Dossier Aménagement du territoire Environnement

Ski alpin : la fuite en avant

Martha Gilson

Au fil des ans, l’implantation de remontées mécaniques et la réalisation d’espaces skiables se sont intensifiées au détriment de la montagne. Un processus qui devait valoriser un espace singulier et sauvage est aujourd’hui en train de le détruire.
Entretien avec Vincent Neirinck, de Mountain Wilderness.

Aménageurs et élu•es investissent de concert dans l’extension toujours plus délirante des stations de ski. L’idée sous-jacente est que seul le ski alpin peut faire vivre la montagne. Cette activité est une ressource économique très visible et bien organisée. Selon Vincent Neirinck, « dans la tête des personnes, y compris des dirigeants, on se dit que 90 % du chiffre d’affaires du tourisme en montagne provient du ski alpin. Et c’est vrai que c’est une puissance économique non négligeable ». Le problème réside en premier lieu dans la place que l’on attribue au ski alpin dans l’économie locale.

Tout miser sur le ski alpin : un mauvais calcul

« Toutefois, ce chiffre d’affaires touristique de 90 % attribué au ski alpin est faux, et on le sait depuis un moment », affirme Vincent Neirinck. En effet, dès 2002, « Année internationale de la montagne », le directeur du Service d’étude et d’aménagement touristique de la montagne (qui n’existe plus) avait affirmé que, contrairement à une idée reçue, les recettes du tourisme d’été sont supérieures, en montagne, à celles du tourisme d’hiver : environ 5 milliards d’euros contre 4, en 2002.
Le tourisme estival comprend en effet des territoires plus vastes et s’étend sur une période plus longue. Il est toutefois plus difficilement chiffrable car il repose sur une multitude d’acteurs et d’actrices invisibles qui ne sont pas fédéré·es : des guides, des accompagnat·rices, des gardien·nes de refuge, des personnes qui cumulent souvent plusieurs activités.
La Savoie est le département le plus équipé au monde pour le ski alpin, et même pour ce département, souligne Vincent Neirinck, un tiers du chiffre d’affaire du tourisme ne dépend pas du ski alpin. « L’image que l’on a de la montagne est tronquée. L’image véhiculée pour le grand public dans la publicité s’appuie presque exclusivement sur les grosses stations de ski. Les promoteurs vendent d’abord une activité, ils ne vendent rien de spécifique à la montagne. La culture montagne, en France, c’est malheureusement trop souvent le ski à Noël et la météo des neiges. »
Cette image a hélas la peau dure, et la conquête de l’or blanc s’accentue au mépris de l’environnement.

Une compétition féroce entre les stations

« Au début, on mettait trois pylônes et un tire-fesses dans les stations de ski, et on n’en parlait plus. Ça permettait même d’avoir des tire-fesses en réserve naturelle. Vu l’augmentation de l’exigence et des envies que l’on prête aux clients, les travaux ne sont plus compatibles avec la montagne. » Les infrastructures se développent aujourd’hui de manière démesurée. La station La Plagne, en Savoie, possède le plus grand nombre de lits au monde pour une station touristique (plus de 50 000). En Savoie et Haute-Savoie, l’offre d’hébergement dépasse les 1 500 000 lits touristiques (1) ! L’infrastructure liée au ski alpin en France représente la plus grosse au monde dédiée à une seule activité.
Comme le marché stagne voire diminue, les stations misent sur des infrastructures innovantes. « On construit toujours plus pour piquer des clients au voisin, puisque leur nombre n’augmente pas. » Les stations de ski cherchent à se démarquer de leurs « concurrentes » en proposant un nombre de kilomètres de pistes toujours plus grand ou un accès à une altitude toujours supérieure. Le gigantisme ne suffisant plus à attirer une nouvelle clientèle, c’est aujourd’hui la garantie d’une neige de qualité qui est mise en avant, avec la « garantie neige » et les pistes artificielles.
Et les projets sont loin de s’arrêter. "L’artificialisation de la montagne et les projets se multiplient. À Courchevel, le complexe nautique est hallucinant, c’est le plus grand centre aquatique européen en montagne : 15 000 m2 d’aménagements qui n’ont rien à voir avec la montagne, qui proposent une vague de surf, etc., et un mur d’escalade qui semble justifier l’aspect ‘montagne’. À Chamonix, une boîte en verre a été installée sur l’aiguille du Midi, pour proposer l’expérience du ‘pas dans le vide’. Cette structure s’est ensuite multipliée et on en trouve au Revard, en Savoie, ou, en Isère, à Lans-en-Vercors, aux Deux Alpes, etc. Dès que quelqu’un lance une nouvelle infrastructure, on la retrouve ensuite partout sans tenir compte de la spécificité
du coin."

