Article Population Société

Y a-t-il une « bonne » taille pour les villes ?

Thierry Paquot

On annonce pour 2030, 750 mégapoles millionnaires dans le monde, dont 150 rien qu’en Chine, contre 535 en 2015. Sont-ce encore des villes ? Quelle serait leur « bonne » taille urbaine ? Peut-on inverser la tendance à la grossitude ? Comment favoriser des bio-régions urbaines avec des villes et des villages ? Thierry Paquot esquisse quelques éléments de réponse.

L’histoire des villes couvre environ six à sept millénaires, au cours desquels seules quelques villes, avant 1800, ont atteint le million d’habitants. Ce sont Rome, Bagdad, Constantinople et Xi’an à leur apogée. Des villes peuplées de plusieurs centaines de milliers d’habitants existaient sur chaque continent, mais leur population variait considérablement avec les guerres, les épidémies (la peste noire de 1347-1352 a dévasté l’Europe, certaines villes ont perdu plus de la moitié de leurs habitants), les catastrophes plus ou moins naturelles (séisme, incendie, raz-de-marée…). Avec la mécanisation de l’agriculture, l’extension du chemin de fer, l’industrialisation, certaines villes ont connu une forte croissance, comme Londres qui passe de 1 à 7 millions de Londonien-nes entre 1800 et 1900 ! Cette année-là, la planète compte 11 cités millionnaires. Sortir de ses limites administratives, briser le carcan de sa fortification, annexer les villes voisines, voilà le destin d’une agglomération en extension et en expansion, signes de sa puissance. Cette conception du big is beautiful perdure, comme nous l’a rappelé le sommet Habitat III à Quito en octobre 2016 et comme ne cessent de le marteler les décideurs imprévoyants des « grands » ceci ou cela, un peu partout au monde !

Les limites des mégalopoles

Ce n’est que depuis une vingtaine d’années qu’on commence à mesurer l’empreinte carbone des aires urbaines, le coût énergétique des gratte-ciel, l’absurde concentration d’automobiles sur les parkings des centres commerciaux, la congestion des mégapoles (circuler à Bangkok, Sao Paulo, Mexico ou à Mumbaï relève du supplice), le pic de pollution qui s’en suit avec ses innombrables victimes (Bejing, Hong Kong, Le Caire, Oulan-Bator, Karachi, Jakarta…), le dysfonctionnement des réseaux (eau, électricité, transports en commun…) inadaptés à ces monstres urbains (Lagos, Kolkata, Dacca, Istanbul…) (1), la pollution aquatique (chaque jour 2 millions de tonnes d’excréments humains sont jetés dans les rivières et les fleuves), les montagnes de déchets à trier et à traiter (Manille, Le Caire…), les effets de tout cela sur le dérèglement climatique, sans compter la dépendance alimentaire de ces mégalopoles tributaires des flux commerciaux internationaux et les pathologies physiques (cancer, maladies cardio-vasculaires…) et mentales (stress, mal-être…) qui affectent, différemment, chaque habitant… Que faire ?

Une ville dense et peuplée raisonnablement

René Dumont s’inquiétait dans Ouvrez les yeux ! Le 21e siècle est mal parti (1995), de la mégalopolisation et affirmait que « l’urbanisation effrénée accentue le drame », non seulement des citadins, mais de tous les terriens, aussi les invitait-il à contenir l’exode rural, en améliorant les conditions de vie des paysans et des ruraux. L’impératif était pour lui, outre une stabilisation de la population mondiale, d’éviter la création de gigantesques cités ingouvernables et à la suite de Paul Bairoch, il considérait qu’au-delà de 500 à 600 000 habitants, toute unité urbaine devenait ingérable, néfaste et toxique. André Gorz dans Misères du présent, richesse du possible (1997) accorde quelques pages à ce qu’il faudrait encourager « pour changer la ville ». À la différence des urbaphobes – qui idéalisent parfois la vie villageoise d’autrefois -, il pense qu’une ville dense et peuplée raisonnablement (tout est là !) facilite les échanges d’expériences et qu’un territoire agréable à vivre « suppose des villes polycentriques, intelligibles, où chaque quartier ou voisinage offre une gamme de lieux accessibles à tous, à toute heure, pour les auto-activités, les auto-productions, les auto-apprentissages, les échanges de services et de savoirs ; une profusion de crèches, de jardins publics, de lieux de réunion, de terrains de sport, de gymnases, d’ateliers, salles de musique, écoles, théâtres, biblio-vidéothèques (…) ».
Il croit en la vertu communicative de l’exemple, d’où son intérêt pour des actions menées aux Pays-Bas ou au Danemark, en particulier en ce qui concerne les politiques temporelles. Félix Guattari partage ce point de vue sur de « nouveaux modes de vie domestique, de nouvelles pratiques de voisinage » et constate que « seuls font défaut le désir et la volonté politique d’assumer de telles transformations (…) » (2). Il imagine d’incroyables enchevêtrements de sensibilités citoyennes qui associent « global » et « local » et se propagent partout en « réseautant » et « rhyzomant » allègrement... Félix Guattari appelle à « l’expérimentation d’un nouvel urbanisme », tout en concédant que « l’objet urbain est d’une grande complexité » et réclame les compétences et les audaces de tous les praticiens et les singularités inventives des habitant-es, ce qui sous-entend la création de « collectifs » inédits capables de réactiver la démocratie directe. Ce qui ne va pas de soi.

