Dossier Sciences Société Technologies

La numérisation à l’école : refus et résistances

Guillaume Gamblin

Silence a interrogé plusieurs enseignant·es sur leur expérience de la numérisation de l’école et sur leurs pratiques de résistances individuelle et collective.

L’histoire commence en 2011 avec des éleveurs et éleveuses de brebis qui désobéissent à l’obligation de pucer leurs animaux. Puis des représentant·es d’autres professions (travail social, médecine, menuiserie,…) se fédèrent dans le réseau Ecran Total en 2013. Afin de résister à une même logique qui se trouve à l’œuvre dans ces différents domaines : « L’informatique et la gestion détruisent nos métiers et dégradent les relations sociales. »

L’Appel de Beauchastel contre l’école numérique

Parmi elles et eux, « plusieurs membres de l’Education nationale se retrouvent et souhaitent lancer une initiative à leur niveau » et lancent fin 2015 l’Appel de Beauchastel, explique Hervé Krief, l’un des signataires. « Pour notre part, ce que nous voulons, c’est être avec nos élèves et non servir d’intermédiaires entre eux et les machines », explique la soixantaine de signataires. Pour elles et eux, l’enseignement numérique est « la fin du métier d’enseignant ». Il ne faut pas oublier que « la relation d’apprentissage est avant tout une relation humaine ». 
« Nous n’utiliserons pas le cahier de texte numérique ni les multiples écrans dont on prétend nous équiper (tablettes, tableaux numériques ou même smartphones). Nous nous opposerons aux équipements générant d’importants champs électromagnétiques ainsi qu’à la concentration des données scolaires dans des bases centralisées », concluent-ils.
Depuis, le nombre de signataires augmente peu mais les lettres de soutien et les témoignages affluent (2).

La numérisation des pratiques d’enseignement

Ce que décrivent les enseignant·es que nous avons interrogé·es, c’est avant tout une transformation progressive et imposée de leurs pratiques pédagogiques et administratives.
« J’ai été confronté au numérique pour la première fois dans les années 2000, explique François, enseignant en collège dans les Hautes-Alpes. Le Conseil général avait décidé d’offrir des ordinateurs portables à chaque élève d’une classe-pilote de 4e, ainsi qu’une connexion internet à leurs familles. Quand j’ai posé des questions sur l’intérêt pédagogique d’une telle mesure, je n’ai reçu aucune réponse ni argument valable, à part ’c’est gratuit’ et ’c’est le progrès’. J’ai mesuré alors la vacuité du discours de l’institution à ce sujet. »
« L’école est dans un état de grand désarroi, estime Florent, qui enseigne le français au collège. Le numérique s’implante sur ce désarroi (1). »

Le tableau blanc lave-t-il plus blanc ?

Le TBI est de plus en plus répandu dans les salles de classe. Utilisé avec un projecteur relié à un ordinateur ou à internet, il est censé diversifier les pratiques pédagogiques. Mais un rapport de Thierry Karsenti, publié en 2016 au Québec (où le TBI est utilisé depuis plus longtemps), casse ce mythe. Premièrement, il n’y a pas moins interactif que ce système qui place l’enseignant·e en posture magistrale. Par ailleurs, changeant de salle régulièrement, neuf enseignant·es sur dix rencontrent des problèmes pour paramétrer la machine ; 93 % ont déjà eu recours à un·e technicien·ne. Tout cela est chronophage. Enfin, le TBI est utilisé comme un vidéoprojecteur classique dans l’écrasante majorité des cas. Seulement 1 % des enseignant·es développent d’autres usages plus complexes ! Une réussite, on vous dit.

Quelle place pour le numérique à l’école ?

Certain–es rejettent le numérique de manière assez radicale, à l’instar de Florent qui se dit opposé au « monde numérique » dans le cadre d’une critique plus vaste de la société capitaliste industrielle. Il caresse d’ailleurs le projet de créer une école sans écran.
D’autres, comme François, estiment que l’usage du numérique peut être intéressant dans certains contextes très marginaux seulement (pour certains handicaps…).
Pascal, lui, n’est pas signataire de l’Appel de Beauchastel. Il dit pourtant partager l’ensemble de sa critique du numérique. Mais il pense qu’il est important qu’il y ait, au sein de l’école, une éducation au numérique. « Pas pour leur apprendre à s’en servir ou à en faire ’bon usage’. Mais pour apprendre aux enfants à s’en défendre. Il ne sert à rien de faire l’autruche, les enfants l’utilisent déjà massivement hors de l’école. Il faut leur apprendre à se prémunir contre ses pièges. A désacraliser internet, à comprendre par exemple que ce qui est référencé sur internet est le fruit d’un marchandage. Voir les logiques marchandes derrière cela, être armés contre les manipulations, la pornographie, le terrorisme, la consommation ou encore le harcèlement. »
Argument contesté par Hervé, signataire de l’Appel de Beauchastel : « C’est un leurre de croire que l’on va enseigner de bonnes pratiques d’internet. De plus, il n’y a pas de matière sur les usages d’internet actuellement », mais seulement un envahissement illimité des pratiques pédagogiques. « Nous n’avons pas à gérer les nuisances d’internet », poursuit-il.

