« Les portes de l’enfer s’ouvriront » sur Gaza, menace le ministre de la Défense israélien Israël Katz en mars 2025. S’ouvriront ? Elles sont déjà grandes ouvertes : plus de 50 000 Gazaouis, dont au moins 15 000 enfants, tué·es par l’armée israélienne depuis le 8 octobre 2023. Chiffres largement sous-estimés, selon Amnesty International (2). Interrogée par Silence, Feïga*, une membre de Tsedek !, témoigne des rouages internes de la propagande sioniste qui dure depuis près d’un siècle, culminant en ce génocide dont l’État français, entre autres, est complice.
Silence : Par qui et pourquoi le collectif Tsedek ! Collectif Juif Décolonial a-t-il été fondé ?
Feïga : Tsedek est un mot hébreu qui veut dire « justice ». Dans le judaïsme, il y a une notion très importante : tikkoun olam. Ça veut dire « réparer le monde ». Comment est-ce qu’on répare le monde ? Par la justice, la paix et la vérité. Voilà ce qu’on vise. Le collectif a été fondé au printemps 2023 et n’a fait que grandir depuis. Maintenant, on est implanté entres autres à Paris, Lyon, Marseille, Toulouse et Strasbourg.
On n’est pas le premier collectif juif antisioniste décolonial en France. Il y a l’Union Juive Française pour la Paix (UJFP), beaucoup plus ancienne que nous. Les membres fondateurs de Tsedek ! viennent d’ailleurs essentiellement de là-bas. Mais il y a deux différences majeures. La première, c’est que Tsedek ! est un collectif en non-mixité juive, c’est-à-dire qu’il n’y a que des personnes juives dedans. La deuxième, c’est qu’on a une vie communautaire et religieuse dans le collectif, on célèbre les fêtes ensemble. En plus de ça, pour nous, tout ce qui se passe en Palestine est un sujet énorme – la colonisation sioniste, l’apartheid et maintenant le génocide. Y mettre fin est évidemment la priorité. Mais c’est aussi relié à ce qui se passe ici en France du point de vue de l’histoire coloniale française et du racisme d’État.
Aujourd’hui, les gens ne savent plus que l’antisionisme est une histoire juive avant toute chose. Les Bundistes (3), qui étaient absolument antisionistes, ont émigré au Canada et aux États-Unis. En Europe, la Shoah a englouti toutes ces personnes qui auraient pu perpétuer les traditions bundistes. Donc c’est tellement important qu’une voix juive comme la nôtre émerge enfin en Europe, en France. On existe, et on le dit. Et ça, c’est déjà une action en soi. Parce que le sionisme colonise les Palestinien·nes, mais aussi le judaïsme.

© Guerre à la guerre
Quels sont les mécanismes de la propagande sioniste et comment est-ce que vous la contrez ?
En Israël, il y a un ministère de l’Alyah et de l’intégration, qui est en gros un ministère de « on va chercher des juifs ailleurs pour les implanter en Israël ». L’Alyah est un terme religieux, très sacré, qui veut dire la « montée en Terre sainte ». Mais Terre sainte ne veut certainement pas dire terre à conquérir. Ça n’a rien à voir avec le projet colonial mis en œuvre actuellement.
Rattachée à ce ministère, il y a une agence de lobbying qui s’appelle l’Agence Juive pour Israël (AJI), qui date de 1929. Plusieurs fois par an, elle organise à Paris, Marseille et Lyon ce qu’elle appelle des « Salons de l’Alyah », qui sont en réalité des salons de la colonisation. C’est une façon d’identifier des candidats à l’immigration, de recruter des colons, des gens qui, en fonction de leur âge, vont ensuite faire l’armée. Dans la France de 2025, on a donc sur notre territoire une puissance étrangère qui vient organiser des salons coloniaux.
L’AJI opère essentiellement par l’instrumentalisation de la peur des personnes juives. Nous, on contre ça en rétablissant des faits. On a organisé à Lyon, avec d’autres collectifs comme UJFP et Urgence Palestine, une journée « antisioniste parce que décoloniale ». L’objectif, c’était de déconstruire la propagande sioniste qui cherche à déraciner des personnes juives partout dans le monde et à les réimplanter en Israël et en Palestine, comme une espèce de greffe coloniale, en leur donnant la nationalité israélienne sous couvert d’un « droit au retour ». Parce qu’apparemment, les personnes juives auraient un droit au retour exclusif dans un pays où elles n’ont jamais vécues, là où les personnes de la diaspora palestinienne n’ont toujours pas vu leur droit au retour mis en œuvre. C’est infect, c’est de la propagande, c’est de la manipulation de nos peurs, c’est promettre une vie meilleure qui n’est en réalité ni plus ni moins que de la colonisation, pour nourrir l’apartheid et répondre à l’angoisse démographique en Israël. La réalité, c’est qu’il y a énormément d’Israéliens qui partent d’Israël. Il y a une panique là-bas d’y faire venir des juifs. À Tsedek !, on croit au doikayt. C’est une notion bundiste qui veut dire « ici ». C’est-à-dire qu’en tant que jui·ves, on existe partout, et ce qu’on doit faire, c’est lutter là où on est, là où on vit, et pas dans un ailleurs fantasmé et colonial.
