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Aude Vidal, pour une écologie de combat

Le livre Egologie, écologie, individualisme et course au bonheur, d’Aude Vidal lance un pavé dans la mare. Il dénonce la récupération de l’écologie au profit d’une course au bonheur individualiste. L’autrice, militante écologiste, tente en dénonçant ces dérives de redonner corps à la dimension politique de l’écologie.

Forte de son expérience, Aude Vidal interroge les mécanismes de mise en place des alternatives. Tout en reconnaissant l’importance et les bienfaits de celles-ci, elle prend le contre-pied d’une analyse élogieuse pour en montrer les dérives. Le livre est construit autour de deux axes principaux. La question de l’individualisme, qui s’incarne particulièrement dans certaines pratiques de développement personnel, et les logiques de classes sociales. Le livre dénonce, exemples à l’appui, les effets néfastes de ces deux biais, avant de proposer des pistes pour les surmonter.

Des pratiques individuelles peuvent-elles sauver le monde ?

La construction d’une certaine écologie se fait sur des schémas individualistes et libéraux. En s’appuyant notamment sur les enquêtes de Nicolas Marquis, sociologue belge, Aude Vidal montre qu’une partie des écologistes lient intimement le développement personnel et le changement social. « Changement individuel avant changement social : ce n’est sans doute pas un hasard si la moitié environ des personnes interrogées envisage concilier la préservation de l’environnement avec le capitalisme […] Les ‘petits gestes’ qui ont été dans un premier temps proposés aux »éco-citoyen·nes« par les acteurs associatifs sont devenus, repris par les autorités politiques ou les grandes entreprises, un moteur d’inertie. Ils témoignent autant d’une volonté de chacun·e de rassurer à peu de frais ses angoisses écologiques que de celle des institutions qui les promeuvent de faire oublier la toxicité de leurs activités ou leur incapacité à mener des politiques environnementales dignes de ce nom. Par exemple, pendant que le lobby des agriculteurs tarnais fait construire des retenues d’eau pour continuer à irriguer le maïs, une culture visiblement peu adaptée au climat local, nous sommes invité·es à ne plus laisser couler le robinet lors de notre brossage de dents. » La disproportion en termes d’impact de ces deux actions oblige à interroger la stratégie qui consiste à partir de pratiques individuelles pour promouvoir un monde plus écologiste.

Un individualisme qui masque les rapports de classe

Partir de soi pour changer le monde peut amener à oublier la dimension collective du changement social, au risque d’une réaffirmation des inégalités. À l’encontre de l’idée reçue selon laquelle « tout le monde […] a en soi les ressources pour aller bien, faire le ménage dans sa vie, se débarrasser de la négativité et adopter une attitude positive », l’autrice affirme que « cette égalité de principe justifie l’inégalité des conditions : tout le monde n’a pas »travaillé sur soi« avec la même application. [...] Loin des pensées de l’émancipation qui ont des caractères collectifs plus marqués, qui envisagent des classes en lutte contre des dominations structurelles, cette écologie dépolitisée est un outil d’acceptation sociale d’autant plus efficace qu’elle se présente comme une ‘alternative’ atteignable et individuellement gratifiante. » Cet individualisme n’est pas le propre des univers écologistes, mais trouve dans le terreau des médecines alternatives et du développement personnel une nouvelle valorisation.
Cette vision individualiste du changement masque souvent les rapports de classes à l’œuvre dans les alternatives écologistes, portées par des classes sociales dominantes culturellement, sans être dominantes politiquement ou économiquement. « Les conflits entre groupes sociaux sont peu présents dans les récits des ‘alternatives’ qui préfèrent une vision de l’individu et des relations interindividuelles dont sont exclues les notions de conflictualité et d’intérêts divergents entre classes sociales. »
On peut prendre l’exemple de l’écologie urbaine, où un mode de vie écolo appuie la distinction sociale : on va au travail en vélo, on participe à des jardins partagés… À partir d’idées écologistes que l’on a envie de promouvoir, on peut participer à des rapports de classes. Les jardins partagés dans les centres urbains font augmenter le prix des loyers. Dans les associations de jardinier·es, les réunions servent à s’organiser et les concertations à gérer les conflits. Les personnes qui maîtrisent le moins ces modes d’interactions se retrouvent de fait exclues et on ne peut que remarquer que les personnes qui finissent par partir font souvent partie des classes sociales défavorisées. Ce constat n’a pas pour but de freiner la mise en place des jardins partagés, qui sont des alternatives réelles et intéressantes. La critique de l’autrice ne porte pas sur le projet en lui-même, mais sur la faible diversité de personnes qui le porte. Une fois ce constat énoncé, il convient de le nuancer et de le confronter aux réalisations concrètes, souvent plus complexes.

