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L’île de Sein pourra-t-elle se passer d’EDF ?

Danièle Gonzalez

Se passer d’EDF pour produire une énergie renouvelable, en récupérant les taxes perçues par la compagnie, et en définitive en attaquant en justice la légalité de son monopole sur le réseau au regard du droit européen : sur la petite île bretonne de Sein, on ne craint pas de faire des vagues.

L’île de Sein, minuscule et splendide, émerge à peine au-dessus des eaux au large de la Pointe du Raz. Son altitude moyenne ne dépasse pas 1,5 mètre et en fait une victime toute désignée du réchauffement climatique. Bien consciente de cette vulnérabilité, la population (environ 120 personnes en hiver) vit très mal son fonctionnement énergétique. Non raccordée au réseau, l’île dépend pourtant d’EDF qui y produit l’électricité avec deux centrales au fioul : 420 000 litres par an [1], soit 1 220 tonnes de CO2 rejetées dans l’atmosphère chaque année. Les ménages sénans paient le kwh au même prix que sur le continent, pour un coût de production 10 fois supérieur. La différence, 450 000 €/an, est compensée par les taxes qui s’ajoutent aux factures d’électricité de tout le pays (y compris celles d’Énercoop), dont la CSPE, la Contribution au Service Public de l’Electricité.

Un projet tout naturel... mais pas pour tout le monde

Dès lors, sur une île où agissent les énergies du soleil, des vents et des marées, l’idée se précise peu à peu de passer au 100% renouvelable, dans le cadre d’un projet local, participatif, visant aussi la création d’un ou deux emplois sur place. Un projet sans EDF, qui s’illustre par son inaction et les promesses non tenues depuis des décennies et qui est financé notamment par l’octroi des 450 000 € de taxes perçues par l’entreprise. C’est là que le bât va blesser. EDF commence à bloquer l’initiative et l’unanimité de départ laisse place à la division de la population en deux camps. Le premier, porteur du projet, structure celui-ci autour de la création d’une société et d’une association de soutien. Le second regroupe, autour du maire dont le changement d’avis continue de susciter des interrogations, les personnes désireuses de continuer avec EDF.
Depuis 2013, le projet alternatif est porté par IDSE, une société par actions simplifiée (SAS) dirigée par Patrick Saultier, ingénieur et consultant ayant mené à bien la mise en oeuvre d’un parc éolien citoyen vers Rennes. Elle compte 66 membres dont 40 vivent à Sein toute l’année. Atreis, l’association de soutien, compte environ 700 membres, dont aussi une quarantaine vit à Sein en permanence. Il semblerait donc bien que le projet rassemble une majorité de la population stable de l’île. Son contenu, en très bref : panneaux solaires, deux petites hydroliennes, une éolienne ainsi que l’équipement des foyers avec des appareils ’intelligents’ se mettant en route en fonction d’une production qui serait naturellement intermittente.

La stratégie de EDF  : du dénigrement à la récupération ?

L’intermittence : dans un premier temps, c’est l’argument clé d’EDF pour expliquer que le projet est irréalisable. Et rappeler que la réglementation sur les zones non connectées au réseau national interdit de dépasser 30% de renouvelables dans les mix énergétiques. Patrick Saultier analyse : « Pour EDF, les énergies renouvelables citoyennes, c’est le double risque de perdre les énormes revenus des taxes et perdre son monopole sur le réseau. Depuis le début, sur Sein comme ailleurs, elle ne cherche qu’à décrédibiliser le projet, faire peur aux gens : il y aura des coupures, des pannes, vous paierez plus cher, vous partez à l’aventure, etc. Quand nous avons créé IDSE en juillet 2013, deux mois après EDF organisait une réunion publique pour présenter un programme avec cinq éoliennes et un champ de batteries pour couvrir 50% des besoins. Ce champ de batteries est inutile au démarrage mais il s’agit toujours de faire croire que la transition va être une chose très compliquée, coûteuse, risquée, que seule EDF peut faire. Ils ne font que réagir chaque fois qu’on bouge, pour nous contrer ou nous court-circuiter, sans avoir de projet en propre crédible. »
Aujourd’hui, retournement complet de position, EDF annonce un plan pour 100% de renouvelable d’ici 2030. Et de fait, au premier abord, les choses peuvent sembler aller dans le bon sens. Plusieurs actions, relayées par la mairie, pour diminuer la consommation d’énergie ont été conduites : passage à un éclairage public à Led, distributions d’ampoules, aides locales pour isoler l’habitat, etc. Pendant un an, en 2016, un mât de mesure météo installé par EDF aurait permis d’étudier les vents avec précision. Un programme de logements sociaux à « haute performance énergétique » est en cours avec, entre autres, installation de panneaux photovoltaïques et de deux petites éoliennes. Le tout sur fond de communication EDF qui proclame sa vocation à accompagner vers le renouvelable les îles, « laboratoires de la transition ». Alors, finalement, tout va s’arranger ?
Et bien, pas vraiment selon Patrick Saultier. Sans en nier l’intérêt, il souligne la dimension dérisoire de ces actions au regard du changement de modèle énergétique qu’il faudrait pour Sein. Et il poursuit : « Depuis qu’EDF a compris que les habitants ne se laissent pas impressionner, elle récupère le projet et fait mine de le mettre en oeuvre, mais en essayant de gagner le plus de temps possible et quitte à le tuer à la première occasion. Tout le monde sait bien ici qu’à Saint-Pierre-et-Miquelon, EDF a empêché la montée en capacité des éoliennes installées par une société indépendante et imposé le retour au fioul. À Ouessant et ailleurs, EDF a installé des éoliennes qui n’ont pas résisté aux premiers coups de vent, en conclut que ça ne marche pas et revient en arrière. Pendant ce temps, au Danemark, en Espagne ou en Ecosse  [2], des îles fonctionnent au renouvelable indépendant. Sur toutes les îles françaises, les investissements d’EDF restent massivement sur le thermique. Alors quand on les voit beaucoup à Sein depuis quelque temps alors qu’on ne les voyait jamais avant, on ne croit pas pour autant à la subite conversion d’EDF au renouvelable pour Sein uniquement, comme par hasard. »