Cités lentes, villes en transition et biorégions urbaines

En écho à ces rares tentatives de théoriser une « ville autrement » se manifestent quelques innovations « décroissantes » et écologiques comme le mouvement italien Slow Food lancé à Rome en 1986 par Carlo Petrini et qui assez vite devient Slow Life et impulse Cittàslow (ou Slow Cities). Ou encore aux États-Unis, le New Urbanism, du moins dans la version environnementaliste de Peter Calthorpe, certaines actions de Smart Growth et du Slow Growth Movement, sans oublier le réseau des Transition towns en Grande-Bretagne, qui répond au pic pétrolier par une réduction de la dépendance aux énergies fossiles, sous la houlette de Rob Hopkins, issu de la « permaculture » (contraction de permanent culture) élaborée en 1973 en Australie… La « biorégion urbaine » qu’Alberto Magnaghi propose, suite aux études régionales de Patrick Geddes et de Lewis Mumford, de réactiver, vise à une nouvelle conception du territoire, assurant la plus large autonomie des habitant-es dans tous les domaines de leur vie quotidienne. Cette réponse locale à la mondialisation par le haut, n’est en rien un retour à l’âge des cavernes, mais l’audacieuse tentative d’une résilience écologique en acte, à partir de l’intelligence collective de chacune et chacun et des atouts locaux, souvent méprisés ou sous-évalués.

De la décroissance subie…

La formulation de « décroissance urbaine » est équivoque. En effet, elle peut être apparentée au déclin des villes industrielles, suite à la délocalisation d’une des firmes qui assurait le gros de l’emploi local, avec ses sous-traitants. L’on songe aussitôt à Detroit, capitale américaine de l’automobile qui de 1959 à nos jours voit sa population passer de 2 millions à 600 000. Sont restés, les moins qualifiés, les plus précaires, celles et ceux qui ne pouvaient pas s’en aller… Certes, ils ont mis en place une agriculture de survie, mais à quel prix humain ? En fait, il s’agit d’un arrêt de la croissance économique qui appauvrit la ville et provoque sa dépopulation. Quelques centres usiniers et miniers de l’ex-RDA, l’ex-URSS ou aux États-Unis, dès les années 1970, ont connu la crise économique entraînant un rétrécissement imposé par la logique capitalistique. L’on parle alors d’Urban shrinkage, de Shrinking Cities ou encore de Stadtschrumpfung. Cette décroissance n’est aucunement souhaitée et volontaire ! C’est un sale coup dans l’immense Monopoly contrôlé par le capitalisme financiarisé qui dorénavant précarise les territoires avec la même violence qu’il le fait pour la main d’œuvre…

... à la décroissance choisie aux mille couleurs

C’est Lewis Mumford, en compagnie de Benton MacKaye et d’autres amis de la Regional Planning Association of America fondée en 1923, qui s’attache à penser une territorialité combinant campagnes et villes en respect avec la nature et ses biorythmes et avec une économie soucieuse d’une éthique de la terre, c’est-à-dire veillant à ne pas détruire les écosystèmes mais à favoriser leurs interrelations. S’il se garde bien de quantifier un bioterritoire urbain, c’est parce qu’il souhaite associer les humains à l’édification de leur demeure selon la diversité de leurs attentes, leur sens de la coopération et leur désir d’autonomie. On peut imaginer qu’une mégalopole de dix ou douze millions d’habitants ne le permettra pas, même avec l’extension du domaine du numérique ! L’échange d’informations, l’élaboration de convictions, la mise en place d’une gouvernance partagée et réorientable selon l’ampleur des tensions, bref une pratique politique qui réclame du temps et des expérimentations.

Thierry Paquot

Thierry Paquot, philosophe de l’urbain, est l’auteur de nombreux ouvrages dont : Introduction à Ivan Illich (La Découverte, 2012), Lewis Mumford, pour une juste plénitude (La Passager clandestin, 2015), Désastres urbains. Les villes meurent aussi (La Découverte, 2015), Terre urbaine. Cinq défis pour le devenir urbain de la planète (La Découverte, 2006 et 2016, pour une nouvelle édition actualisée).

(1) Anciennement, Bejing était Pékin, Kolkota Calcutta, Mumbaï Bombay.
(2) « La cité subjective », dans Pratiques Écosophysiques, 1995.

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