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La parole fraternelle de Patrick Chamoiseau

Danièle Gonzalez

En juin 2017, le grand écrivain Patrick Chamoiseau s’exprimait à Saint-Malo lors du festival des Étonnants Voyageurs. Réquisitoire contre un néo-libéralisme barbare, regard visionnaire sur les migrant·es, plaidoyer pour la poésie : des paroles engagées et vibrantes dont voici quelques échos.

Je suis Martiniquais et je n’oublie pas que la traite négrière a duré plusieurs siècles, pendant lesquels près de 15 millions de personnes ont été transportées d’un bout à l’autre de l’Atlantique, que des milliers ont péri durant les trajets. Or je vois que cela recommence aujourd’hui, depuis des années déjà, jour après jour, des milliers de personnes périssent en Méditerranée. Et nous nous accoutumons à cette horreur alors que nous vivons au 21e siècle, dans l’époque la plus informée, la plus connectée, la plus consciente de l’histoire. À ce drame, on nous oppose des principes économiques, des réalismes politiques, des pragmatismes de je ne sais quoi. Qu’est-ce que cela signifie ?

Le monde sous séquestration économique

Sous l’effet de la mondialisation qui a commencé avec Christophe Colomb, l’économie a progressivement mais totalement tout absorbé. Elle a toujours existé, depuis les sociétés archaïques où elle créait du lien par le commerce, les marchés, les échanges et elle était enserrée dans un ensemble beaucoup plus vaste, tout un système symbolique communautaire qui s’intéressait à toutes les facettes de l’humain. Mais aujourd’hui, notre lecture du monde s’est réduite à l’économie, ce qui constitue un appauvrissement terrible. De moyen elle est devenue une fin et les discours politiques parlent à 90% d’économie. Tout le reste est effacé : comment nous voulons travailler, élever nos enfants, ce qu’est une ville, un quartier, ce que cela suppose de vivre ensemble, etc.
C’est ainsi que le néo-libéralisme nous met sous séquestration économique. Il ne fait pas que disséminer des précarités, des misères, des insécurités, des guerres, des extrémismes. Il produit aussi des effondrements spirituels, intellectuels, des pauvretés culturelles, des pétrifications de l’imaginaire. Il ne s’attaque pas seulement à toutes les médiations, à toutes les protections mises en place après guerre. Il détruit notre humanité même, dans sa plénitude, en nous réduisant à nos besoins matériels, à notre pouvoir d’achat, à notre emploi. L’emploi, qui a peu à peu supplanté le travail, n’est orienté que par les besoins de l’économie et non par ceux de l’épanouissement des êtres humains qu’il dessèche en les définissant.
Tous ces dépérissements conduisent à des aberrations démocratiques. Les processus démocratiques produisent Trump, des régimes autoritaires, des extrêmes droites. C’est que l’idée démocratique se fonde sur la supposition d’un être humain capable de s’élever à un niveau de connaissance, de conscience de lui-même, de sensibilité et d’ouverture sur la totalité-monde, et capable d’exprimer un choix dans un geste le dépassant. Or c’est précisément cet humain qui est atteint par le totalitarisme de l’économie.

Une barbarie insidieuse et agissante

Il est vrai qu’il existait des barbaries sommaires, primaires, qui ont été, d’une certaine manière, atténuées par le système néo-libéral, et que ce système semble nous donner tant de liberté, tant d’aisance. Mais l’hystérie financière actuelle, si elle ne ressemble pas aux barbaries archaïques, est une barbarie insidieuse, souterraine mais réelle. Une barbarie agissante qui fait apparaître au coeur de nos villes des gens en complet décrochage social, des SDF, et non pas des pauvretés mais des misères qu’aucun système social ne peut endiguer. Une barbarie qui fait de la Méditerranée un cimetière.
Quand Victor Schoelcher demandait l’abolition de l’esclavage, ses contradicteurs lui expliquaient, j’ai toujours été frappé par ça, que les esclaves avaient une maison, qu’ils étaient soignés, nourris, qu’on pouvait même leur apprendre à lire, leur faire lire la Bible, etc. Toute une liste des avantages de la plantation esclavagiste, avantages en un sens réels car la plantation était un système de prise en charge total et totalitaire des individus, au point qu’au moment de l’abolition, quantité d’esclaves ne pouvaient imaginer d’autre perspective et y restaient. Donc toute situation, y compris les pires situations de barbarie, a ses bénéfices que l’on peut énumérer. Mais il ne faut pas se tromper et garder l’esprit sur ce qui est inadmissible : la violence inouïe subie par des millions de gens aux marges de nos sociétés occidentales. Les progrès, les avancées qu’on nous vante proviennent de ce que le marché a besoin d’un peu d’huile pour fonctionner, de quelques lubrifiants et anesthésiants.

