, les firmes sont responsables de 70 % des émissions de gaz à effet de serre, Total est la 19e pollueuse mondiale mais l’entreprise est très régulièrement exonérée d’impôts et ne contribue pas à l’effort général… Notre travail sur les pouvoirs publics n’est pas contradictoire avec le travail qui est mené sur les entreprises ou ceux qui les financent. Il existe une responsabilité de l’État d’encadrer le secteur privé. Ces deux questions-là doivent être complémentaires. Il faut faire établir la responsabilité des pollueurs et il faut faire établir la responsabilité des pouvoirs publics de les encadrer et de les faire payer.
Quelles sont les campagnes portées par Notre affaire à tous ?
En novembre 2017, Notre affaire à tous a invité dix mouvements pour la justice climatique à travers le monde. Ils sont composés intégralement d’associations, de citoyens qui avaient esté en justice contre leur État. À l’issue de cette conférence, on a lancé une campagne avec cinq propositions pour une justice climatique : inscrire le climat dans la constitution, reconnaître le changement climatique comme un crime d’écocide, permettre aux citoyens de défendre le climat en justice, réduire les émissions de gaz à effet de serre et sortir la finance des énergies fossiles.
Au-delà de nos positionnements, nous avons accompagné la plainte déposée par dix familles contre l’Union européenne pour inaction climatique. Le but est d’obliger les dirigeants à tenir leurs engagements oraux en matière de réduction d’émission de CO2. En octobre 2018, nous avons interpellé publiquement, avec des maires et d’autres associations, l’entreprise Total, qui n’inscrit dans sa stratégie d’entreprise ni le risque climatique ni les actions adaptées pour le réduire.
Enfin, nous avons, avec trois autres associations (2), lancé L’Affaire du siècle à la mi-décembre 2018, action en justice adossée à une pétition qui demande à l’État d’agir pour la justice climatique.

Comment s’engager pour la justice climatique ?

J’observe que de plus en plus de citoyens se mobilisent, qu’il y a des modes d’action différents qui correspondent à chacun. Déjà, en termes de positionnement, on trouve une grande complémentarité entre tous les modes d’action. On a besoin que des gens inventent un autre monde et construisent des alternatives, que des gens s’opposent de manière non-violente aux mines de charbon, marchent dans les rues… On est un outil complémentaire à tous ces modes d’action-là et on dénombre quand même quelques victoires importantes (voir encadré). C’est un processus à la fois long — cela prend toujours au moins un an et demi ou deux —, et très court. À titre de comparaison, je ne sais pas depuis combien de temps on se bat pour la sortie des énergies fossiles, mais ça fait très longtemps !

Pour une protection sociale environnementale

Ce qu’il y a d’intéressant à travers l’outil juridique, c’est que philosophiquement, c’est notre contrat social, qui nous relie les uns ou autres. Il questionne notre philosophie, la manière dont on souhaite vivre ensemble à tous les échelons, et notamment planétaire.

Est-ce qu’« il est encore temps » ?

On dit beaucoup qu’il y a des périodes charnières dans l’histoire de l’humanité. La révolution industrielle en a été une. Pendant cette révolution, un des enjeux majeurs a été d’établir une responsabilité objective des employeurs, des chefs d’usines, envers leurs ouvriers, parce qu’il y avait de plus en plus d’accidents du travail (3). Cette bataille s’est déroulée en grande partie dans les tribunaux.
Aujourd’hui, on est dans un type de révolution du même ordre, en pire parce qu’on court à la catastrophe. Le défi est grand et nécessite une vraie révolution politique, sociale, culturelle et juridique. On doit aller vers une responsabilité objective des pollueurs vis-à-vis des pollués et avoir ce débat dans toutes les sphères d’activité de l’humain.
En 1945, on faisait naitre la Sécurité sociale sur cette question de la responsabilité objective des patrons et des ouvriers. On doit inventer demain un régime de protection socio-environnementale qui permette de protéger tout le monde des dommages du réchauffement climatique.
Aujourd’hui se joue la bataille pour établir une protection sociale environnementale dans tous les domaines : les pesticides, l’amiante, les algues vertes, ou pour une protection face à la montée des eaux qui menace des logements, etc.

Propos recueillis par Martha Gilson

(1) « Ester en justice » : soutenir une action en justice comme demandeu·se ou comme défendeu·se.
(2) Greenpeace France, la Fondation pour la nature et l’homme et Oxfam France
(3) Ça a été toute une bataille, à la fois politique, sociale et juridique et, à la fin du 19e siècle, une loi a reconnu la responsabilité objective de l’entreprise dans les accidents du travail. Cette loi a été soutenue par une partie des patrons, qui avaient besoin de prévisibilité, et une partie des ouvriers, qui avaient besoin d’être sûrs d’être indemnisés en cas d’accident. Elle a été combattue par une autre partie des patrons, qui ne voulaient pas payer mais voulaient être exonérés, et par une autre partie des ouvriers qui considéraient qu’elle exonérait en partie les patrons, car l’encadrement contraint les intérêts qui pourraient être plus grands.


