Article Population Société

« Là où on vit » : se défendre dans les forêts de l’Himalaya

Mauve Létang

À Sarmoli, dans l’Himalaya en Inde, les forêts villageoises sont des « communs » : elles sont gérées collectivement par des comités élus par les villageois·es tous les cinq ans [1]. Plus qu’un mode de socialisation de la nature, ces forêts sont des espaces de souveraineté locale et d’autonomie politique capables de donner une voix à celles et ceux qui en sont souvent privés.

Ces terres jouent un rôle essentiel dans la vie quotidienne, profane comme sacrée, du village et de ses habitant·es. Elles sont communément qualifiées de « forêts villageoises » mais sont utilisées pour les cultures vivrières, pour le prélèvement de bois, pour la construction des maisons, pour le chauffage des foyers, pour la cuisine, ou encore pour nourrir le bétail. C’est toute une organisation sociale qui se réalise autour de ces « communs ».
Une gestion collective
indépendante de l’État et du marché Parce qu’elles sont une condition d’autonomie politique pour les villageois·es, ces forêts ne sont pas une infrastructure à gérer, à gouverner : c’est un peuple qui s’insurge [2], au même titre que les Zones À Défendre du bois de Tronçay, de Bure ou de Sivens. À Sarmoli, la gestion communautaire officielle, institutionnalisée par l’État en 1949, est en crise. Ce dernier a essayé par plusieurs moyens détournés de reprendre la main en agençant, en gouvernant ces terres villageoises par le biais de plans d’aménagement de grands barrages ou encore de législations strictes de préservation de la faune sauvage. Préservation et exploitation forment aujourd’hui les deux faces d’une même colonisation voulant que ces montagnes himalayennes soient désenclavées et entrent dans la marche de libéralisation de l’économie indienne.

Des usages différents de la terre selon son statut
L’usage des terres collectives dépend de l’âge, du genre, de la classe, de la caste/clan ou encore de l’ethnie auxquelles appartiennent les villageois·es. Les femmes d’âge moyen s’occupent de la collecte du bois et du fourrage tandis que les jeunes hommes et ceux d’âge moyen s’occupent davantage de la coupe du bois de menuiserie. Pour certaines personnes, souvent les paysan·nes les plus pauvres, les terres collectives ne sont pas seulement un moyen de subsistance ou un lieu de culte et de sociabilité, mais deviennent une source de travail salarié, conférant à ces terres une valeur économique.


Pourtant, à rebours de ce pouvoir sont nées de nouvelles initiatives d’expérimentation politique ; dans la veine des mouvements sociaux et politiques autour des « communs » [3]. Cette expérimentation est « communaliste » au sens de l’essayiste anarchiste Murray Bookchin [4] : la commune est l’institution de l’auto-organisation et les conseils populaires sont les instances de décision. Derrière cette stratégie politique, l’idée est de créer une contre société villageoise où la gestion des terres collectives est entièrement indépendante de l’État et du marché. « La forêt n’est pas un gisement de biomasse, une zone d’aménagement différé, une réserve de biosphère, un puits de carbone ; c’est une défense qui s’organise, des imaginaires qui s’intensifient, se recomposent » [5].

« Là où on vit, là où on lutte »

Un groupe de personnes néorurales issues de milieux para-universitaires et du « développement » ayant immigré en 1994 de Delhi vers le village a formé une communauté alternative avec des habitant·es du village. La communauté entretient les terres collectives et s’auto-finance dans le cadre du développement d’une activité d’écotourisme. Cette forme d’intervention sur le local fait partie d’un projet politique et idéologique plus large ayant pour objectif de dynamiser l’espace rural et de réinvestir le rapport social à la terre. La représentation du monde rural qu’ont les personnes néorurales est celle d’une société de l’entraide, du partage des savoirs et des savoir-faire, constituée d’une petite paysannerie fondée sur des exploitations familiales de cultures vivrières et d’artisanat local. Ce mode de vie représente pour ces personnes un patrimoine à protéger et une façon de militer contre le néolibéralisme en dépassant la société capitaliste. Ce militantisme a la volonté de convertir le regard sur le monde non pas par des actions et des luttes ponctuelles, mais bien par une pratique quotidienne, un mode de vie : là où on vit, c’est là où on lutte.

Comment gérer les communs ?

