Dossier Alternatives Habitat

Inventer une nouvelle façon d’habiter et de vivre

Michel Bernard

Dans son livre Commun Village, Anne Bruneau présente un habitat groupé imaginaire abordant les différentes questions qui se posent autour de ce genre de pratiques. Elle s’est inspirée pour cela de 25 lieux ayant réellement existé.

Silence  : Quelles sont les différentes questions qui se posent lors du lancement d’un projet d’habitat groupé ? Et ensuite pendant le fonctionnement ?
Anne Bruneau : La création d’un habitat participatif est balisée par des étapes importantes : la constitution du groupe, la recherche d’un terrain, le choix d’une structure juridique, le temps du rêve, les difficultés inhérentes à tout chantier, les questions financières, l’installation, les réunions d’habitant·es et la gestion collective quotidienne. C’est sur ces points de passage obligés que le groupe d’Éco Habitat Groupé (EHG) a été très attentif à la lecture de mon récit fictif Commun Village, car globalement tous les groupes sont un jour confrontés à ces étapes qui font l’habitat
participatif.

Quelles sont les catégories sociales présentes dans ces projets ? Faut-il disposer d’un capital, de revenus importants pour y participer ?

Globalement, les personnes que j’ai rencontrées dans les habitats participatifs appartenaient majoritairement à la classe moyenne ou supérieure, mais il paraît peu opportun de lister des généralités, car il existe de nombreuses exceptions. Ceci dit, le roman relate l’histoire d’un habitat sur quarante ans et, dans les années 1980, les familles qui s’intéressaient à ce type d’expériences étaient plutôt jeunes, certaines personnes terminaient leurs études, d’autres démarraient à peine dans la vie active, beaucoup étaient employées ou dans la fonction publique. En trente ou quarante ans, leur situation personnelle a évolué. Aujourd’hui leurs situations professionnelles sont confortées, mais je trouve vraiment dommageable cette idée, qui continue de circuler, qui consiste à penser que ce type d’habitat est réservé à certaines classes sociales. Ce qui est juste, par contre, c’est que toutes les personnes intéressées par ce type d’habitat — hier comme aujourd’hui — sont motivées par une vie qui fait la part belle au voisinage, au lien social, au partage d’expériences, à l’innovation sociale.
Enfin, pour revenir sur la notion des revenus et du capital de départ, je dirai qu’il existe aussi des solutions d’habitat participatif pour des familles aux revenus modestes, notamment parce que les bailleurs sociaux commencent à s’intéresser à ce type d’habitat et, dans certains cas, peuvent construire un bâtiment pour un groupe de locataires.

L’intergénérationnel est souvent mis en avant mais est-ce une réalité sur le terrain ?
Il est vrai que la génération issue de 1968, qui a rêvé et mis en oeuvre l’habitat participatif, n’avait pas imaginé qu’elle vieillirait… Les groupes étaient assez homogènes en terme d’âge, et dans un certain nombre de lieux, les familles ont grandi et vieilli ensemble.
Mais la vie est faite de telle manière qu’il y a eu un peu partout un certain renouvellement. Des gens plus jeunes prennent la place de ceux qui quittent l’habitat… Malgré tout, ce n’est pas évident pour les nouveaux d’intégrer un fonctionnement établi et pensé par d’autres, avec des habitudes de fonctionnement déjà bien établies. Mais cette question de l’intergénérationnel est désormais bien intégrée dans les groupes récents, et certains projets se constituent en intégrant ce paramètre.

“Ces lieux sont en quelque sorte des pépinières associatives et militantes”

Le livre montre bien que le temps qui passe provoque souvent une usure des pratiques collectives. Comment les groupes se remobilisent-ils ?
L’usure existe, certes, au bout de quelques années, au sein des habitats. Mais là encore, impossible de généraliser. Certains groupes restent très actifs au niveau du collectif, en maintenant des missions d’entretien collectives, des réunions ou des activités communes ; d’autres confient progressivement certaines tâches qu’ils réalisaient eux-mêmes à des prestataires extérieurs, pour le jardinage ou l’entretien. Néanmoins, ce n’est pas parce que les habitant·es s’investissent moins dans la vie du collectif qu’ils et elles abandonnent toute velléité militante, bien au contraire : ils et elles ont globalement une vie associative et/ou politique importante, sont impliqué·es dans la vie locale ou ont pris des responsabilités dans d’autres mouvements. L’intérêt pour la vie collective, la défense de valeurs humanistes ou une certaine idée du vivre-ensemble et du respect des droits humains les amène à prendre des engagements dans la société. Et puis, l’expérience des réunions vécues de nombreuses années en habitat participatif fait d’eux des négociateurs et conciliatrices hors pair ! Enfin, comme dans toute association, les projets doivent se renouveler dans le temps.
Ces lieux insolites ont par ailleurs été bien intégrés dans leurs cités respectives, et les salles communes accueillent depuis longtemps des activités sportives ou culturelles. Des mouvements naissants sollicitent aussi ces salles pour des réunions, ces lieux sont en quelque sorte des pépinières “associatives et militantes” !