Un juteux partenariat public-privé

Fin 2015, Microsoft a conclu avec l’Education nationale un partenariat d’une durée de 18 mois qui prévoit notamment la formation des enseignant·es à ses outils et l’accès à certains logiciels « propriétaires ». Ce contrat constitue pour la firme « un pari prometteur sur l’avenir grâce à l’apprentissage ’gratuit’ de millions de jeunes aux outils que Microsoft compte bien leur vendre ensuite », commente Eva Thiebaud sur le site bastamag (1). Autrement dit, la multinationale bénéficie avec ce marché extrêmement juteux d’un public « captif »de 10 millions d’élèves…
Pourtant, Eva Thiebaud rappelle qu’un certain nombre de communes ont opté pour équiper leurs établissements scolaires de logiciels libres et donc gratuits, à l’image de Moins (69), 12 000 habitant·es, qui économise ainsi 40 000 euros par an. Mais pour le moment, 10 % seulement du budget consacré par l’Education nationale aux logiciels est consacré à des produits sous licence libre. Le développement de ceux-ci est pour le moment passablement verrouillé par le partenariat avec Microsoft. Par ailleurs, cet argent pourrait être investi dans autre chose que du temps d’écran pour nos jeunes pousses.

(1) « L’Education nationale, champ de bataille entre logiciels libres et multinationales de l’informatique », bastamag.net, 1er septembre 2016

Les écrans sont partout

Peu à peu, le numérique s’est infiltré dans tous les espaces-temps de la vie enseignante et de la relation. « Les ordinateurs commencent à remplir les CDI, poursuit François. Ceux-ci ressemblent à des cybercafés avec chaque élève devant son écran, et un coin pour la lecture de livres. Dans la plupart des salles des profs aussi, c’est chacun devant son écran. Ce n’est plus le tripot que j’avais connu dans un précédent poste, dans lequel on boit le café et on refait le monde, où il y a de la vie et où, au détour d’une conversation, on décide de partager un projet pédagogique. »
« Toutes les salles de mon collège sont équipées d’ordinateurs, poursuit Élise, qui enseigne l’histoire-géo. Certains collègues n’ont plus que des tablettes. Moi, je ne m’en sers pas du tout. Mais en mathématiques, ils y sont obligés car les programmes incluent la programmation informatique. »
Même dans la gestion des choses simples de la vie, l’écran vient faire écran à la vraie vie. Ainsi, Elise donne l’exemple d’une chaise cassée dans sa classe. Avant, elle laissait un mot dans un carnet fait pour cela et elle en discutait avec les agent·es d’entretien. Aujourd’hui, ces dernier·es lui répondent : « Envoie-moi un ticket par internet. » « J’ai dû échanger quatre mails pour réparer une chaise », s’étonne-t-elle, constatant que les agent·es d’entretien sont sommé·es de passer par ce circuit pour que leurs tâches soient contrôlées…

Les multiples visages de la numérisation imposée

Le tableau ne s’arrête pas là… Les tableaux blancs numériques interactifs (TBI), parfois connectés à internet (TNI), sont expérimentés dans certains établissements. Mais leur bilan semble lamentable (voir encadré). Et ils induisent un apprentissage vertical, allant de l’enseignant·e vers les élèves. Les tablettes permettent un travail plus horizontal, en petits groupes… « Mais c’est déjà le cas avec les cahiers, les livres, les feuilles ! » s’amuse Pascal, enseignant dans le primaire. Ce dernier a observé l’usage des tablettes par ses collègues et constaté que ceux-ci n’utilisent que des applications payantes, qui au demeurant ne l’ont pas convaincu. L’idée d’une séduction des élèves par l’outil numérique est selon lui une imposture.
Outil ? « Un outil, c’est quelque chose que je vais chercher quand j’en ai besoin, puis que je repose, explique François. Mais ici, il n’y a aucun besoin, et on nous le donne, on nous dit de nous en servir, on nous l’impose. »
Florent cite aussi les bulletins de notes informatisés, qui font que les notes des élèves se retrouvent sur un serveur informatique extérieur à l’établissement, avec une concentration d’informations sur les jeunes. Pour sécuriser l’accès à ce serveur, les profs ont été muni·es d’un boîtier sécurisé à code, similaire à celui utilisé dans les banques. « Surréaliste ! », s’exclame l’enseignant (2).