Un autre monde peut être entrevu par les migrants

Le sort des migrants est une catastrophe humanitaire mais aussi l’échec total du politique et un révélateur de la barbarie néo-libérale. Qu’est-ce qui peut pousser tant de gens à prendre la mer, sur de petits rafiots, à jouer à pile ou face avec la mort, pas seuls mais en portant des enfants, avec toute la famille ? Bien sûr, à la base, des raisons sont la faim, la guerre, la misère. Mais je me dis qu’il y a quelque chose en plus. Indépendamment des catastrophes, ces flux migratoires sont sous-tendus par un élan extraordinaire, inextinguible et qui comporte une part de mystère. Je me dis que les migrants voient peut-être quelque chose, qu’ils perçoivent, qu’ils devinent un indicible, qu’une sensibilité particulière les pousse.
Sapiens a toujours vaincu les obstacles pour aller vers des horizons plus lointains. Les cartes occidentales ont été déterminantes, elles se sont mises à indiquer des terra incognita et ont suscité un énorme appel de curiosité, des découvreurs, des explorateurs qui s’élançaient vers l’inconnu. Alors oui, derrière les raisons prosaïques et dramatiques, il y a peut-être aussi une poétique, les migrants devinent peut-être un autre monde derrière notre vieux monde des états-nations, des grands récits nationaux, avec ses frontières guillotines. Ils sont peut-être, non pas en train de construire un autre monde, mais de faire surgir des tressaillements, des couleurs, des images, des possibilités. Et en tout cas, alors qu’on tend à les voir comme des troupeaux, des hordes de miséreux, ils sont des constellations d’individus, de projets, de désirs, de rêves.

Le poétique pour reconstruire la plénitude de l’humain

Par ailleurs, nous sommes sans réponse face aux grands défis. Le défi de la démocratie et des aberrations sur lesquelles elle peut déboucher. Mais aussi le défi environnemental avec la disparition de la biodiversité dont les conséquences seront considérables. Nous sommes désemparés face à la montée des biotechnologies, de la robotique et de tout un écosystème digital, numérique, qui se met en place très vite et qui va modifier en profondeur ce que nous sommes. Le développement de l’intelligence artificielle va doubler notre moi biologique, culturel et sociétal d’un moi digital et cela va constituer une confrontation pour laquelle nous ne sommes pas prêts.
Nous sommes, humains tissés de tant de complexités et de mystères, face à des défis également d’une complexité immense, et nous ne nous en sortirons pas en adoptant une approche habituelle, rationnelle, scientifique. Seule la poésie, l’art peuvent nous permettre de manier tant de paramètres, d’appréhender tant de choses aussi indéfinissables et imprévisibles. Ce qui semble le plus dérisoire peut être le plus puissant.
Comment les esclaves ont-ils résisté à la déshumanisation dans la plantation ? On pense tout de suite aux nègres marrons, ceux qui s’enfuyaient. Mais le processus le plus déterminant de résistance a été mis en oeuvre par ceux qui sont restés. Les esclaves ne possédaient plus rien, aucun objet, aucune trace de leur ancienne identité, de leur culture, et pas même leurs corps ! Mais leurs corps avaient conservé toutefois une mémoire de quelques rythmes, de quelques mouvements. Ainsi le danseur a été le premier à faire quelque chose de tout à fait libre, indépendant et étranger à la plantation. Puis la danse a suscité le tambour, et le tambour a suscité le chant. Et c’est tout un processus d’improvisation et de recréation d’une culture qui a permis la résistance.
La littérature reconstitue, contre les amputations de l’économie, un mode de connaissance sensible et une vision du monde pleine et riche. Elle fait oeuvre politique mieux que le politique qui a déserté sa mission. En ce sens le poétique précède le politique. Notre priorité devrait aller à des politiques culturelles qui permettent à l’humain de retrouver toutes ses capacités essentielles de créativité, de contemplation, de lenteur, de dialogue. Un humain en relation avec tout le vivant, car il faudra bien sortir d’un humanisme vertical qui abaisse les autres espèces, un humain prêt à se déployer sur la grande scène relationnelle du monde. Il nous faut des politiques qui préservent les lieux de culture, pas seulement de culture élitiste, mais des lieux de surgissement de la beauté car le surgissement de la beauté provoque un bouleversement intégral de la sensibilité, de l’imaginaire, de l’esprit. Quand vous recevez cette foudre, tout votre système de représentation est ébranlé et tout peut survenir.

Patrick Chamoiseau, né en 1953 à Fort-de-France en Martinique, est un écrivain et un intellectuel engagé. Grande voix de la créolité dans la lignée de Aimé Césaire et Edouard Glissant, il explore toutes les facettes du monde antillais, histoire, langues, cultures, résistances. Il développe la conception d’un monde ouvert, relationnel, fraternel et pétri de toutes les cultures, à défendre contre les ravages du néo-libéralisme barbare et de la mondialisation uniformisante. Il pratique tous les genres littéraires, romans, récits, contes, essais, scénarios, articles, etc.

Parmi ses ouvrages :
Chronique des sept misères , roman, éd. Gallimard, 1986
Solibo magnifique , roman, éd. Gallimard, 1988
Texaco , roman, éd. Gallimard, 1992
Écrire en pays dominé , essai, éd. Gallimard, 1997
La matière de l’absenc e, récit, éd. du Seuil, 2016
Frères migrants , essai poétique, éd. du Seuil, 2017

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