L’un des projets de cette communauté consiste à redéfinir le rôle et la place des villageois·es dans la prise de décision politique, par l’aménagement d’espaces de discussion, de délibération et de politisation des membres de la communauté, notamment des femmes. Le mode de gestion des communs mis en avant par cette catégorie de population ne repose donc plus seulement sur une vision économique des communs, c’est-à-dire sur une simple distribution des prérogatives d’usage et d’administration de la ressource collective, mais remet leur fonctionnement politique au centre.
Pourtant, l’accent mis sur la participation aux prises de décision des villageois·es tend à dépolitiser les rapports sociaux.
Si les asymétries de genre sont questionnées et travaillées par le biais de l’organisation d’événements et de réunions en non mixité choisie ou le développement d’activités économiques visant à valoriser et à rémunérer le travail féminin, les rapports de force liés à la caste, au clan ou encore à la classe ne sont, eux, pas considérés dans le processus participatif. L’affirmation d’une des femmes à l’initiative de la communauté illustre ceci : « tous les individus sont directement responsables de leur participation et chacun devrait être actif pour prendre les décisions ».
Cette communauté a permis d’entrevoir une autre sensibilité, un autre rapport au territoire à contre-courant d’une science étatique d’aménagement. Mais elle tend à ne prendre en compte que l’individu libéral et non les groupes constitués par des appartenances traditionnelles. L’injonction de la modernité politique a pour effet de rendre invisibles les structures sociales. Tout se passe comme si chaque individu disposait des mêmes capacités à s’exprimer et à participer au gouvernement des terres collectives.

L’écotourisme, facteur d’inégalité ?

La perpétuation des inégalités et des différences de statut s’exprime notamment dans le cadre de l’activité d’écotourisme. Cette activité propose aux touristes, souvent urbain·es, de séjourner chez l’habitant·e afin de découvrir l’authenticité du mode de vie rural et des formes de relation à la terre. Elle offre une opportunité économique aux femmes qui y participent et permet le financement de la gestion des terres collectives.
Pourtant elle révèle certaines inégalités et renforce une hiérarchie économique entre les membres participant à cette activité et les autres membres du village, comme le montre cette affirmation de K. S : « Avec ma femme, on aimerait bien participer au programme d’écotourisme. Cela nous permettrait de gagner de l’argent. Mais nous n’avons pas de chambre supplémentaire ni de sanitaires [facilities] à l’intérieur de la maison ». La participation à ce programme nécessite de disposer d’une maison typique de la région, excluant de fait les nouvelles constructions non conformes aux standards culturels promus par le programme.
Il faut également que ces maisons disposent d’une pièce supplémentaire pour accueillir les touristes et faire les travaux nécessaires pour satisfaire les normes sanitaires. La participation à cette activité et donc l’accès au gain financier qu’elle promet suppose un capital économique. Ce programme d’écotourisme mobilise des groupes de population ayant une capacité à manifester une image policée du rapport au lieu, excluant dès lors les classes les plus défavorisées.
En se fondant sur des principes généraux et flous, cette communauté nie la structure des rapports de pouvoir de la société villageoise reposant en partie sur l’inégale distribution du foncier privé qui, lui-même, détermine les modalités d’accès aux terres collectives. Et en promouvant une vision libérale de la participation s’appuyant sur l’individu plutôt que sur des groupes constitués d’appartenance traditionnelle, ce projet progressiste s’est transformé en instrument d’exercice du pouvoir et de domination des élites sur les gouverné·es.

Silence existe grâce à vous !

Cet article a été initialement publié dans la revue papier. C'est grâce à vos abonnements et à la vente de la revue que nous pouvons continuer à proposer des alternatives à la société consumériste et destructrice actuelle. Sans publicité, sous forme associative, notre indépendance et notre pérennité dépendent de votre engagement humain et financier !

S'abonner Faire un don Participer

Notes

[1Elles se distinguent des territoires gérés exclusivement par l’État ainsi que des espaces en libre accès et propriété de l’État mais sans gestion collective, ni publique, et enfin des territoires privés tels que les champs ou encore les habitations.

[2L’expression est empruntée à Jean-Baptiste Vidalou dans son excellent ouvrage Jean-Baptiste Vidalou, Être forêts, habiter des territoires en lutte, La découverte, 2017.

[3Pierre Sauvêtre, Quelle politique du commun - le cas de l’Italie et de l’Espagne, SociologieS, 2016.

[4Murray Bookchin, Social ecology and
communialism
, Eirik Eiglad, 2007.

[5Jean-Baptiste Vidalou, Être forêts, habiter des territoires en lutte, La découverte, 2017.

[6L’expression est empruntée à Jean-Baptiste Vidalou dans son excellent ouvrage Jean-Baptiste Vidalou, Être forêts, habiter des territoires en lutte, La découverte, 2017.

[7Pierre Sauvêtre, Quelle politique du commun - le cas de l’Italie et de l’Espagne, SociologieS, 2016.

[8Murray Bookchin, Social ecology and
communialism
, Eirik Eiglad, 2007.

[9Jean-Baptiste Vidalou, Être forêts, habiter des territoires en lutte, La découverte, 2017.

[10L’expression est empruntée à Jean-Baptiste Vidalou dans son excellent ouvrage Jean-Baptiste Vidalou, Être forêts, habiter des territoires en lutte, La découverte, 2017.

[11Pierre Sauvêtre, Quelle politique du commun - le cas de l’Italie et de l’Espagne, SociologieS, 2016.

[12Murray Bookchin, Social ecology and
communialism
, Eirik Eiglad, 2007.

[13Jean-Baptiste Vidalou, Être forêts, habiter des territoires en lutte, La découverte, 2017.