Obligations administratives, refus et sanctions

L’appel numérique au début de chaque cours et le remplissage du cahier de texte numérique se sont ajoutés aux obligations administratives de présence et d’assiduité. Elise, François, Florent se refusent à effectuer ces tâches. Tous les trois ont reçu des remontrances de leur responsable d’établissement. Pour Elise, le refus de remplir le cahier de textes en ligne est apparu sur le rapport de l’inspectrice.
A chaque changement de principal, François est convoqué pour un rappel de ses obligations. Il répond toujours qu’il les refuse car il les trouve inutiles. Lors d’une inspection, il voit sa note baisser, ce qui est exceptionnel. Après l’arrivée d’un nouveau principal et un nouveau refus, il est convoqué par le recteur d’académie au motif qu’il ne procède pas à l’appel en ligne sur le logiciel Pronote. Il reçoit ensuite un avertissement pour « désobéissance hiérarchique et manquement aux obligations de service ». C’est pour l’instant le seul désobéisseur de ce type à avoir reçu une sanction disciplinaire. Et il regrette le peu de solidarité exprimée par ses collègues…

Pourquoi refuser ?

« Au départ, j’ai refusé car je suis contre l’extractivisme qu’implique le système informatique. On amuse nos enfants avec des ‘serious games’ (jeux vidéos didactiques) alors que des gamins meurent dans des mines de coltan pour fabriquer [les appareils] », explique Elise.
François, lui, insiste beaucoup sur l’importance de la relation. Dans bien des cas, estime-t-il, le numérique la parasite. « L’écran fait écran entre les personnes, poursuit-il. Lorsqu’il arrive en classe, le prof commence par allumer son ordinateur pour faire l’appel, il ne regarde pas les élèves. »

Se fédérer pour briser l’isolement

Dans un contexte où la soumission aux nouveaux « outils » numériques est de mise, l’Appel de Beauchastel est vécu par ses signataires comme un espace de respiration bienvenu. « J’en venais à me demander si ce n’était pas moi qui étais dans l’erreur, témoigne Elise, qui avoue : Si j’avais été seule, j’aurais fini par remplir le cahier de texte numérique. Mais là, je vois que je ne suis pas seule. Et que j’ai de bonnes raisons de le faire. » Même son de cloche chez François qui a trouvé cela « très réconfortant ». Il trouve courageux, notamment, les plus jeunes qui tiennent des positions de refus. Et il termine par une réflexion sur l’autonomie, tant vantée comme l’une des multiples vertus de l’école numérique : « L’autonomie, c’est la simplicité des moyens qu’on peut utiliser, pas d’être dépendant d’un GPS ou d’un smartphone. »

Guillaume Gamblin

(1) Citons notamment le tableau blanc interactif (TBI), le tableau numérique interactif (TNI), les postes informatiques, les tablettes, le wifi, le cahier de texte numérique, l’espace de travail numérique,…
(2) Le « livret scolaire numérique », quant à lui, est le dossier scolaire de l’élève, interne à l’établissement. Là encore, il regroupe de nombreuses informations sur le profil administratif et pédagogique de l’enfant. Selon Florent, ces données centralisées servent de base à de nombreuses études statistiques utilisées pour orienter les politiques éducatives.

Appel de Beauchastel, 27 ter, rue des Terras, 07800 Beauchastel
Ecran Toral, Faut pas pucer, Le Batz, 81140 Saint-Michel-de-Vax, ecrantotal@riseup.net

Pourquoi refuser le numérique à l’école ?

Les arguments sont nombreux pour critiquer la numérisation des pratiques pédagogiques. Sud-Education Hautes-Alpes dénonce « la privatisation de l’enseignement, à commencer par le matériel », signalant que l’effort budgétaire est porté aussi par les familles qui sont poussées à s’équiper en informatique. Du côté des enseignant·es, la numérisation amène une surcharge de travail, une pression pour être connecté·e et réacti·ve hors des horaires de cours. Les élèves sont exposés aux ondes wifi et aux scintillements lumineux.
« C’est bien la première fois qu’on préconise l’augmentation des doses dans un problème d’addiction », ironisent des enseignant·es d’un collège connecté au haut débit, dans lequel les élèves utilisent les tablettes durant les heures de classe. « Pour construire une pensée, poursuivent-ils, il faut de la lenteur, de la concentration et du lien entre les connaissances. Soit l’exact opposé des valeurs portées par le numérique : vitesse, aspects ludiques et zapping. Nous constatons déjà une grande baisse des qualités graphiques de nos élèves. Pourquoi s’appliquer à écrire quand on peut faire du traitement de texte ? »
Et pourquoi imposer « des machines pour faire des choses qu’on est déjà capable de réaliser avec ses propres moyens » ?

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