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Décroissants et des débats

Guillaume Gamblin

Quels sont les débats qui animent les acteurs et les actrices de la décroissance ?
Les sujets qui sont travaillés aujourd’hui ? Silence est allé interroger un certain nombre de protagonistes du mouvement décroissant porteu·ses d’une vision émancipatrice de celle-ci.

Après un colloque sur la décrois­sance organisé à Lyon en 2002 (1), ce mouve­ment d’idées a pris un essor rapide « parmi les activistes, les écologistes politiques, les milieux des écovillages ou encore du low-tech », estime François Schneider, cher­cheur et coanimateur de Can Decreix, lieu d’expérimen­tation décroissante. En France, il a été porté également par les antipubs et les cyclistes militant·es.
Mais « il n’y a pas beaucoup de campagnes politiques axées sur la décroissance, estime-t-il. Il n’y a pas encore eu de forum social mondial ou européen sur la décroissance. »
Pourtant, note Serge Latouche, des débats sur la décroissance ont été bien présents au sein de nouvelles formations politiques telles que Podemos en Espagne, Syriza en Grèce, et le Mouvement Cinq-Étoiles en Italie. L’économiste estime aussi que le pape François a per­mis de diffuser cette idée parmi les catholiques (2).

Une logique de rupture qui dépasse les symptômes

Comment faire avancer le mouvement de la décroissance socialement et politiquement ? « Il pourrait y avoir de meilleures alliances avec d’autres mouvements, poursuit François Schneider. Mais la spécificité de notre mouvement reste de remettre en cause la croissance. Les mou­vements pour la transition ou pour le climat ne l’abordent pas trop. Ces mouvements facilitent les convergences mais ne remettent pas en cause la logique de croissance. »
Selon Renda Belmallem, qui étudie l’internationa­lisation de la décroissance à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), le mouvement décrois­sant ne doit pas se laisser enfermer dans le champ éco­nomique et la thématique climatique. Au Parlement européen de Bruxelles, lors de rencontres sur la décroissance organisées en 2018, la « méconnaissance de nos représentant·es politiques a orienté les débats autour de problématiques majoritairement économiques, parce que lorsque l’on ne connait pas la décroissance on pense souvent qu’il s’agit d’une théorie économique, constate-t-elle. De plus, les débats ont beaucoup porté sur le changement clima­tique. Mais pour les décroissants, si le changement climatique est un défi de notre siècle, il n’est qu’un symptôme de plus qui démontre les limites et le drame du système capitaliste. Mais la décroissance va bien plus loin dans la critique du paradigme actuel. La décroissance a un sens car il ne s’agit pas de trouver une solution d’urgence, il s’agit d’une nécessité sociétale de changer nos modes d’existence quand bien même il n’y aurait pas de changement climatique. »

« De même qu’elle est antiproductiviste, la décroissance est féministe »

Parmi les nouveaux débats qui ont émergé au sein de la décroissance, le féminisme cherche à se faire entendre en tant que dimension fondamen­tale. À l’occasion des rencontres décroissantes de Malmö en 2018 s’est tenue une rencontre "pour des
alliances décroissantes féministes« (Feminisms and Degrowth Alliances, FaDA), qui a fait suite à une première rencontre à Budapest en 2016. »On doit trouver un moyen d’incorporer le féminisme au discours sur la décroissance en construction, explique Renda Belmallem, devenue à cette occasion l’une des coordinatrices du groupe international FaDA. De la même manière que la décroissance est anticapitaliste et antiproductiviste, elle est féministe. Cela rejoint, entre autres, l’écoféminisme."
En effet, l’exploitation des femmes s’enracine entre autres dans le capitalisme et le producti­visme. Si l’égalité consiste, pour les femmes, à devenir de parfaits homo oeconomicus et, pour la société, à saluer l’ascension des femmes dans le système de destruction de la planète, il y a un problème. Plutôt que de tout rapporter au marché du travail, une décroissance féministe amènerait, entre autres, à valoriser le pouvoir des femmes dans la sphère publique hors du marché et, paral­lèlement, à revaloriser la prise en charge mascu­line et/ou collective des tâches domestiques.
Qu’en est-il des débats et des tensions à propos de la bioéthique entre féminismes et certaines cri­tiques radicales de la technologie ? « Des discussions sont ouvertes sur ces sujets. La procréation médicale­ment assistée a été discutée comme pouvant contribuer à la liberté pour les femmes, elle donne davantage de choix aux couples qui ne peuvent pas procréer, notam­ment les couples LGBTI. Ensuite se pose la question de jusqu’où on va techniquement. Quelles limites posons-nous à l’usage des technologies ? Des penseurs comme Illich peuvent nous aider à y réfléchir. La gestation pour autrui pose déjà davantage de questions épineuses. »
Ces positions ne sont pas partagées par toutes les composantes de la décroissance, selon qu’elles privilégient les critères de limitation technolo­gique ou ceux de l’émancipation personnelle et col­lective, mis en avant dans les milieux féministes.