La négation de la montagne

Ce qui saisit peut-être le plus dans ces projets d’aménagements, c’est leur faible adéquation au territoire dans lequel ils s’inscrivent. Au lieu de s’appuyer sur les atouts des massifs pour les valoriser, ces aménagements les détruisent en les privatisant. « Les travaux d’aménagement nécessaires actuellement pour faire du ski alpin sont tels qu’ils ne permettent pas un autre usage de la montagne. On a tellement tout démoli qu’on ne peut plus apprécier le paysage, on ne peut plus rien y faire. »

Canons à neige : toujours plus !
En 1980, 10 stations enneigeaient artificiellement 19 ha de pistes. En 2001, sur les 357 stations de ski et les 25 239 ha de pistes, 175 sites étaient équipés et enneigeaient 3 000 ha. En 2004, on dépassait les 4 000 ha, 58 % étant situés dans les Alpes du Nord. Aujourd’hui, ce sont plus de 5 300 ha qui sont enneigés artificiellement, soit 20 % du domaine skiable français. En moyenne, l’enneigement artificiel nécessite 4 000 m² d’eau par hectare… On transforme donc en neige 21 200 000 mètres cubes d’eau. Les canons à neige, présentés comme une réponse au réchauffement climatique, sont devenus le principal outil d’aménagement des pistes de ski. Ils sont révélateurs de tous les dysfonctionnements de l’industrie du ski : la fuite en avant, le déficit d’accès à l’eau, le recours aux technologies, etc.

L’exemple le plus frappant est sans doute le projet de ski-dôme à Tignes, en Savoie. « La station se targue de proposer du ski 365 jours par an, car elle comprend un glacier. Le glacier souffrant du réchauffement, Tignes a décidé de faire une station de ski dans une boîte. Le projet de ski-dôme, concrètement, c’est un bâtiment dans lequel il y a une piste de ski, des remontées mécaniques, des canons à neige, un bar-restaurant… On fait glisser les gens dans ce truc. C’est surtout la négation totale de la montagne. Ça pourrait être fait n’importe où… alors que ça ne devrait être fait nulle part. » Il semble bien que les promoteurs emmitouflés, aveuglés par l’or blanc, soient en train de louper la transition vers une montagne sans neige. Une fuite en avant qui précipite la destruction de la montagne. « Aujourd’hui, les stations proposent des luges d’été sur rails, et l’hiver, elles déneigent pour rentabiliser leur investissements tandis que les touristes utilisent des casques de réalité virtuelle pour se croire au Sahara… C’est la négation totale de la montagne. »

L’essor des mobilisations locales

« Jusqu’à maintenant, en schématisant un peu, il y avait trois écolos barbus de la FRAPNA et de Mountain Wilderness qui s’opposaient à l’aménagement toujours plus dément des stations. » Mais récemment, les mobilisations locales se sont multipliées. Plusieurs collectifs se sont montés, dans les Alpes comme dans les Pyrénées, pour contester des projets d’extension de stations.

