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Les utopies de Rutger Bregman et les nôtres

Danièle Garet

Rutger Bregman, jeune historien et journaliste hollandais, est très en vogue depuis la parution de son livre Utopies réalistes en 2017. Il n’est pas proche de Silence mais défend pourtant sans relâche des propositions qui nous intéressent.

Selon Rutger Bregman, nous avons réalisé l’utopie de nos ancêtres du Moyen Âge : « le pays de Cocagne », une société d’abondance matérielle et de liberté individuelle. Mais cela ne nous a pas apporté le bonheur et ne concerne qu’une partie de la population mondiale. Nous avons besoin d’une nouvelle utopie qui redonnerait sens à nos existences blasées et qui viserait à partager notre prospérité avec l’ensemble de la planète. Pour cela, une quadruple proposition : éradiquer la pauvreté partout où elle subsiste, instaurer un revenu universel de base, réduire drastiquement la durée du travail, ouvrir les frontières.

Ce qu’il faut aux pauvres, c’est de l’argent !

Sur la pauvreté, fidèle à sa méthode consistant à livrer des exemples et histoires concrètes plutôt que des argumentations théoriques, il raconte l’expérience d’une organisation caritative, à Londres, en 2009. « Cette organisation travaillait depuis de nombreuses années avec des personnes vivant dans la rue depuis longtemps, parfois 40 ans. Tout avait été essayé, tout avait échoué. L’organisation a alors décidé de tenter une chose folle : donner à 13 de ces personnes 3000 livres [environ 3 500 euros] chacune, sans condition ni contrepartie. Le scepticisme dominait : »oh, ils vont dépenser cet argent en drogue ou en alcool, ils ne savent pas gérer de l’argent« . Or un an après, 7 d’entre eux avaient un toit sur leur tête et deux étaient sur le point d’en avoir un. Un résultat spectaculaire ! Ils avaient dépensé l’argent, l’un pour une prothèse auditive, l’autre des cours de jardinage, la plupart avait renoué contact avec leurs familles, leurs enfants etc. Et le plus intéressant, c’est que l’organisation a économisé beaucoup d’argent avec cette expérience, car cela coûte très cher de laisser les gens dans la rue, si l’on compte les coûts de santé, les délits, le gaspillage de potentiel humain. » Bregman, à partir de cas comme celui-ci, dénonce les programmes d’aide sociale paternalistes et inefficaces et propose une utilisation des budgets bien plus simple : donner l’argent aux pauvres, qui sauront très bien quoi en faire.

L’inégalité majeure du lieu de naissance

Son raisonnement est le même à propos de l’ouverture des frontières aux migrant·es. Reprenant le langage des « réalistes » et chiffres à l’appui, Bregman démontre qu’il est très coûteux de refouler les migrant·es. L’aide occidentale au développement des pays pauvres (5 billions de dollars au cours des 50 dernières années) n’aurait qu’une efficacité très limitée. En revanche, l’ouverture des frontières enrichirait tout le monde, pays de départ et pays d’accueil, lesquels dépendent de toute façon déjà du travail immigré. « L’ouverture des frontières mettrait fin à l’inégalité majeure d’aujourd’hui, qui n’est plus liée à une classe sociale mais au lieu de naissance. 60% de votre revenu dépend du pays dans lequel vous êtes né. »

La semaine de 15 heures

Pendant un siècle à partir de 1850 environ, la tendance globale a été à la réduction des temps de travail (congés payés, semaines de 5 jours etc.) et aux prévisions confiantes dans un « avenir de loisirs », grâce aux machines. Dans les années 1970, « la fin du travail » semblait imminente, certaines analyses anticipaient l’ennui comme problème futur. Puis, à partir des années 1980, la tendance se renverse. Le temps de travail cesse de diminuer, voire il augmente. En outre, sous l’impact de la « révolution féministe » et de l’entrée massive des femmes dans l’emploi salarié, les foyers sont de plus en plus stressés par le manque de temps. « Que s’est-il passé ? Tout simplement le consumérisme. Au lieu de profiter des gains de productivité apportés par les machines pour travailler moins, nous avons choisi de consommer plus, et donc produire plus, travailler plus. » Et Bregman de citer par ailleurs une étude indiquant qu’une réduction de moitié du temps de travail au niveau mondial diminuerait aussi de moitié les émissions de CO2 du 21e siècle (1). C’est ainsi qu’il propose de viser la semaine de travail de 15 heures (2).

