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Comment la société civile désarme le conflit basque

Guillaume Gamblin

Le 8 avril 2o17 a eu lieu un événement historique pour le Pays Basque : le démantèlement par la société civile de l’ensemble de l’arsenal de l’organisation armée ETA. Silence a demandé à Jean-Noël Etcheverry, dit Txetx, l’une des chevilles ouvrières de cette dynamique, d’expliquer comment a été réalisé ce processus.

Silence  : Pourquoi et comment est né ce projet de membres de la société civile prenant la responsabilité de désarmer l’organisation armée ETA ?
Txetx : Cette initiative vient de militants publics et non-violents issus du Pays Basque et de Paris : Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme, Michel Berhocoirigoin, militant paysan, et moi-même, entre autres. Nous étions préoccupés et nous jugions la situation assez surréaliste. L’organisation armée et clandestine basque ETA avait décidé d’arrêter unilatéralement la lutte armée qu’elle menait depuis plus de 50 ans, en 2011. Mais elle était dans l’impossibilité de se démanteler, car les deux États français et espagnol refusaient tout dialogue, tout geste d’apaisement, notamment concernant le régime d’exception (voire de cruauté), subi par les centaines de prisonnier-es politiques basques, et exerçaient une pression terrible. Ils allaient même jusqu’à arrêter les militant-es d’ETA chargé-es d’inventorier et de mettre sous scellés l’arsenal de l’organisation, dans une perspective de désarmement sous le contrôle d’une commission internationale de vérification. [1] Une grande frustration et des tensions commençaient à s’installer dans la base sociale d’ETA, la situation devenait préoccupante pour toute personne souhaitant une paix globale et irréversible.
C’est dans ce contexte qu’au début de l’année 2016, nous, partisans de la non-violence connus pour avoir désapprouvé publiquement la stratégie armée et bataillé politiquement jusqu’en 2011 pour que la lutte clandestine s’arrête, avons pensé qu’il était de notre responsabilité d’aider à débloquer cette situation dangereuse. Nous sommes rentrés en contact — évidemment de manière totalement confidentielle — avec la direction d’ETA afin de lui proposer certaines initiatives que nous étions prêts à assumer publiquement. Il s’agissait de procéder, de manière non violente, transparente et publiquement assumée au démantèlement de la totalité de l’armement d’ETA. Et la direction d’ETA a accepté de nous déléguer la responsabilité politique et technique du démantèlement de son arsenal. [2]

Quel était votre plan et que s’est-il passé exactement le 16 décembre 2016 ?
Notre objectif consistait à mettre le désarmement et le processus de paix au centre du débat, de l’agenda politique, puis à les faire avancer, par la prise successive d’initiatives fortes et déterminées. La première d’entre elles a été de récupérer une partie de l’arsenal d’ETA et de le neutraliser – dans l’objectif de s’appuyer sur cette première action concrète pour entamer une discussion avec le gouvernement français – afin d’étudier les possibilités d’une coopération visant à permettre la totalité du désarmement. Mais le gouvernement en a décidé autrement et le 16 décembre 2016, la SDAT, Sous-direction anti-terroriste, et le RAID ont pris d’assaut la maison de Louhossoa où nous procédions à cette première action de démantèlement et ont arrêté 5 d’entre nous.

« Même en nous arrêtant, ils perdaient »

Mais nous avions également prévu ce cas de figure là qui constituait notre « plan B ». C’est justement la force de la stratégie non violente d’être gagnante à tous les coups. Grâce à ces arrestations, notre action mettait le doigt avec une résonance extrêmement puissante sur une contradiction absolue : deux États empêchaient leurs citoyen-nes de désarmer une organisation armée ! Les polices française et espagnole empêchaient ETA de démanteler son arsenal alors que nous étions en plein état d’urgence, et donc avec tous les risques que cela supposait si d’autres groupes arrivaient à tomber sur ces armes et ces explosifs. Notre action permettait de mettre cette situation surréaliste en pleine lumière. Même en nous arrêtant, ils perdaient.

