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Néoruralité : l’immigration de l’utopie

Julie Blanc

L’Ardèche est une terre d’élection pionnière pour l’installation de personnes urbaines à la campagne depuis les années 1968. Catherine Rouvière, historienne, a cherché à comprendre ce qui a poussé des individus, des familles ou des collectifs à devenir ardéchois.

Depuis 1972, l’Ardèche est le département qui possède la plus forte densité de France de population néorurale. Elle s’installa par vagues dans les espaces désertifiés du sud de la Loire, où les Cévennes exerçaient un attrait particulier. Ces montagnes avait été touchées par un exode rural massif : les paysan·nes de la région quittaient des terrains pentus et difficilement cultivables. Le prix dérisoire du foncier motiva donc une grande partie des futures communautés. S’y ajoutait la sauvage beauté de ces petites montagnes forestières et l’image d’une « terre de luttes » : celles des Camisards et de la Résistance.

Des communautés aux collectifs

Les premières personnes néo-rurales s’installent dans des villages abandonnés, des ruines découvertes au cours des randonnées collectives et dont la localisation est transmise dans les bals folks ou la presse alternative (La Gueule Ouverte, et, à l’époque, Libération). Dans l’immédiat après-68, ces communautés ne cherchent pas le dialogue avec la population locale mais espèrent plutôt refonder une société nouvelle, préservée du monde capitaliste par son emplacement reculé.
Ces grands lendemains ne dureront pas longtemps. 95 % de ces nouve·lles habitant·es repartent vite. Le « retour à la terre », lui, ne fait pourtant que commencer et Catherine Rouvière dénombre ainsi quatre vagues d’installation :
• La vague post-1973 : son discours est « plus écolo que révolutionnaire ». L’idée du changement imminent de société n’est plus crédible et il s’agit maintenant de construire une alternative durable dans le temps.
• La vague post-1985 : elle concerne un certain nombre de professionnel·les (professeur·es, infirmier·es, etc) qui cherchent à quitter la ville pour changer de mode de vie sans pour autant opérer de reconversion.
• La vague post-1995 : elle concerne des personnes précaires dont certaines vont se raccrocher aux réseaux de solidarités locales.
• La vague post-2005 : plus politique que les deux précédentes, elle renoue avec un discours de changement radical de société, porté d’une part par les altermondialistes, de l’autre par de jeunes écolos aux pratiques quotidiennes alternatives.
Le terme « néo-rural » recouvre donc des réalités différentes. S’il est difficile de parler d’un « mouvement » commun aux personnes néo-rurales, il existe des liens entre tous ces gens : ce sont, au début, des bulletins de liaison (comme La revue C), la circulation des membres entre les collectifs (liée à des déménagements, des réunions) puis les lieux communs, les festivals, les bals folks. Le terme « communauté » disparaît peu à peu au profit du mot « collectif » mais, de l’un à l’autre, on retrouve une ligne de fuite politique commune : la critique de la société de consommation et du monde industriel liée à une recherche du « vivre autrement ».

Le choc des cultures

Revenons à la fin des années 1960. Le premier contact avec la population locale n’est pas facile. Les personnes néo-rurales investissent des territoires dont les habitant·es sont vieillissantes car la jeune génération a suivi l’exode rural. Les études ont en général été courtes et le niveau de vie, au regard des standards contemporains, n’est pas très élevé. A contrario, les nouveaux et nouvelles arrivantes proviennent plutôt d’une classe moyenne urbaine, jeune et diplômée. De fait, on se comprend peu.
À cette époque, dans les familles agricoles cévenoles, la transmission de la terre s’étiole. Ayant vu les Trente Glorieuses et sa modernisation accélérée de l’agriculture, les parents n’espèrent plus rien de leur pays et encouragent les enfants à partir pour la ville. L’idée que des méthodes différentes de l’agriculture intensive puissent ré-insuffler de la vie aux montagnes semble impensable. Aussi, la deuxième vague de personnes néo-rurales est vue avec méfiance. Pourtant, à la différence de celle qui lui précède, elle cherche à créer des liens et a mûri une réelle démarche paysanne [1]. Et lorsque certains « chevelus » parviennent à recréer des structures agricoles viables, leur réussite est parfois difficilement supportable. On a là un conflit de représentations quant à ce qu’est le « métier de paysan ». Pour les anciennes familles cévenoles, il doit être lié à une forme d’hérédité de la terre et du savoir-faire, à l’observation d’un certain rythme de vie, etc. À cela, bien sûr, s’ajoutent toutes les incompréhensions liées aux différences de moeurs : avec les néo-rura·les c’est aussi la révolution sexuelle des années 1970 qui débarque à la campagne. Au début des années 1980, un certain nombre d’enjeux cristallisent ces tensions. On en citera deux : les conflits politiques qui débutent lorsque les Ardéchois·es d’adoption cherchent à s’intégrer aux équipes municipales et les heurts récurrents autour de la chasse [2].