Quelles limites pour quel projet de société ?

« Cela nous ramène à la question des limites », esti­ment Anitra Nelson, chercheuse australienne en environnement, et François Schneider. On ne peut pas mettre sur le même plan la nécessité de respecter les limites de la planète et celle de res­pecter des limites de genre qui seraient considé­rées comme « innées » et indépassables. Il ne s’agit pas du même type de « limites ». Certaines sont physiques, d’autres sont davantage construites socialement et culturellement.
C’est autour de cette question des limites que se joue, pour beaucoup, la ligne de partage entre approches libératrices et approches réaction­naires de la décroissance, dans un contexte où l’on assiste à une volonté de récupération de ce sujet par certains courants des droites extrêmes. À l’instar de la revue Limite, issue de la « Manif’ pour tous ». « Cette revue et certains milieux décrois­sants réactionnaires choisissent le pilier ‘limites’ de la décroissance, mais évacuent son pilier ‘émancipation’ », résume Valentine Porche, l’une des animatrices du Réseau universitaire décroissant (RUD) à Lyon.
Et d’ailleurs, pour Renda Belmallem, l’ex­trême-droite en constitue une, de limite à ne pas franchir, dans la recherche d’alliances politiques à construire au sein du mouvement décroissant. Un avis largement partagé parmi les personnes rencontrées pour ce dossier.

Un terme fort
Le terme de « décroissance » est-il toujours pertinent aujourd’hui ? À la confé­rence au Parlement européen de Bruxelles en 2018, il était de bon ton d’em­ployer le terme de « post-growth » (post-croissance) plutôt que de décroissance pour être entendu par les politiques. Mais cela même reflète la force du terme « décroissance », estime François Schneider : « Ce mot ne peut pas trop être dévoyé, récupéré, car il fait peur. Il garde sa signification et sa force. » « Le terme ‘décroissance’ est avant tout un slogan et un horizon de sens », complète Serge Latouche.

Décroissance et effondrement

Autre gros « dossier » : l’effondrement. Selon Serge Latouche, en 2002, on disait qu’il fallait la décroissance pour éviter l’effondrement ; ce qui a changé, c’est qu’aujourd’hui on ne l’évitera pas. Il faut travailler à gérer et organiser la transition, l’ « après ». Le professeur émérite d’économie croit à la pédagogie des catastrophes. « La canicule de 2003 a beaucoup joué dans la propagation de l’idée de décroissance, bien plus que nos efforts », estime-t-il. Actuellement, il n’y a pas de rapport de force suf­fisant pour sortir politiquement de la logique de la croissance économique, mais un effondrement peut nous ouvrir des opportunités. Il faut saisir le « moment historique », comme cela avait pu être fait en 1936 avec le Front populaire après la crise économique, poursuit-il.
Pour Anitra Nelson, les discours sur la rési­lience face à la catastrophe invitent à « faire avec » les problèmes plutôt qu’à les éviter. Ils traitent les symptômes. À l’opposé de la démarche de la décroissance qui vise à combattre la source des problèmes. Pour François Schneider, avec la col­lapsologie (3) le risque est de « préparer le chemin à force de l’accepter ».

Inventer des récits alternatifs

Une autre thématique prend elle aussi de l’importance : la nécessité de développer une autre vision, de nouveaux récits. Pour François Schneider, il est important de développer des récits qui ne soient pas tout roses mais qui soient réalistes. Qui laissent place aux désaccords et aux difficultés rencontrées sur le chemin, tout en donnant la part belle aux coopérations, à la confiance les un·es dans les autres, qui montrent comment on peut se coordonner, comment il est possible de s’organiser horizontalement.
Ces récits, ces visions d’un avenir possible et désirable, motivent pour agir. « Le manque de vision cohérente est criant, nous avons besoin de construire un nouveau récit cohérent face aux récits de crois­sance et de fermeture, estime François Schneider. On prépare le nouveau système par le développement présent des alternatives. Pour le moment, elles sont surtout des formes de survie dans le système actuel. Le nouveau système ne sera pas la simple somme de ces alternatives dans leur diversité. La diversité est néces­saire mais pas suffisante. Il ne suffit pas de ‘tirer dans toutes les directions’, il nous faut comprendre comment les différentes alternatives et les initiatives politiques vers la décroissance peuvent se renforcer les unes les autres. »

Quels outils technologiques pour la décroissance ?