Comment expliquer votre libération alors même que les gouvernements français et espagnol avaient parlé de coup dur porté à une organisation terroriste, vous avaient publiquement criminalisés et semblaient vouloir vous incarcérer ?
Au Pays Basque Nord, la population et ses élu-es demandent depuis 2011 à ces 2 gouvernements d’accepter la main tendue par ETA depuis 2011, ne comprenant pas leur stratégie de maintenir artificiellement une tension qui jette de l’huile sur le feu.
Quant à nous, nous étions largement connus comme des militants de la non-violence, sans ambiguïté quant à l’utilisation de la lutte armée, et cette tentative de nous criminaliser, de nous faire passer pour des membres ou sympathisant-es d’ETA a fait chou blanc d’entrée de jeu.
Du coup, il y a eu une mobilisation forte et immédiate de la société civile. De nombreuses personnes ont afflué et ont passé toute la nuit autour de la maison dans laquelle nous avions été arrêté-es. Dès le lendemain, une manifestation a réuni 4000 personnes à Bayonne, ce qui est considérable pour une mobilisation convoquée en quelques heures dans un territoire de 300 000 habitant-es. En quelques jours, la majorité des élu-es du Pays Basque, toutes tendances confondues, s’est adressée au gouvernement français pour lui demander de s’impliquer dans le processus de paix. [3]
Nous avons donc été arrêté-es et mis-es en garde à vue. Nous étions un peu connu -es dans l’État français, par exemple Michel Berhocoirigoin en tant qu’ancien secrétaire général de la Confédération paysanne notamment, et moi en tant qu’un des fondateurs d’Alternatiba... Durant notre détention, les autorités françaises ont reçu de nombreux appels et interpellations directes au plus haut niveau demandant notre libération. Suite à ces 4 jours de garde à vue, nous sommes sorti-es libres, bien qu’inculpé-es et placé-es sous contrôle judiciaire [4].

La situation des prisonnier-es politiques basques en France
"Aujourd’hui, environ 350 prisonnier-es politiques basques, dont 75 en France, sont encore soumis-es à un régime d’exception. La politique d’éloignement et de dispersion systématique de ces prisonnier-es rend les visites des familles très compliquées et épuisantes. Ces dernières qui ne peuvent pas s’organiser avec des cars sont contraintes de prendre la route en voiture sur de très longues distances pour aller leur rendre visite. Cela a donc un coût à la fois financier et moral, un coût en vies humaines également. Depuis 30 ans, il y a eu 400 accidents de voiture et 16 personnes tuées sur la route en allant rendre visite à leurs proches.
Les prisonnier-es politiques basques ont en outre du mal à bénéficier des mesures habituelles de liberté conditionnelle, ainsi que de la possibilité de se faire soigner à l’extérieur de la prison en cas de maladie grave, etc."

De quelle manière le collectif Artisans de paix à l’origine ce projet de désarmement a-t-il poursuivi ses actions en faveur de la paix au Pays Basque entre décembre 2016 et avril 2017 ?
À notre libération, nous nous sommes tout de suite mis au travail pour construire la suite du processus de désarmement. Nous avons proposé au gouvernement français de coopérer. Nous avons annoncé clairement que nous allions procéder à ce désarmement total avant les élections présidentielles, avec ou sans son aide… nous préférerions avec. En parallèle, nous nous sommes réunis avec les partis, les syndicats et les institutions locales du Pays Basque Nord et Sud et avons récolté un soutien très large, qui contribuait à nous protéger politiquement. Comment les autorités allaient-elles réagir ?
Dans les faits, les événements de Louhossoa ont changé beaucoup de choses. Pour la première fois depuis 20 ou 30 ans, le gouvernement français a commencé à avoir une attitude différente de celle du gouvernement espagnol. À partir de février, il a envoyé des signaux signifiant que personne ne devait s’opposer au désarmement. Le 17 mars, nous avons annoncé dans les colonnes du journal Le Monde que nous procéderions au désarmement total de l’arsenal d’ETA à la date du 8 avril. Cela a fait l’effet d’un coup de tonnerre en Pays Basque et en Espagne, et a eu énormément d’impact politique et médiatique.
Il a fallu ensuite préparer concrètement le démantèlement. Je ne peux bien évidemment pas rentrer dans les détails techniques, c’était loin d’être simple. Mais nous étions très fortement et largement aidés par la société basque. [5]