Vers l’intégration

Mais, petit à petit, l’intégration s’opère et, avec elle, c’est l’Ardèche elle-même qui évolue. Le premier levier de cette transformation est celui de l’agriculture. Les difficultés d’implantation ont en effet leur volet administratif : la difficulté à obtenir le statut d’agriculteur y joue un rôle majeur. Le syndicalisme paysan devient alors le vecteur de la résistance au modèle productiviste. Dans la seconde moitié des années 1970, une partie des paysan·nes fraîchement arrivée se syndique à la FNSEA (pour créer des liens avec les autochtones), l’autre nourrit les rangs des Paysans Travailleurs (ancêtres de l’actuelle Confédération Paysanne). Des alliances se forment, entre celles et ceux qui cherchent à résister à l’apposition du modèle productiviste. Les GAEC deviennent à cet effet un outil précieux car ils permettent de détourner les dispositifs administratifs et de conférer aux femmes un vrai statut d’agricultrices. C’est en fait une véritable réinvention du métier qui s’opère à travers l’agriculture biologique, la revalorisation des cultures anciennes [3] (châtaignes, fromage de chèvre), la transformation des denrées récoltées et la pluralité des activités [4].
Parallèlement, à partir de 1973, l’État crée les « contrats de pays » afin de maintenir un certain niveau d’emploi dans les régions en déshérence. Une partie des néo-rura·les se saisit de l’opportunité et s’investit localement pour revaloriser les terroirs [5]. En 1983, Pierre Mellet gagne la mairie de Laboule, devenant ainsi le premier maire néo-rural. Accédant aux politiques d’aménagement du territoire, ces ancien·nes citadin·es y trouvent un second levier. La fondation de la bibliothèque intercommunale de Joyeuse symbolise l’éclosion de ces politiques nouvelles. De fait, c’est un certain nombre de services absents du monde rural (bibliothèques, cantines, crèches…) qui soudain y trouvent place. Selon le mot de l’historienne, la population néo-rurale « amena la ville à la campagne ».
Enfin, il ne faudrait pas occulter le rôle de celles et ceux qui ont servi de « pont » entre ancien·nes et nouve·lles ardéchois·es. Parmi elles et eux, les « partis-revenus » (les enfants revenus au pays après des études en ville) et la petite bourgeoisie locale (professeur·es, médecins, etc) pouvaient servir d’intermédiaires culturels entre deux mondes fort distincts.
Phénomène marginal, le retour à la terre est parvenu à donner lieu à un nouveau mode de vie, marqué par la recherche d’alternatives et le métissage des pratiques urbaines et rurales. Sans obscurcir trop ce tableau, on rappellera seulement que les incompréhensions mentionnées plus haut sont toujours prégnantes et que l’installation reste difficile pour les jeunes paysan·nes d’aujourd’hui, dont les conditions sont souvent précaires.
Des ces « exodes urbains », cependant, naissent de nos jours de nouvelles campagnes.

Cet article se base sur une conférence donnée par Catherine Rouvière au Salon Primevère le dimanche 25 février 2018. Dans la salle bleue du salon Primevère, la voix posée de l’historienne Catherine Rouvière tranche avec le vacarme. À ses côtés sur l’estrade, Pascal, agriculteur reconverti sur le tard, fait partie de ces « néoruraux » ardéchois auxquels la chercheuse a consacré sa thèse. Elle en a tiré l’ouvrage, Retourner à la terre, l’utopie néo-rurale en Ardèche depuis les années 1960, publié aux PUR en 2015.

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Notes

[1Parmi elles et eux se trouvent quelques enfants d’agricult·rices qui espèrent reprendre l’exploitation familiale, avec d’autres méthodes.

[2Sur ce dernier point, souligne Catherine Rouvière, ce sont deux conceptions de la nature qui s’opposent : une nature rurale vue comme un réservoir de ressources dans lequel piocher et une nature urbaine, perçue comme un équilibre à préserver de l’intervention humaine.

[3Certaines d’entre elles donnèrent lieu à l’institution d’AOC participant à une « requalification » patrimoniale de l’Ardèche.

[4Concrètement, le métier de paysan·ne s’étend vers la transformation des matières premières, le contact avec les acheteu·ses, incorporant une dimension artisanale à rebours de la spécialisation encouragée par l’intensification de l’agriculture.

[5La réussite de ces projets repose parfois sur une certaine accointance avec les décideu·ses loca·les.

[6Parmi elles et eux se trouvent quelques enfants d’agricult·rices qui espèrent reprendre l’exploitation familiale, avec d’autres méthodes.

[7Sur ce dernier point, souligne Catherine Rouvière, ce sont deux conceptions de la nature qui s’opposent : une nature rurale vue comme un réservoir de ressources dans lequel piocher et une nature urbaine, perçue comme un équilibre à préserver de l’intervention humaine.

[8Certaines d’entre elles donnèrent lieu à l’institution d’AOC participant à une « requalification » patrimoniale de l’Ardèche.

[9Concrètement, le métier de paysan·ne s’étend vers la transformation des matières premières, le contact avec les acheteu·ses, incorporant une dimension artisanale à rebours de la spécialisation encouragée par l’intensification de l’agriculture.

[10La réussite de ces projets repose parfois sur une certaine accointance avec les décideu·ses loca·les.

[11Parmi elles et eux se trouvent quelques enfants d’agricult·rices qui espèrent reprendre l’exploitation familiale, avec d’autres méthodes.

[12Sur ce dernier point, souligne Catherine Rouvière, ce sont deux conceptions de la nature qui s’opposent : une nature rurale vue comme un réservoir de ressources dans lequel piocher et une nature urbaine, perçue comme un équilibre à préserver de l’intervention humaine.

[13Certaines d’entre elles donnèrent lieu à l’institution d’AOC participant à une « requalification » patrimoniale de l’Ardèche.

[14Concrètement, le métier de paysan·ne s’étend vers la transformation des matières premières, le contact avec les acheteu·ses, incorporant une dimension artisanale à rebours de la spécialisation encouragée par l’intensification de l’agriculture.

[15La réussite de ces projets repose parfois sur une certaine accointance avec les décideu·ses loca·les.