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David Caroll, inventer des pratiques musicales décroissantes

Pascal Martin

Pas si simple de se passer des outils de communication numériques et autres instruments électroniques quand on veut vivre de sa musique... A moins de défricher de nouvelles pratiques de rencontre du public et de diffusion, comme tente de le faire l’artiste David Caroll.

David, né à Dublin au début des années 1980, a grandi en banlieue parisienne. Il a fait ses armes de bluesman en jouant « du Dylan, du Springsteen, du Van Morrisson » dans des bars de motards et dans des squats. En 2009, il sort son premier album, The Guest, en autoproduction, avec Laurent « Le Larron » Cabrillat. C’est au sujet de son engagement atypique pour la décroissance que Silence est allé le titiller.

« Fabriquer les disques moi-même plutôt qu’en usine »

Dans la présentation de ton dernier album, David Caroll and the migrating fellows, essentiellement acoustique, la notion de décroissance semble être importante. Tu veux bien nous dire comment tu en es arrivé là ?

C’est la rencontre d’une envie et d’un besoin. Après mes années d’expérimentation électronique, j’ai eu envie de revenir à une expression artistique plus spontanée, plus acoustique, avec moins de contraintes techniques : se retrouver au coin du feu avec des copains, des chansons qui disent des mots simples, de beaux instruments en bois. Et en même temps je suis entré dans une phase de ma vie où j’ai besoin de faire converger mes actions artistiques et politiques. Nous sommes en état d’urgence écologique, là ! On ne peut plus continuer notre train-train sans rien changer ! Alors chaque petit pas compte, je réfléchis, j’expérimente... en commençant par revenir à des sonorités plus organiques, enregistrer avec moins de micros, fabriquer les disques moi-même plutôt qu’en usine...

Selon tes convictions, comment pourrait-on réussir à concilier musique et décroissance ?

Le principe de la décroissance, pour moi, c’est d’anticiper le crash. Pour amortir son choc quand il arrivera et aussi pour gagner en lien social. La musique en tant qu’industrie a déjà crashé. Les majors ne produisent plus rien aujourd’hui. Elles n’existent que comme filiales de grands groupes dont l’activité principale est l’exploitation des réseaux de télécommunication. Leur rôle est simplement d’alimenter les tuyaux. L’industrie a fait mine de ne pas voir venir la perte de valeur qui allait de pair avec la dématérialisation de la musique. En réalité, ses stratèges avaient parfaitement prévu cela. La preuve : toutes les majors ont fusionné avec des groupes de médias et de télécommunication. Elles savaient parfaitement ce qui était en train de se passer, par leur faute. Aujourd’hui une poignée de compagnies est assise sur une double rente colossale : les bandes et droits éditoriaux de la quasi-totalité de la musique enregistrée à ce jour ET la propriété des tuyaux qui servent à la diffuser. Notre réaction à ce gigantisme mercantile est le retour à une approche plus artisanale. Les autoproductions et labels DIY (1) explosent partout. Le vinyle revient, la K7 aussi ! Ecologiquement, ces supports sont loin d’être propres mais la rupture avec le processus industriel me paraît très intéressante.

« Modes de diffusion culturelle post-carbone »


De plus tu t’es investi dans la tenue d’un Slow Fest (un « festival lent »), tu veux bien nous en dire un peu plus à ce sujet ?

J’ai monté Slowfest comme un laboratoire d’expérimentation de modes de diffusion culturelle post-carbone. On arrive à un moment où tout ce que nous connaissions s’écroule. On peut se lamenter ou se réjouir d’avoir tout à réinventer ! Le premier Slowfest, en 2015, c’était un festival avec des concerts totalement acoustiques, sans aucune amplification, sous une yourte installée dans la friche des Bassins à Flot à Bordeaux. Pour pas que ce soit un truc de « happy few » (2) on a choisi de streamer (3) les concerts en live sur les réseaux sociaux. C’est inspiré par le mode opératoire altermondialiste : on expérimente localement et on partage globalement.

« On amène aussi chacun à s’interroger sur son rôle dans la transition en cours »

Artistes et public ont été amenés hors de leur zone de confort. Il y a eu de très beaux moments de musique et on amène aussi chacun à s’interroger sur son rôle dans la transition en cours. Qu’est-ce que je peux faire dans mon quotidien ? Est-ce que j’ai vraiment besoin de brancher cet appareil qui consomme de l’énergie pour faire ce que j’ai envie ou besoin de faire ? Et est-ce que j’ai besoin de cette machine-là ? Et si je faisais sans, est-ce que ce ne serait pas carrément plus convivial en fait ? Voilà les pistes qu’on creuse.
Pour la deuxième édition, en 2016, nous avons fait un Slowfest pour la clôture du festival Ocean Climax, toujours à Bordeaux. Là, on a joué en plein air mais en autonomie énergétique avec un sound system (4) solaire, sur une plage en bord de Garonne. Pour la prochaine édition, à l’été 2017, on se frotte à la question épineuse du transport, première source d’émission de C02 dans notre métier comme dans bien d’autres. Du coup on organise un festival itinérant qui va se déplacer en roulotte et à vélo. (5)

Penses-tu pour finir, qu’il soit possible pour un.e artiste aujourd’hui de se passer de communications numériques (téléphone cellulaire, site internet, blog, réseaux sociaux, etc.) ?

Excellente question ! Je me la pose beaucoup en ce moment. Je trouve ça très difficile d’utiliser ces technologies pour ce qu’elles ont de positif sans en devenir l’esclave ! C’est une des luttes de notre époque. Les réseaux connectés m’ont permis de monter mes premières tournées à l’étranger, sans producteur, tout seul avec un myspace (6), ce qui est quand même très cool. Toute la scène indépendante fonctionne comme ça, groupes et lieux.
Le smartphone par contre, c’est vraiment de la merde en barres. En plus de te griller le cerveau, ça ne sert à rien d’autre qu’à te faire passer du temps sur Facebook et permettre aux opérateurs de savoir où tu es. Mais c’est très dur de rompre avec le conformisme social. Je pense qu’on va être de plus en plus nombreux à se déconnecter dans les années qui viennent. Les artistes ont sans doute un rôle à jouer dans l’initiation de ce mouvement.

Propos recueillis par Pascal Martin

(1) DIY : Do it yourself, soit en français, « faites-le vous-mêmes ».
(2) C’est à dire qui reste circonscrit à un petit groupe de personnes.
(3) C’est à dire publier des vidéos du concert en « streaming » sur internet, forme de visionnage en direct ne nécessitant pas de téléchargement. Le visionnage de vidéos en streaming est l’un des postes qui pèse le plus dans le poids écologique d’internet… (Ndlr).
(4) Matériel de sonorisation utilisé lors d’un concert.
(5) On peut suivre ce festival sur www.slowfest.org.
(6) Sorte de page réservée à un artiste sur un site internet.

Crédits : P.J.Muet pour celle du groupe sur scène. P.Wetzel pour celle du groupe sur la voie de chemin de fer. C’est une photo prise sur plaque de verre au collodion humide, un procédé pré-photographique datant du milieu du 19e siècle.
La pochette du disque c’est juste le logo du groupe tamponné sur une pochette en papier kraft recyclé.

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