Attaque en justice contre le monopole d’EDF sur le réseau

Pour Patrick Saultier, si EDF se présente désormais en champion du renouvelable sur l’île, c’est, une fois encore, en réaction à la nouvelle ligne d’action de IDSE et de ses appuis. Stratégie qui ne manque pas d’air, et il en faut dans toute cette affaire, puisqu’il ne s’agit rien moins que d’attaquer en justice, tant au niveau français qu’européen, le monopole d’ EDF , monopole illégal au regard du droit européen sur la concurrence. IDSE engage ce combat après avoir vu ses autres initiatives défaites par la puissance d’ EDF , sa communication, son lobbying. Sa proposition de partenariat refusée. Sa proposition d’amendement à la loi sur la transition énergétique, pour autoriser les îles d’une population inférieure à 2 000 personnes à choisir un autre opérateur, retoquée de justesse par un député [3]. Ses discussions avec le ministère de Ségolène Royal n’aboutir à rien.
David a-t-il ici quelque chance de l’emporter sur Goliath ? Patrick Saultier y croit : « au niveau français, nous n’attendons pas grand chose, l’Etat et EDF sont trop intriqués. A Bruxelles, le lobbying d’EDF est intense mais plusieurs pays européens sont en avance sur la France en matière de transition énergétique et ont peur de notre nucléaire, c’est le cas en particulier de l’Allemagne. Certains pourraient aider à faire bouger les choses dans notre sens. Et puis nos avocats sont formels, la situation monopolistique d’EDF est vraiment en contradiction avec la législation européenne. »

Une initiative citoyenne en suspens

Le système énergétique français, retranché derrière ses contraintes administratives et légales, oppose toute sa force d’inertie aux initiatives insulaires. Il se défend en avançant le motif de la préservation du service public, qui implique la fameuse péréquation, le prix unique de l’énergie sur tout le territoire. « Le petit projet local pour Sein menacerait cette sacro-sainte mission, c’est risible » ironise Patrick Saultier.
Alors certes, s’il s’agissait de choisir entre service public vertueux, à l’écoute des citoyen·nes, moteur efficace de la transition, et une entreprise privée avide de profit, ce serait simple. Mais tel ne semble pas être vraiment le cas. Le service public est d’ores et déjà largement déserté dans tous les domaines et EDF, qui s’obstine dans la voie du nucléaire rejeté par la population pour des raisons évidentes, incarne t-elle encore le service public que la population attend ? IDSE quant à elle est certes une entreprise privée mais, s’agissant d’une SAS, tout réside dans ses statuts. Or ceux-ci prévoient plusieurs dispositions pour garantir son caractère démocratique et local [4]. En outre, quand l’État le veut, la délégation de missions de service public à des organismes privés ne présente rien d’insurmontable. Mais à Sein comme ailleurs, une initiative citoyenne, responsable et écologique, qui mériterait attention et encouragement de la part des pouvoirs publics, est au contraire bloquée depuis des années. Bloquée mais toujours vivante et pugnace : à suivre les résultats des actions judiciaires en cours.

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Notes

[1Sans compter les consommations des transports par camions et bateaux.

[2Au Danemark, il s’agit de Samsø. Voir Silence, n°453, »L’île danoise de Samsø apprend à vivre sans pétrole« , Lorène Lavocat. En Espagne, de l’île El Hierro et en Écosse de Eigg.

[3Il s’agit de François Brottes, nommé peu après, par décret en juillet 2015, président de RTE (Réseau de Transport d’Electricité), filiale à 100% d’EDF.

[4Ainsi les associé·es relèvent de deux catégories : catégorie A pour les personnes détentrices d’un compteur d’électricité sur l’île et catégorie B pour les autres. Toute décision doit être approuvée par une majorité de la catégorie A. En outre, s’applique la règle de « une personne = une voix ».

[5Sans compter les consommations des transports par camions et bateaux.

[6Au Danemark, il s’agit de Samsø. Voir Silence, n°453, »L’île danoise de Samsø apprend à vivre sans pétrole« , Lorène Lavocat. En Espagne, de l’île El Hierro et en Écosse de Eigg.

[7Il s’agit de François Brottes, nommé peu après, par décret en juillet 2015, président de RTE (Réseau de Transport d’Electricité), filiale à 100% d’EDF.

[8Ainsi les associé·es relèvent de deux catégories : catégorie A pour les personnes détentrices d’un compteur d’électricité sur l’île et catégorie B pour les autres. Toute décision doit être approuvée par une majorité de la catégorie A. En outre, s’applique la règle de « une personne = une voix ».

[9Sans compter les consommations des transports par camions et bateaux.

[10Au Danemark, il s’agit de Samsø. Voir Silence, n°453, »L’île danoise de Samsø apprend à vivre sans pétrole« , Lorène Lavocat. En Espagne, de l’île El Hierro et en Écosse de Eigg.

[11Il s’agit de François Brottes, nommé peu après, par décret en juillet 2015, président de RTE (Réseau de Transport d’Electricité), filiale à 100% d’EDF.

[12Ainsi les associé·es relèvent de deux catégories : catégorie A pour les personnes détentrices d’un compteur d’électricité sur l’île et catégorie B pour les autres. Toute décision doit être approuvée par une majorité de la catégorie A. En outre, s’applique la règle de « une personne = une voix ».