Que s’est-il passé le 8 avril 2017 ?
Le 8 avril, 20 000 personnes se sont retrouvées à Bayonne pour soutenir moralement et politiquement ce désarmement et le processus de paix. 500 bénévoles assuraient la logistique et la sécurité de ce rassemblement impressionnant.
Ce même jour, l’arsenal d’ETA était donc rassemblé dans 8 caches d’armes, dont les points de localisation ont été remis aux autorités françaises vers 8 h 45. [6]
Un peu avant, 172 Artisan-nes de la Paix volontaires s’étaient posté-es sur les lieux des différentes caches d’armes, pour les garder et pour s’assurer que ce soit bien la police française qui vienne en récupérer le contenu. Ces équipes d’observation comptaient parmi elles nombre d’élu-es ou responsables syndicaux et associatifs locaux et diverses personnalités, dont José Bové ou François Dufour. Toutes les tendances politiques du Pays Basque étaient représentées. Le démantèlement a cette fois-ci eu lieu sans aucun accroc et tout était fini à midi.

« Construire une fin ordonnée, juste, digne et donc durable du conflit basque »

Quelles sont selon vous les prochaines étapes pour continuer à avancer dans le processus de paix et de réconciliation au Pays Basque ?
Cet événement a eu un énorme écho au Pays Basque. Le désarmement a été effectué, mais il ne signifie par la paix. Il reste encore de nombreuses questions à traiter.
Cette initiative visait à construire une fin ordonnée, juste, digne et donc durable du conflit basque. En effet jusqu’ici la stratégie des deux États français et espagnol était d’écraser ETA, de rechercher une déroute totale et humiliante. Il s’agissait d’arrêter un-e à un-e tou-tes ses militant-es, de trouver les caches d’armes petit à petit, quitte à ce que cela dure 10 ans ou plus. Mais nous savons bien que terminer le conflit de cette manière revient à semer des germes de frustration et de revanche, et se condamner à voir ressurgir ce conflit armé, tôt ou tard.
Avec Louhossoa et le 8 avril, nous ne sommes plus dans ce schéma-là, mais dans un démantèlement volontaire de l’arsenal d’ETA, de manière digne et ordonnée et avec l’appui de la population du Pays Basque dans toutes ses sensibilités et composantes. Cela limite les risques de revoir s’ouvrir un cycle de lutte armée en Pays Basque et les possibilités de le faire en se revendiquant de la légitimité du peuple basque.
Nous commençons dès aujourd’hui à mesurer les conséquences positives du 8 avril : ainsi Oier Gomez, jeune prisonnier atteint d’un cancer en phase terminale, a été libéré quelques jours plus tard, et le Parquet général de Paris ne s’est pas opposé ni n’a fait appel comme il en a coutume. La décision judiciaire s’appuyait sur l’état de santé gravissime d’Oier, mais également sur le tout nouveau contexte de désarmement et la journée du 8 avril.
Il faut maintenant utiliser l’effet assez incroyable du 8 avril pour faire avancer les autres aspects du processus de paix : question des victimes (reconnaissance et réparations), des prisonnier-es (rapprochement, régime normal, libérations…) et exilé-es, exercices de mémoire et de vérité, voire de justice transitionnelle, dynamiques de réconciliation, etc.
Dans l’immédiat, nous demandons aux deux Etats de faire à leur tour des pas vers ce processus de paix, notamment dans ce qui est directement de leur ressort : par exemple en mettant fin de toute urgence au régime d’exception auquel sont soumis les centaines de prisonnier-es politiques basques, puis en avançant vers la perspective d’un règlement global de leur situation. Une grande manifestation sera organisée dans cet objectif en fin d’année à Paris.

