Article Alternatives Santé

Derrière les zones blanches, les enjeux d’espaces déconnectés

Martha Gilson

Les zones blanches (non couvertes par le réseau de téléphonie ou d’internet mobile) sont devenues peau de chagrin en France et se situent le plus souvent dans des régions montagneuses et peu habitées. Alors que des associations se mobilisent pour dénoncer les dangers de l’omniprésence des ondes, quels sont les enjeux de la préservation de territoires « sans ondes » ?

Régulièrement depuis les années 2000, l’État, par le biais de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep) s’engage pour réduire le nombre de zones blanches sur son territoire (1) et l’Union européenne met actuellement en place un plan pour couvrir une grande partie du territoire avec la 5G. (2) Dernier accord en date en France : le ministère de la Cohésion des Territoires a négocié en janvier 2018 avec les quatre opérateurs de téléphonie français (Orange, SFR, Bouygues, Free) pour qu’ils mettent les bouchées doubles dans l’équipement du territoire. (3) L’État entend par là lutter pour davantage d’équité entre l’urbain hyper-connecté et le rural souvent oublié car jugé peu rentable par les géants de la téléphonie mobile. Une analyse que ne partagent pas les personnes électrosensibles, pour qui ces zones sont des îlots préservés qui leur permettent de se ressourcer.

Des endroits indispensables

Les zones blanches sont un enjeu médical pour les personnes électrosensibles. Elles sont un espace de ressourcement indispensable pour les plus gravement touchées et qui souffrent de forts maux de têtes et de problèmes de sommeil. La préservation des zones blanches a fait l’objet de mobilisations, comme en 2010 dans la Drôme. Durant 4 mois, de juin à octobre, une centaine de personnes électrosensibles se sont relayées pour occuper cette zone blanche, la forêt de Saoû, appartenant au Conseil général de la Drôme, afin d’obliger l’État à créer des zones blanches et par là même, à reconnaître l’électrosensibilité. L’association Une Terre Pour Les EHS est née en mars 2011 suite à cette l’occupation. Par ailleurs, créée en 2014, l’Association Zones Blanches se mobilise pour monter un projet concret la création d’un lieu d’accueil médico-social en « zone blanche » dans les Hautes-Alpes. (4)
Toutefois, les zones blanches ne sont pas une fin « en soi » pour les associations de personnes électrosensibles. Pour le Criirem, si la présence de zones blanches est aujourd’hui salutaire pour soulager les personnes électrosensibles, ce n’est pas le fond du problème. Accéder à une zone blanche permet une prise en charge des effets négatifs des ondes à court terme et ciblée. Cette réponse ne prend pas en compte la protection de la population dans son ensemble. « L’OMS classe l’exposition aux rayonnements non ionisants parmi les facteurs de risque de cancer à éviter, et aucune mesure de long terme n’est prise actuellement pour limiter l’exposition de la population à ces ondes » s’indigne l’association. Elle multiplie les audits pour faire baisser les valeurs limites d’exposition aux ondes, et milite pour une législation qui protégerait l’ensemble de la population. Peser dans le débat public est cependant bien difficile. Sophie Pelletier du Priartem relève avec justesse ce paradoxe : « On est schizophrène : d’un côté les pouvoirs publics reconnaissent qu’il y a un problème et de l’autre ils soutiennent une fuite en avant technologique ».

Revendiquer des espaces de déconnexion

Au-delà des personnes électrosensibles, les zones blanches, quand elle sont choisies et non subies, présentent des intérêts relationnels. Xavier Prono, lecteur de Silence, a expérimenté lors d’un séjour en Ariège deux semaines déconnectées. (5) Sans préavis, lui et sa compagne se sont retrouvés dans un camping où le « réseau » ne passait pas. Peu au fait de l’électrosensibilité, le couple a néanmoins apprécié de couper ce fil à la pâte et les notifications incessantes, pour profiter de l’instant présent avec les personnes autour d’eux, avec qui on réapprend à demander son chemin, la météo pour le lendemain, etc. Autre effet positif pour le couple : ne plus s’angoisser lorsqu’on n’a pas de nouvelles de ses proches ou de l’actualité plusieurs fois par jour. « Pas de nouvelle, bonne nouvelle ! » plaisante Xavier. Rentrés en ville, leurs habitudes se sont trouvées changées : le téléphone portable est coupé plus tôt, la distance prise avec l’utilisation des écrans permet d’être plus attenti·ves, etc.
À contre-courant du « tout connecté », des dispositifs peuvent être mis en place pour créer des zones de sobriété électromagnétique. Le Centre d’art contemporain de Lacoux (Ain) en a testé quelques-uns en août 2018. (6) Par exemple : demander au responsable de désactiver le wifi sur la box, mettre une affiche sur la porte du lieu et à d’autres endroits stratégiques pour indiquer qu’il s’agit d’une « Zone de Sobriété Electromagnétique », ou encore avant chaque début de conférence, prendre le temps de demander aux personnes d’éteindre leur téléphone.
Les espaces alternatifs qui font le choix de la sobriété énergétique se multiplient. Le Fouilla Fest, festival militant et convivial à Marcoux en Isère en septembre 2017 a invité les festivaliers et les festivalières à créer des espaces sans ondes. L’association des Amis de Silence propose chaque été des rencontres qui permettent de l’expérimenter, en limitant l’usage d’outils électriques, en privilégiant le covoiturage et l’utilisation de cuiseurs économes à bois pour la cuisine, et bien sûr en prenant de la distance vis-à-vis des outils de communication sans fil.