Existe-t-il des stations de ski écocompatibles ?
Mountain Wilderness : "L’idée n’est pas d’être pro ou anti-station de ski. Si elles restent dans un espace délimité, qu’elles règlent leurs problèmes de ‘lit chaud’ et ‘lit froid’ (1) (l’immobilier en montagne étant un vrai souci) et de consommation d’eau, on peut s’entendre. On ne demande pas leur éradication. Les stations qui ont le plus d’avenir, d’un point de vue écologique et résilient, sont celles qui sont ancrées dans leur territoire. Il ne faudrait plus parler de station de ski mais d’espaces de montagne, voire de montagne tout court.
Dans la vallée de l’Ubaye, le territoire a su se fédérer autour d’une ville, Barcelonnette, où l’on fait différentes activités été et hiver. Le ski alpin est aménagé mais la nature n’a subi aucun terrassement et il y a très peu de pylônes. Les vallées de Larche ou de Saint-Paul développent des activités hors ski alpin comme le ski de fond, le ski de rando, des vélos l’été, etc. Actuellement, il y a surtout un vrai manque de cohérence. Aux Belleville par exemple (mais c’est vrai ailleurs), des navettes se développent pour réduire le nombre de voitures, le tri des déchets est encouragé…mais la même station demande l’autorisation d’organiser des pratiques illégales de moto-neige. À Serre Chevalier est organisé depuis 1990 le Trophée Andros, course de voiture en montagne. Aujourd’hui, les courses « historiques » sont doublées d’un championnat de voitures électriques. C’est assez représentatif du développement durable en montagne : on continue de faire comme avant et, à côté, on fait du développement durable : du coup, au final, l’empreinte carbone est supérieure."

(1) Les lits froids sont les logements rarement occupés par leurs propriétaires, qui ne sont pas proposés à la location, ou, quand ils le sont, ne trouvent pas de locataires : en d’autres termes, des appartements vides.

L’une des premières victoires de ce renouveau contestataire a été la manifestation contre l’extension de Chamrousse, dans le vallon des Vans (Ardèche), en mars 2016. Plus de 600 personnes se sont rassemblées pour dessiner un grand cœur dans la montagne, ce qui a conduit à l’abandon des velléités d’extension de la station, bien qu’il n’y ait jamais eu de communiqué officiel. Cette mobilisation réussie en a appelé d’autres, en particulier, en Haute-Savoie, contre la liaison entre le roc d’Enfer et Les Gets. Rien ne justifiait cette liaison, et les enjeux environnementaux, additionnés
à la préservation de l’espace pour d’autres usages, ont conduit 700 personnes à se mobiliser pour la manifestation. « Les mobilisations locales commencent à marcher parce que rien ne justifie qu’on continue à aller aussi loin dans les aménagements et les investissements. »

Une vision de la montagne héritière du Plan neige
Dans les années 1960, l’État a investi dans des aménagements montagnards afin d’enrayer la désertification des massifs et de redynamiser l’économie. L’aménagement touristique de la nature se dessine alors aux travers des Plans neige qui, de 1964 à 1977, se succèdent afin d’aménager des stations de sports d’hiver de haute montagne. Ils ont pour but de créer une réelle filière de sports d’hiver en France pour assurer la renommée internationale des stations et permettre la constitution d’un véritable secteur économique. Cette approche urbanistique a été très vite critiquée au nom de la protection du milieu montagnard et de la lutte contre l’artificialisation des massifs.
C’est pour préserver un certain équilibre environnemental que les parcs nationaux sont créés. Les premiers sont nés de la loi de 1960 (quelques années en amont du premier Plan neige), qui instaure une réglementation stricte de protection de la nature dans des espaces peu ou pas habités. Les parcs nationaux participent à la valorisation des ressources locales en incitant au respect de l’environnement et du patrimoine culturel. Ce sont des lieux qui ne sont pas pensés ni conçus en fonction des humains… et souvent décriés par les communes. Les parcs naturels régionaux (PNR), quant à eux, sont créés en 1967 et présentés comme une alternative aux parcs nationaux, dont la réglementation est jugée trop stricte. Ils ont pour ambition de protéger et valoriser l’environnement, tout en permettant certains types d’aménagement et un développement économique, social et culturel respectueux de l’environnement.
Ce modèle à deux faces, faisant cohabiter stations ultra-aménagées et parcs préservés, est souvent décrié ; critiqué depuis les années 1970, il n’empêche pas la destruction d’une partie grandissante des massifs alpins. La contestation prend de l’envergure ces dernières années, tandis que les conséquences du réchauffement climatique

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