Vous avez dit "habitat participatif" ?
L’habitat participatif est un terme qui recouvre des expériences très diverses, en milieu rural comme en milieu urbain, selon des montages juridiques et financiers très variables. Il trouve sa source dans une diversité de pratiques locales ou nationales pour le développement d’habitats alternatifs conçus et gérés par leurs habitant·es : habitats groupés autogérés, coopératives d’habitant·es, groupes d’autopromotion… Chaque association a développé ses méthodes et ses expertises, et toutes se retrouvent autour d’un socle commun : la place centrale du groupe d’habitant·es dans son projet de lieu de vie.

Comment se renouvellent (ou pas) les habitant·es dans ce type d’habitat ?
La cooptation est souvent la norme, mais rien n’empêche un vendeur de vendre à qui il veut, et parfois au plus offrant. Toutefois, l’idée des groupes existants est bien de limiter la spéculation, en maintenant si possible des prix de logement accessibles à des familles, et en expliquant le projet de l’habitat participatif. Il est tout à fait vital que les nouve·lles venu·es comprennent bien les enjeux d’un tel mode d’habitat, qui est censé promouvoir une certaine idée du vivre-ensemble et de la solidarité. Enfin, ces lieux ont été conçus pour élever des enfants dans une certaine liberté, l’habitat fonctionnant comme une sorte de petit village, avec ses salles communes, jardins ou coursives de circulation et de jeux ! Les familles avec enfants sont les bienvenues dans les cas de renouvellement des habitant·es. Les cris d’enfants, c’est la vie !

Comment expliquer qu’après une forte mobilisation autour de type d’habitat, pour des raisons d’abord sociales, dans les années 1970-1980, avec une centaine de réalisations, il y ait eu ensuite un énorme creux… puis un redémarrage depuis une vingtaine d’années, avec une approche plus écologique ?
À mon avis, ces projets collectifs sont très liés à des projets qu’on peut qualifier de générationnels. Dans les années 70-80, les porteu·ses de projets étaient animé·es par l’idée de changer le monde, ou du moins d’essayer de vivre autrement, en évitant le chacun·e chez soi. Il s’agissait de concrétiser une utopie, de la manière la plus concrète possible… Aujourd’hui c’est la précarisation des trentenaires, la difficulté pour des jeunes d’acheter seul·es, ou encore la volonté d’habiter dans des lieux écologiques économes pour la planète qui donne un nouvel élan à l’habitat participatif, qui se redécouvre un large champ d’action, tout à fait dans l’air du temps. Ce qui est formidable, c’est que les pionni·ères de l’habitat participatif puissent partager leurs expériences et, d’une certaine manière, passer le flambeau aux groupes naissants. Je trouve que l’habitat participatif a un formidable avenir, il répond tout autant à la nécessité d’économiser le foncier en ville et en périphérie qu’à une aspiration toute contemporaine d’un mode de vie plus ouvert sur la cité. Aujourd’hui, on connaît le coût social et humain de la solitude, du chacun pour soi et de l’individualisme forcené.

Que change la reconnaissance législative de l’habitat groupé (loi ALUR du 24 mars 2014) ?
La loi ALUR offre un premier cadre législatif qui permet déjà à des communes, des communautés de communes et des bailleurs sociaux de se lancer de manière plus balisée dans des programmes d’habitat participatif. Pour les groupes en projet, elle est un support légal et, pour les militants du mouvement, une reconnaissance du travail alternatif mené ces trente dernières années.

"La fiction offre une liberté formidable pour rendre compte du réel !"
J’avais des connaissances très sommaires en matière d’habitat participatif quand j’ai été sollicitée par le groupe d’Éco Habitat Groupé (EHG) pour écrire cette histoire. J’ai proposé au comité de direction d’EHG le principe de l’écriture collaborative.
Je me suis plongée dans les plus de mille pages d’entretiens réalisés par des étudiant·es en sociologie pour le compte d’EHG. J’ai demandé à visiter un certain nombre d’habitats participatifs et à rencontrer des habitant·es. Ces discussions ont été fondamentales, elles m’ont donné à voir et à entendre les histoires personnelles et collectives de différents groupes. Je pouvais, en les écoutant, ressentir et comprendre le rêve qui a été le leur et qui s’est concrétisé : s’inventer une nouvelle façon d’habiter et de vivre.
Petit à petit, j’ai imaginé quelques personnages, puis constitué des familles fictives. Enfin, j’ai imaginé le hangar, cet habitat participatif de fiction dans lequel évoluent les personnages. Je me suis inspirée notamment d’un ancien site industriel de la région lilloise.
Et les personnages ont commencé à vivre leur vie… et c’est vraiment le moment qui m’a le plus amusée dans l’écriture du livre. La fiction offre une liberté formidable pour rendre compte du réel !

Silence existe grâce à vous !

Cet article a été initialement publié dans la revue papier. C'est grâce à vos abonnements et à la vente de la revue que nous pouvons continuer à proposer des alternatives à la société consumériste et destructrice actuelle. Sans publicité, sous forme associative, notre indépendance et notre pérennité dépendent de votre engagement humain et financier !

S'abonner Faire un don Participer