Trois Questions Femmes, hommes, etc. France

Dé-masculiniser la langue française

1/ Vous travaillez en psycholinguistique à l’Université de Fribourg sur les représentations sociales véhiculées par le langage. Quelles sont les conséquences de la forme grammaticale masculine sur nos représentations sociales ?
Nous mesurons la façon dont deux phrases qui se suivent sont traitées. Par exemple, après une phrase comme « Les musiciens sortirent de la salle de concert », avec quelle facilitée est lue et traitée une phrase comme « une des femmes portait un manteau de pluie ». Ici, nous nous intéressons surtout au lien possible entre le terme « musiciens », au masculin, et le fait que le groupe est également composé de femmes. Grâce à ce paradigme, nous montrons surtout qu’une phrase comme « Un des hommes portait un manteau de pluie » est traitée beaucoup plus facilement, ce qui nous donne une indication claire sur les biais de représentation engendrés par le masculin.

Parfois, nous testons également plus directement l’impact des formes grammaticales sur la manière dont les gens se représentent différents métiers. Par exemple, nous présentons des métiers et autres activités à des jeunes de 14 à 18 ans, en leur demandant, pour chaque métier ou activité, qui – des femmes ou des hommes –, a le plus de chances de réussir dans ces métiers. Pour les plus jeunes – entre 2 et 5 ans –, nous leur présentons des images constituées soit d’hommes, soit de femmes et d’hommes, et mesurons leur mouvements oculaires lorsque nous leur demandons « Regarde les [métier] » (par ex., regarde les musiciens).

De manière générale, tous les paradigmes que nous utilisons montrent que le lien forme grammaticale masculine = homme est toujours activé, de manière passive, c’est-à-dire de manière incontrôlable. Nous pouvons parfois activer le sens générique du masculin, avec beaucoup d’effort, sans toutefois réussir à inhiber son sens dit spécifique (masculin=hommes).

2/ Quels sont les moyens pour lutter contre cette vision genrée de la
société véhiculée par la langue française ?

Pour envisager les moyens de lutter contre cette vision genrée, il est important de bien comprendre les problèmes. Selon nous, il y a deux problèmes principaux. Premièrement, la simple existence d’une marque grammaticale de genre, binaire, nous pousse constamment à activer le genre (de manière binaire), même lorsque celui-ci n’est absolument pas pertinent (de fait, il l’est rarement). Il serait dès lors souhaitable d’avoir des termes sans genre grammatical, à l’instar du Finlandais. Deuxièmement, l’attribution d’une valeur générique au masculin, en plus de sa valeur dite spécifique, est extrêmement discutable. D’un point de vue psychologique, notre système cognitif doit constamment choisir entre deux sens pour résoudre une ambiguïté sémantique importante. Dès lors, si nous souhaitons parler de femmes ET d’hommes, il faut adopter des formules épicènes, neutralisées ou féminisées. Pour un guide relativement complet, je vous invite à consulter le site de l’Université de Lausanne Les mots de l’égalité (https://www.unil.ch).

3/ Est-ce que toutes les langues sont genrées de cette façon ?

Non, mais il existe tout de même environ 89 langues qui ont un genre grammatical dont le sens est directement lié aux femmes et aux hommes. L’attribution d’un sens générique au masculin est courant dans ces langues, malheureusement. Nous étudions à l’heure actuelle les possibilités d’introduire des formes grammaticalement non marquées en Français, à l’instar de la Suède, qui, depuis 2012, a progressivement introduit le pronom personnel non marqué hen. Notez que pour des langues comme le Japonais, s’il n’existe pas de marque grammaticale de genre, il existe tout de même des formules différenciant le genre.

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