Détournement capitaliste d’un enjeu sanitaire et social

Force est de constater que les lieux de vacances, campings ou chambre d’hôtes, qui proposent ce type de cadre, se multiplient ces dernières années, pour le meilleur... et pour le pire. Si on trouve des lieux conviviaux d’échange, à l’instar de la Ferme Les Bouriès où s’est rendu Xavier, de nombreuses entreprises proposent des séjours de « déconnection » bien loin d’un approche alternative et émancipatrice. Des agences de voyages en ligne se sont spécialisées dans les séjours sur mesure « digital detox » en Europe. Elles proposent des séminaires et des formations pour « vivre l’expérience de la déconnection ». Loin des discours critiques sur l’économie des nouvelles technologies, leur fabrication, leur accessibilité, ces entreprises s’arrêtent au constat de la surconsommation. Elles proposent alors des usages raisonnés « clefs en main », lors de séjours dans des endroits touristiques accessibles aux portefeuilles aisés. L’exposition aux ondes et aux écrans est présentée comme une pratique personnelle et n’est pas questionnée comme choix de société. Il faut alors payer pour le droit à un environnement sain. La surcharge d’ondes dans l’environnement a été imposée dans les espaces publics, et une zone non surchargée acquiert aujourd’hui une valeur marchande.
Le choix de vivre, au moins même temporairement, dans des zones blanches, ne devrait pas être un produit marketing à vendre, mais un choix politique individuel et collectif : le choix d’être connecté.

Martha Gilson

(1) En France selon un rapport de l’ARCEP de décembre 2009, 99,82 % de la population était exposés aux ondes émises (à l’extérieur des bâtiments) par les réseaux de téléphonie mobile, pour 97,7 % du territoire. Ces zones sont à différencier d’endroits qui ne seraient pas desservis par le réseau filaire, téléphonique ou internet. Pour couvrir les zones dites « blanches », les pouvoirs publics (État, collectivités locales) peuvent subventionner les opérateurs privés. Une association à but non lucratif peut également prendre en charge la couverture d’une zone blanche.
(2) Qui doit permettre l’accès à un débit allant au-delà de la barre des 10 Gbit/s.
(3) En échange du renouvellement des fréquences qu’ils exploitent, et qu’ils se disputaient jusque-là au plus offrant, ces derniers vont devoir équiper des zones qui leurs seront désormais désignées par l’État. D’ici à 2020, date à laquelle Emmanuel Macron a promis un accès au « bon débit » Internet pour tous fixes et mobiles, la totalité du plan sera lancé, même s’il ne sera pas entièrement achevé. Sa partie la plus importante consister à couvrir les « zones blanches ». La confusion ici est entretenue entre l’accès à la téléphonie et à internet, qui peuvent être filaires, et l’imposition des systèmes sans fil.
(4) http://asso-zonesblanches.org
(5) Les Bouriès, hameau « Angouls », 09140 Seix, tél. : 05 61 04 85 84.
(6) Dans le cadre d’une exposition du projet « Titre à Venir, Un Monde à Inventer », expérimentation au long cours mettant en valeur un processus de création collaboratif et participatif autour des questions sur l’état de notre monde et le pouvoir d’agir sur notre futur.

Ressources

Priartem (Pour rassembler, informer et agir sur les risques liés aux technologies électromagnétiques), 5 Cour de la Ferme Saint-Lazare, 75010 Paris, tél : 01 42 47 81 54, www.priartem.fr
Criirem (Centre de Recherche et d’Information Indépendant sur les Rayonnements Electromagnétiques non ionisants), 19-21 rue Thalès de Milet, 72000 Le Mans
www.criirem.org
Robin des Toits (Association nationale pour la sécurité sanitaire dans les technologies sans fil), 55 rue des Orteaux, 75020 Paris, tél. : 01 47 00 96 33, www.robindestoits.org
Une terre pour les EHS, 25 rue du Glissoir, 04200 Sisteron, www.uneterrepourlesehs.org

Pour aller plus loin
Ondes noires, court métrage de Ismaël Joffroy Chandoutis, Le Fresnoy, 2017, 21 min.


Les Ami-e-s de S!lence

L’association des Ami-e-s de S!lence a pour but de favoriser les liens, les rencontres et les actions entre les lectrices et lecteurs de la revue alternative S!lence, et promouvoir l’écologie, les alternatives et la non-violence, dans l’esprit de la revue. Les Ami-e-s de S!lence vous invitent à vivre et partager sur l’écologie, la décroissance, l’autonomie et la non-violence… lors de ses Rencontres annuelles : en partageant la vie quotidienne d’un camp auto-construit et autogéré dans la simplicité et la joie de vivre. Un lieu et un temps de partages pour échanger des expériences, des pratiques et des savoirs par le biais d’ateliers, ouverts à tou·tes, apprendre à s’organiser collectivement en autogestion et prendre des décisions au consensus et se régaler avec une cuisine bio, locale, végétarienne et sans alcool. Les Rencontres sont aussi l’occasion de profiter de plaisirs simples comme chanter, danser, conter, jouer… et de vivre plein d’autres expériences. Le programme est fait par tou·tes ! http://amies.revuesilence.net, tél. : 07 58 20 29 86.

Silence existe grâce à vous !

Cet article a été initialement publié dans la revue papier. C'est grâce à vos abonnements et à la vente de la revue que nous pouvons continuer à proposer des alternatives à la société consumériste et destructrice actuelle. Sans publicité, sous forme associative, notre indépendance et notre pérennité dépendent de votre engagement humain et financier !

S'abonner Faire un don Participer