L’autoproduction et l’interdépendance

Autre conséquence d’une approche individuelle du changement : la récupération de l’autoproduction au profit des plus aisé·es. L’autoproduction domestique, parfois appelée DIY (Do it Yourself) est a priori une pratique résiliente qui permet de s’extraire en partie de la société marchande. « Se déprendre du capitalisme et de la circulation de biens et de services qu’il organise passe par un autre rapport au faire, qu’il s’agisse de répondre à des besoins quotidiens ou de créer en-dehors de la sphère marchande. […] Parfois, à partir d’une pratique individuelle, l’autoproduction change le travail ou crée du lien. Un apprenti boulanger teste sa vocation en préparant de grosses fournées qu’il vend à son entourage ». Ici, c’est un échange extérieur à la sphère domestique qui est valorisé. L’échange de savoirs et de pratiques, monétaire ou non, valorise le travail de l’artisan·e et permet à chacun·e d’avoir une place dans la société. Cette valorisation ne résume cependant pas les pratiques d’auto-production, qu’on retrouve dans toutes les classes sociales et qui peuvent avoir des motifs très variés : la réappropriation de savoirs-faire parfois oubliés, un souci économique, une volonté de s’approprier des techniques de production, etc.
Selon l’autrice, les bienfaits du DIY s’altèrent quand celui-ci sert à produire uniquement pour soi. « Les domiciles sont encombrés de machines à pain ou de yaourtières sous-utilisées, les étagères croulent sous le poids des livres de recettes ou de bricolage : le DIY, paradoxalement, fait vendre. Et derrière l’autonomie de façade, l’insertion dans un système économique et technique demeure. » Ainsi, le capitalisme a réussi à récupérer l’idée d’autoproduction pour en faire un produit marchand, qui participe à la domination sociale des classes les plus aisées, au détriment du petit artisanat.

Tous égaux, toutes égales ?

Cet effacement des rapports de classes se couple parfois d’un effacement des rapports de genre. Certaines branches du développement personnel présentent l’homme et la femme comme « complémentaires », œuvrant ainsi à masquer l’inégalité structurelle entre les femmes et les hommes. Le mot « complémentarité », ça veut aussi dire chacun·e à sa place. « Il n’est pas question dans leurs discours positifs sur les relations femmes-hommes d’inégalité, d’exploitation ou de conflit. » Certaines alternatives prônent ainsi l’harmonie, la complémentarité en évacuant la dimension conflictuelle des rapports sociaux : « il n’en reste pas moins que les femmes ont plus à perdre que les hommes dans cette situation présentée comme enviable. Les inégalités de genre ont ceci de particulier que femmes et hommes vivent ensemble et que la complémentarité entre eux, aussi bien dans l’espace intime que dans la vie publique, est perçue positivement. Or la vie commune est souvent défavorable aux femmes. »

Viser l’harmonie sans évacuer le conflit

Finalement, derrière ces impasses, Aude Vidal pointe le problème du rapport au conflit. Selon elle, certains discours affirment « un changement sans conflictualité, qui repose sur la conviction que ces ‘alternatives’ sont désirables par tou·tes. » L’ouvrage s’inscrit en faux contre l’idée qu’il y aurait des solutions simples et faciles à proposer pour arriver à une société écologiste. Les pratiques écolo ont une dimension d’exemplarité, une volonté de suggérer des pistes pour vivre autrement, qui exige une réponse complexe. « L’alter écologie » est multiple : elle peut être proche de l’anarchisme, en portant une critique radicale en acte, ou porteuse d’une rénovation du capitalisme, avec les entrepreneurs et entrepreneuses écolos. C’est un monde très varié. Malgré une critique intransigeante, Aude Vidal réaffirme qu’il faut respecter cette diversité, chacun·e ayant sa manière de changer les choses. « Puisque construire un monde nouveau n’est pas aménager l’ancien, l’équilibre entre destruction et création s’impose. » C’est la diversité des modes d’action et de réflexion qui permettra de réellement changer les choses. Notre société très compétitive rend malade, pas seulement à cause des produits chimiques et de la pollution, mais aussi en promouvant des valeurs dures. Face à des positionnements individuels parfois paresseux, ce livre formule des critiques visant à élever le niveau d’exigence pour s’améliorer ensemble.

Aude Vidal, militante écologiste de longue date, anime par ailleurs un blog sur l’écologie politique et collabore à divers médias indépendants. Elle fut également éditrice de la revue politique L’An 02 et a récemment coordonné l’ouvrage On achève bien les éleveurs, aux éditions L’Échappée.

■■ Égologie. Écologie, individualisme et course au bonheur, Aude Vidal,
éd. Le Monde à l’envers, 2018

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