Pakistan, Colombie, USA : des précédents encourageants
Depuis 2015, les litiges devant les tribunaux, portés par des citoyen·nes, se multiplient à travers le monde. Au Pakistan, la Haute Cour de justice de Lahore, saisie par un agriculteur, a ordonné la mise en place d’un conseil climatique pour contraindre le gouvernement à agir. 2018 a été une année marquante : les droits de la nature ont progressé grâce à la mobilisation citoyenne.
La Cour suprême de Colombie a donné raison, le 5 avril, aux 25 enfants et jeunes qui, avec le soutien de l’association Dejusticia, ont attaqué en justice le gouvernement colombien, l’accusant de ne pas protéger leurs droits à la vie et à un environnement sain. Afin de protéger cet écosystème vital, la Cour suprême a reconnu l’Amazonie colombienne comme sujet de droit, tout comme l’avait fait la Cour constitutionnelle avec la rivière Atrato en 2017. L’État colombien a donc le devoir de protéger, conserver, entretenir et restaurer la forêt.
Aux Pays-Bas, la justice a donné raison en octobre 2018 à l’association Urgenda, qui a porté un recours juridique en 2015, au nom de 886 citoyen·nes néerlandais·es : le gouvernement a l’obligation légale, d’ici la fin de l’année 2020, de réduire ses émissions de CO2 d’au moins 25 % — à leur niveau de 1990 —, afin de protéger sur le long terme la vie des populations néerlandaise et du reste du monde, obligation consacrée par la Convention européenne des droits de l’homme.
Aux États-Unis, 21 jeunes ont porté plainte contre le gouvernement en 2015. Soutenue par l’association Our Children’s Trust, l’action en justice connaît plusieurs rebondissements. L’administration Trump a essayé à plusieurs reprises de pousser la Cour suprême à juger cette action irrecevable. Malgré l’autorisation de l’action en justice en 2018, le procès n’a toujours pas eu lieu. La bataille judiciaire est toutefois engagée.
Ces exemples le montrent : il est possible de mobiliser le cadre juridique pour plus de justice environnementale. Sur le terrain, les réalisations concrètes n’apparaissent pas encore, mais ces actions permettent de médiatiser des urgences environnementales et participeront, on l’espère, à une transformation des pratiques.

Droits de la nature, ou droit des humains à vivre dans un environnement sain ?
Ce sont au départ deux approches philosophiques très différentes. Les droits de la nature relèvent d’une approche holiste du monde, tandis que le droit à un environnement sain est le fruit d’une philosophie très occidentale, qui met l’humain au centre de tout et part de la responsabilité humaine sur l’environnement. Ce ne sont pas les mêmes branches du droit, même si, depuis quelques années, on voit qu’elles ont tendance à se réunir, parce que finalement on en vient à l’idée que les deux veulent dire la même chose.
À l’arrivée, ces deux approches se rejoignent. Sur un plan concret, l’être humain n’aura pas d’environnement sain si on ne respecte pas l’ensemble des écosystèmes. Sur un plan juridique, on se rend compte qu’attribuer des droits à la nature veut dire limiter l’action de l’humain, encadrer la responsabilité humaine. Une grande convergence de toutes ces traditions philosophiques, politiques et juridiques s’exprime aujourd’hui du fait de l’emballement de la crise climatique. MT
La bataille de l’amiante

La bataille pour la reconnaissance des victimes de l’amiante se joue au niveau des tribunaux. Plus de vingt ans après l’interdiction de l’amiante, son procès pénal est toujours au stade de l’instruction. Et le temps presse : l’Association des victimes de l’amiante et autres polluants (AVA) estime que l’exposition à cette fibre reconnue cancérogène dès 1973 et prohibée en janvier 1997 est responsable de dix morts par jour, soit de 3 000 à 5 000 morts par an. L’association et le cabinet Dupond-Moretti & Vey ont annoncé le 8 janvier 2019 le lancement d’une citation directe collective des victimes de l’amiante, visant les responsables nationaux de cette catastrophe sanitaire. L’enjeu ? Établir la causalité entre l’exposition des victimes au produit cancérogène et la responsabilité des entreprises. Un procès pénal est espéré d’ici un an et demi et l’AVA a lancé un appel « à toutes les victimes » pour grossir le dossier des plaintes. Une condamnation au pénal ferait jurisprudence et permettrait que ce type de scandale sanitaire ne se reproduise plus. Contact : Association des victimes de l’amiante et autres polluants, BP no 70012, 75721 Paris cedex 15, tél. : 07 69 99 95 07, ava.amiante@gmail.com, https://victimes-amiante.info


Notre affaire à tous

contact@notreaffaireatous.org
https://notreaffaireatous.org

Nous voulons des coquelicots
Cet appel pour l’interdiction de tous les pesticides de synthèse, lancé en septembre 2018, est un exemple concret de mobilisation citoyenne pour faire bouger la loi. La pétition se poursuit avec la création d’assemblées locales qui se réunissent le premier vendredi de chaque mois et permettent en parallèle de construire un mouvement par le bas, au-delà de l’adhésion pétitionnaire. Retrouvez les différents lieux de rassemblement sur le site : https://nousvoulonsdescoquelicots.org

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