Pour aller plus loin
■■ Artisans de la paix,
http://artisansdelapaix.eus

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Notes

[1ETA est entré en contact avec la Commission internationale de Vérification. Celle-ci lui a demandé de procéder à un inventaire et à la mise sous scellé de son arsenal. Mais les membres de cette commission ont fait l’objet de commissions rogatoires dans les deux juridictions française et espagnole, tandis que les militant-es qui étaient chargés de procéder à ce désarmement ont été arrêté-es les un-es après les autres.

[2« Nous avons écrit les termes de notre accord dans des lettres, afin de laisser des traces écrites et officielles de celui-ci ».

[3Cet appel a été signé par quelques 700 élu-es du Pays Basque Nord allant du Parti communiste à Les républicains.

[4« Avec interdiction de se voir entre nous et interdiction de sortir du territoire national ».

[5Des élu-es et institutions politiques, telles que les parlements du Pays Basque et de Navarre, du côté espagnol, ont voté des motions d’appui appuyées par tous les groupes sauf le PP, ultra minoritaire en Pays Basque.

[6Concrètement, ces points de localisation ont été remis à Matteo Zuppi, archevêque de Bologne et membre de la communauté Sant’Egidio, spécialisée dans les processus de paix, et au pasteur Harold Good, qui a joué un rôle dans le désarmement de l’IRA en Irlande du Nord. Cette remise a été effectuée sous le contrôle de la Commission internationale de vérification, qui les a ensuite remis aux autorités françaises.

[7ETA est entré en contact avec la Commission internationale de Vérification. Celle-ci lui a demandé de procéder à un inventaire et à la mise sous scellé de son arsenal. Mais les membres de cette commission ont fait l’objet de commissions rogatoires dans les deux juridictions française et espagnole, tandis que les militant-es qui étaient chargés de procéder à ce désarmement ont été arrêté-es les un-es après les autres.

[8« Nous avons écrit les termes de notre accord dans des lettres, afin de laisser des traces écrites et officielles de celui-ci ».

[9Cet appel a été signé par quelques 700 élu-es du Pays Basque Nord allant du Parti communiste à Les républicains.

[10« Avec interdiction de se voir entre nous et interdiction de sortir du territoire national ».

[11Des élu-es et institutions politiques, telles que les parlements du Pays Basque et de Navarre, du côté espagnol, ont voté des motions d’appui appuyées par tous les groupes sauf le PP, ultra minoritaire en Pays Basque.

[12Concrètement, ces points de localisation ont été remis à Matteo Zuppi, archevêque de Bologne et membre de la communauté Sant’Egidio, spécialisée dans les processus de paix, et au pasteur Harold Good, qui a joué un rôle dans le désarmement de l’IRA en Irlande du Nord. Cette remise a été effectuée sous le contrôle de la Commission internationale de vérification, qui les a ensuite remis aux autorités françaises.

[13ETA est entré en contact avec la Commission internationale de Vérification. Celle-ci lui a demandé de procéder à un inventaire et à la mise sous scellé de son arsenal. Mais les membres de cette commission ont fait l’objet de commissions rogatoires dans les deux juridictions française et espagnole, tandis que les militant-es qui étaient chargés de procéder à ce désarmement ont été arrêté-es les un-es après les autres.

[14« Nous avons écrit les termes de notre accord dans des lettres, afin de laisser des traces écrites et officielles de celui-ci ».

[15Cet appel a été signé par quelques 700 élu-es du Pays Basque Nord allant du Parti communiste à Les républicains.

[16« Avec interdiction de se voir entre nous et interdiction de sortir du territoire national ».

[17Des élu-es et institutions politiques, telles que les parlements du Pays Basque et de Navarre, du côté espagnol, ont voté des motions d’appui appuyées par tous les groupes sauf le PP, ultra minoritaire en Pays Basque.

[18Concrètement, ces points de localisation ont été remis à Matteo Zuppi, archevêque de Bologne et membre de la communauté Sant’Egidio, spécialisée dans les processus de paix, et au pasteur Harold Good, qui a joué un rôle dans le désarmement de l’IRA en Irlande du Nord. Cette remise a été effectuée sous le contrôle de la Commission internationale de vérification, qui les a ensuite remis aux autorités françaises.