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Politiser la cause animale

Danièle Gonzalez

Les traitements infligés aux animaux dégradent aussi notre humanité. En les maltraitant, nous nous maltraitons nous-mêmes et détruisons notre environnement. Dès lors, il est urgent de faire entrer la cause animale en politique nous explique Corine Pelluchon, auteure du récent Manifeste animaliste.

Corine Pelluchon est philosophe, professeure à l’université Paris-Est-Marne-La-Vallée (philosophie politique et éthique appliquée) et engagée en faveur de l’amélioration de la condition animale.
Ses derniers livres :
Les Nourritures. Philosophie du corps politique, Seuil, 2015
Manifeste animaliste. Politiser la cause animale, Alma, 2017
Éthique de la considération, Seuil, 2018

Corine Pelluchon inscrit son engagement en faveur des animaux dans l’horizon à long terme de la fin de leur exploitation. Mais ses buts immédiats, visant l’amélioration de leur condition, devraient être bien plus largement partagés. Pour les atteindre au plus vite, il importe de sortir des querelles et des amalgames. Il ne s’agit pas de nier l’asymétrie existant entre les animaux et nous. Penser en termes d’égalité de statut ou de traitement n’aurait aucun sens selon l’auteure, mais il importe de prendre au sérieux leurs intérêts. Ils ne sont pas en capacité de concevoir leurs droits. Pour autant, leur existence nous oblige à les prendre en considération et leur cause doit entrer en politique. Pourquoi et comment ? Extraits de ses réponses.
Silence  : Comment comprendre votre exhortation à « politiser la cause animale » ?
Corine Pelluchon  : Elle doit être entendue au double sens du politique et de la politique. Au sens du politique, il s’agit de redéfinir ses finalités. Les devoirs de l’État ne peuvent plus être limités à la sécurité entre nous et à la réduction des inégalités iniques. Ils doivent inclure la protection de la biosphère et de tous ses habitants, dont les animaux. Nous cohabitons avec eux et ne sommes pas seuls au monde, mais avons des responsabilités envers l’ensemble du vivant.
Au sens de la politique, il s’agit de faire en sorte que les intérêts des animaux soient pris en compte dans les politiques publiques, dans la construction des villes et l’occupation des espaces, dans l’usage des ressources, dans les pratiques agricoles, dans l’alimentation, etc. La prise en compte des intérêts de chacun·e n’implique pas l’égalité de traitement entre humains et animaux, ni entre les diverses espèces animales. En outre, les intérêts des uns et des autres s’opposent souvent. Il convient de rechercher les moyens d’améliorer de manière substantielle les conditions de vie des animaux tout en tenant compte de la diversité des acteurs. L’idée est de promouvoir plus de justice envers les animaux et de le faire démocratiquement, en recherchant des accords sur fond de désaccords, ce qui peut passer par la suppression de certaines pratiques, par la reconversion de l’économie, etc.
Le problème est que jusqu’à présent, les pouvoirs publics ne s’emparent pas de ce sujet. Il n’est pas encore entré en politique.

Qu’est-ce qui vous fait croire que cela pourrait changer aujourd’hui ?
La pression de la société civile, mais aussi la convergence entre l’écologie, la justice sociale et la question animale. Il y a encore cinq ans, les écologistes se focalisaient sur la biodiversité, mais non sur le sort individuel des animaux. Ces questions désormais sont liées. Car, à l’échelle de 7 milliards et demi d’individus, il est impossible de produire et de consommer autant de viande sans générer des dommages environnementaux et sociaux majeurs, sans parler des problèmes de santé : occupation des terres dans les pays où les gens souffrent de faim et de malnutrition, surconsommation d’eau, pollution, résistance aux antibiotiques, condition de travail des personnes. Enfin, faire souffrir autant les animaux élevés pour leur chair et leur peau nous traumatise tous, même si tout le monde n’a pas le courage de regarder la réalité en face.
La maltraitance animale est un coup de projecteur sur un système fondé sur le profit et l’exploitation sans limite des vivants. La cause animale occupe une place stratégique. Elle est l’occasion de reconvertir l’économie et de changer de modèle de développement.

Vous proposez une stratégie pour changer, laquelle ?
J’inscris la cause animale dans la transition écologique. Nous ne sommes pas d’accord sur tout, sur les buts finaux [1], mais la nécessité d’avancer sur les sujets précédemment évoqués est admise. Transition, reconversion et innovation sont les mots-clefs. On peut dans un premier temps rendre possible la reconversion de l’élevage intensif vers un élevage extensif impliquant la suppression des mutilations, les cages, l’entassement des animaux et imposant l’ étourdissement préalable avant toute mise à mort. Cela suppose d’accompagner les éleveurs en les aidant sur le plan logistique et financier. Un certain volontarisme politique est nécessaire.
Je suis végane et je rêve d’un monde sans exploitation animale. Mais j’étais ce matin à la Fondation pour la Nature et l’Homme où j’ai discuté avec des éleveurs et un ancien directeur d’abattoir. Or nous étions d’accord sur un bon nombre de mesures concrètes qui amélioreraient la condition des animaux. L’instauration d’un label très exigeant associant le bien-être animal, la santé des consommateurs et les conditions de travail des humains tout en faisant le pari de la qualité est, par exemple, une piste.
Je propose aussi l’abolition de certaines pratiques pour lesquelles je crois qu’il serait possible d’obtenir un consensus assez large. La captivité des animaux sauvages, la corrida, la fourrure, le foie gras et la chasse à courre. Ce sera difficile, mais possible. Je promeus aussi l’instauration d’alternatives végétariennes et véganes dans les établissements publics, que ce soient les hôpitaux, les maisons de retraite, les prisons, les écoles. Nous sommes très en retard en France dans ce domaine.
On ne fera pas la transition énergétique sans une transition alimentaire, mais aussi culturelle. Les changements doivent s’opérer en nous, sur le plan de nos représentations et de nos affects et sur le plan de nos émotions archaïques qui sont en jeu dans nos relations aux animaux. Nous devons nous réconcilier avec nous-mêmes pour cesser de dominer les autres, humains et non humains.

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Notes

[1Les buts finaux à assigner à la cause animale ne font pas consensus. Faut-il chercher le retour à des pratiques d’élevage (en rupture avec la production industrielle) permettant une « meilleure vie » pour les animaux ? Ou faut-il viser, comme le proposent les anti-spécistes, l’abolition de toute exploitation des animaux ? Ou encore envisager d’éliminer toute « exploitation » mais de permettre certaines formes « d’utilisation » des animaux et/ou de leurs produits dans des conditions très strictes ?

[2Les buts finaux à assigner à la cause animale ne font pas consensus. Faut-il chercher le retour à des pratiques d’élevage (en rupture avec la production industrielle) permettant une « meilleure vie » pour les animaux ? Ou faut-il viser, comme le proposent les anti-spécistes, l’abolition de toute exploitation des animaux ? Ou encore envisager d’éliminer toute « exploitation » mais de permettre certaines formes « d’utilisation » des animaux et/ou de leurs produits dans des conditions très strictes ?

[3Les buts finaux à assigner à la cause animale ne font pas consensus. Faut-il chercher le retour à des pratiques d’élevage (en rupture avec la production industrielle) permettant une « meilleure vie » pour les animaux ? Ou faut-il viser, comme le proposent les anti-spécistes, l’abolition de toute exploitation des animaux ? Ou encore envisager d’éliminer toute « exploitation » mais de permettre certaines formes « d’utilisation » des animaux et/ou de leurs produits dans des conditions très strictes ?