Revenu de base et « boulots de merde »

Si les robots nous permettent de très peu travailler, nos revenus ne peuvent plus dépendre du travail. D’où le « revenu de base » dont Bregman est le chantre dans son pays. Un revenu versé à tout le monde sans condition et qui permettrait de s’affranchir des « boulots de merde » (3). Ceux que l’on fait sans plaisir, souvent même dans la souffrance, en les sachant inutiles, voire nuisibles, dans la seule obligation d’avoir un revenu pour vivre. Pour Bregman, la « loi » qui veut que les boulots les plus nuisibles soient aussi les mieux payés, et inversement, n’a rien de naturel et pourrait donc être renversée.« La seule grève de banquiers de l’histoire a eu lieu en Irlande dans les années 70. Une grève très dure de 6 mois, mais qui n’a abouti à rien car les Irlandais ont très vite réinventé leur propre monnaie et les pubs ont pris le relais des banques ! Une grève des éboueurs pose en revanche très vite de vrais problèmes. »

Bregman affirme là encore sa confiance dans les gens. « Le revenu de base, c’est la liberté de faire plein de choses. Mais je pense d’abord à la liberté de prendre des responsabilités au sein d’une société, envers les autres [...] Les anarchistes, tellement ridiculisé·es, ont raison. On peut compter sur les gens, leurs tendances naturelles les portent à la coopération et à une vie sociale, comme l’a montré Kropotkine, et au contraire de ce que l’on veut sans cesse nous faire croire. » Ainsi, le revenu de base ne conduirait pas à « l’oisiveté, mère de tous les vices » mais à un réajustement plus harmonieux des activités avec les besoins réels des sociétés.

Les utopies de Bregman...

Le programme de Bregman est souvent critiqué pour ce qu’il est, utopique pour le moment, et donc sans souci immédiat de « réalisme ». Critique qui choisit une mauvaise cible, alors qu’elle peut être développée sur d’autres plans. L’apesanteur politique des propositions de Bregman interroge. La critique du capitalisme n’est jamais frontale, les intérêts divergents sont gommés. Son approche du traitement de la pauvreté peut revenir au fond à déplorer le « pognon de dingue » (4) consacré aux aides sociales et à adopter le discours de la « responsabilisation » de chacun·e. Son diagnostic de départ interloque. Comment peut-on dire : « nous n’avons jamais été aussi riches » et décrire l’Occident comme « pays d’abondance » alors que la Terre n’a jamais été aussi dévastée, air, sols, océans, pollués et bientôt stériles, biodiversité décimée ? La vision d’un avenir où les robots feront tout le travail, outre sa naïveté technophile, fait l’impasse notamment sur l’après-pétrole et les problèmes liés à l’extraction des terres rares (5). Hormis de façon très superficielle, Bregman n’intègre pas la donne écologique ni la décroissance.

... Et les nôtres

Reste que ouverture des frontières, réduction du temps de travail et revenu de base sont des idées enthousiasmantes et qui font leur chemin en partie grâce à son engagement. On peut le suivre dans la réhabilitation décomplexée de l’utopie mais aussi dans l’idée comme force de changement. À la fin d’un débat, à la traditionnelle question « tout ça est bien joli, mais qu’est-ce qu’on peut faire concrètement ? », il répond « Mais ce que nous sommes en train de faire, parler, débattre, faire avancer des idées, c’est concret et c’est puissant ». On peut adhérer à son refus du pessimisme (pas facile !) et du catastrophisme, à la reconquête du « langage du progrès ». « Gaulois réfractaires au changement » disait l’autre (6) : que nenni, nous réclamons les changements et les réformes, à commencer par celle du secteur financier par exemple. Méritocratie, bien sûr, les personnels de soin doivent gagner plus que les lobbyistes !

Ainsi vivent les utopies de frontières ouvertes, revenu de base et temps de travail réduit, mais intégrées dans celles d’un monde où, par exemple, les « biens communs » limitent fortement la sphère d’exercice des lois du marché. Où la disparition des emplois ne fait pas disparaître le travail comme contribution sociale utile (7), par exemple dans le cadre d’une agriculture paysanne nécessitant davantage de main-d’oeuvre et non davantage de robots. D’un monde qui privilégie au contraire les low tech (technologies simples, robustes, appropriables localement), qui met en œuvre le scénario de transition énergétique Négawatt (8) etc. Utopistes de tous les pays (en attendant la fin des frontières), en avant !

Danièle Garet

Les propos de Rutger Bregman proviennent de son intervention lors du Forum European Lab de mai 2018 à Lyon

Rutger Bregman, Utopies réalistes, Seuil, 2017 pour la traduction française

(1) David Rosnick, « Reduced work hours as a means of slowing climate change », Center for economic and policy research, 2013
(2) Il reprend ainsi la prédiction du célèbre économiste Keynes qui, en 1930, annonçait la semaine de 15h d’ici la fin du 20e siècle.
(3) Les désormais fameux « bullshit jobs ». Voir David Graeber, Elise Roy, Bullshit jobs – Jobs à la con, Les Liens qui libèrent, 2018
(4) Emmanuel Macron, le 12 juin 2018 (vidéo diffusée sur les réseaux sociaux par sa conseillère média)
(5) Métaux « stratégiques », indispensables notamment dans les domaines de l’informatique et de la robotique
(6) Emmanuel Macron toujours, le 29 août 2018, en déplacement au Danemark
(7) Selon la distinction de Baptiste Mylondo (l’un des penseurs les plus intéressants sur le revenu de base), entre le travail-labeur et le travail comme contribution sociale.
(8) L’association Negawatt a publié un enthousiasmant scénario 2017-2050, qui décrit « un avenir énergétique souhaitable et soutenable ». Association Négawatt, BP 16280 Alixan, 26958 Valence cedex 9

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