Quels outils utilisons-nous pour faire avancer la décroissance et nous organiser ? Les réseaux internationaux de recherche sur la décroissante utilisent principalement internet pour communi­quer entre eux, admet François Schneider.

Ces limites qui nous libèrent
« Il existe des limites libératrices, estime Anitra Nelson. Par exemple, moins de voiture en ville. » François Schneider cite encore « les limites à la publicité, aux inégalités, au temps de travail, qui libèrent pour nous de l’espace mental et du temps. Limiter la monétarisation de toutes choses libère également plein d’autres formes de relations. À l’inverse, le capitalisme nous impose, de fait, de nombreuses limites, des limitations très fortes à nos existences, mais elles ne sont pas proclamées, elles sont invisibles ».

Même s’ils essaient autant que possible d’uti­liser les logiciels libres et de se libérer de l’em­prises des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), on peut se demander si cette omniprésence de l’outil web et de l’écran est cohérente jusqu’au bout avec le projet de la décroissance. « Nous sommes complètement pris dans les contradictions liées aux technologies et à nos modes de vie », constate Valentine Porche. Une dépen­dance généralisée dont, de l’avis de tou·tes, il est particulièrement difficile de se désengluer. Serge Latouche rappelle qu’Ivan Illich parlait de déve­lopper le techno-jeûne.
« Vu le niveau de globalisation, nous avons besoin de nous organiser avec l’aide d’outils informatiques simples, qui peuvent d’ailleurs, dans le cadre de la décroissance, constituer des alternatives à l’hypermo­bilité », estime pourtant François Schneider (4).

Et le pic de pétrole ?
Qu’en est-il du pic de pétrole ? Omniprésent dans les années 2000, il semble
presque absent des débats contemporains. Le pic de pétrole conventionnel a
officiellement été dépassé en 2006 mais la persistance du système a été rendue
possible par le recours à des pétroles non conventionnels… dont le coût écologique
est catastrophique. Schistes bitumineux et autres huiles de roche constituent
ce que Serge Latouche appelle « l’énergie du désespoir ».

Colonialisme, non-violence et fins de mois

Parmi les débats bien présents au sein de la décroissance figure encore celui du lien avec le colonialisme, qui était au coeur des échanges lors de la conférence internationale de Mexico en 2018. Le débat est porté notamment par des chercheu·ses comme Ashish Kothari, Ulrich Brand et Miriam Lang.
Toutefois, le lien entre décroissance, guerre et non-violence n’est quasiment pas abordé lors des conférences internationales, constate Renda Belmallem. Le lien est pourtant évident et pour­rait donner lieu à de fructueuses recherches.
Enfin, l’actualité sociale nous rappelle l’impor­tance de relier la décroissance avec les préoccupa­tions sociales et les problèmes de « fins de mois ». Des populations se sentent laissées pour compte. Pour elles, parfois, consommer peut constituer une forme de réalisation sociale. La simplicité volontaire ne doit pas signifier une quelconque acceptation du paupérisme ou de la précarité subie. Mais l’articulation entre décroissance et société d’abondance conviviale et solidaire a plus que jamais besoin d’être réaffirmée et concrétisée.

Décroissance et transition
Le mouvement des villes et territoires en transition se développe depuis
les années 2010 en France. Il part, comme la décroissance, du constat de la
fin du pétrole mais se développe selon une logique pragmatique de mise en
oeuvre d’alternatives concrètes, en étant inclusive envers les institutions,
alors que la décroissance part d’une remise en cause des logiques économiques
et porte dès le départ une logique de lutte et des débats politiques
importants. Un dossier de Silence revient sur le lien entre décroissance et
transition : « Transition et engagements politiques », n° 417, novembre 2013,
téléchargeable sur www.revuesilence.net.

(1) Co-organisé par L’Ecologiste, Silence, Casseurs de pub, La Ligne d’horizon, l’Institut pour la relocalisation de l’économie et Jacques Grinevald, professeur à l’Institut universitaire du développement de Genève, disciple et ami de Nicholas Georgescu-Roegen.
(2) Notamment dans son encyclique Laudato Si, publiée en 2015, texte vivement critiqué par Paul Ariès dans son livre La Face cachée du pape François, Max Milo, 2016.
(3) La collapsologie est l’étude de l’effondrement. Voir notamment l’ouvrage Comment tout peut s’effondrer, de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Seuil, 2015.
4) Une des manières de se relier est aussi de se déplacer en train, comme
François Schneider et Anitra Nelson l’ont fait à travers l’Europe à l’automne
2018 pour présenter leur livre sur la décroissance et l’habitat.

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