As-tu été confrontée à cette propagande dans ta vie personnelle ?
Il faut comprendre qu’on vient tou·tes d’un contexte dans lequel le sionisme est omniprésent. Ça traverse nos familles. Il y a des gens à Tsedek ! qui sont des anciens sionistes. Et à partir du moment où on quitte ce discours sioniste, on est perçu comme des traîtres. Ça crée des moments très douloureux et difficiles.
J’ai l’exemple de l’histoire de ma famille. Mes grand-parents habitaient en Lituanie et en Ukraine et ont survécu assez miraculeusement à la Shoah. Rescapés, ils sont partis vers l’Union soviétique. Là-bas, toute religion était interdite, donc c’était très difficile d’avoir une vie juive. À la chute de l’Union soviétique, ils voulaient aller en Allemagne. Sauf que la propagande sioniste est venue les chercher, et ils ont reçu une réponse positive pour aller en Israël avant que l’Allemagne leur dise oui. Ils se sont retrouvés en Israël, complètement déracinés. Mon grand-père disait : « C’était ma déportation vers le Sud ». Donc ils ont fait leur fameuse « Alyah », dans les années 90, et à l’époque c’était vraiment : j’arrive, j’ai jamais travaillé ici mais j’ai une retraite, j’ai un logement, on me donne de la vaisselle… Tout était fait pour qu’ils s’implantent très rapidement. Ils n’ont même pas eu besoin d’apprendre la langue, parce qu’il y avait beaucoup de russophones. Tout était fait pour que, surtout, ils ne se rendent pas compte qu’ils habitaient par-dessus des villages palestiniens qui avaient été détruit pendant la Nakba en 1948 (4).

© Tsedek !
Vous considérez que pour lutter contre l’antisémitisme, il faut lutter contre l’islamophobie. Pourquoi ?
On croit parfois avoir besoin d’un Autre pour se constituer en tant que groupe. Pendant longtemps, les personnes juives ont été une des figures de cette altérité construite. Aujourd’hui, en France, les musulmans ont remplacé les juifs dans la figure de l’Autre. Nous, on refuse fermement l’instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme pour nourrir de l’islamophobie. Sous couvert de « on aime tous les juifs » – ce qui revient d’ailleurs aussi à une essentialisation antisémite des juifs – on fait de nous une « bonne » minorité, par opposition à d’autres qui seraient des « mauvaises » minorités. C’est chercher à nous monter les uns contre les autres.
Lutter efficacement contre l’antisémitisme, c’est lutter contre ce qui produit du racisme, et donc ce qui produit de l’islamophobie. Bien sûr, on ne s’arrête pas à l’islamophobie, parce qu’il y a aussi toute une série d’autres racismes en France, d’autres minorités qui sont ciblées. Il y a l’anti-tziganisme, la négrophobie, le racisme anti-asiatique… Ce qu’ils ont en commun, c’est que tous nourrissent une espèce de suprématie blanche (5). Et derrière tout ça, il y a tout simplement l’impérialisme. C’est contre ça qu’on lutte.
Tu as mentionné que vous avez pu être catégorisé·es comme « traîtres » de la communauté juive. Dans quelle mesure arrivez-vous à faire entendre votre voix dans l’espace public, l’espace médiatique, et auprès de la communauté juive ?
Les réactions que suscite notre prise de voix sont très polarisées : à la fois de fortes oppositions et énormément de soutien. Ce que je trouve intéressant, c’est la réaction des institutions politiques. Il y en a une en particulier que je veux citer, parce qu’elle est la perpétuation d’un antisémitisme à l’état pur. Il s’agit des Blancs (6) qui décident de qui est juif et de qui ne l’est pas. Ça s’est produit à Bruxelles. Tsedek ! fait partie du groupe European Jews For Palestine (7) au Parlement européen. Mais la coordinatrice de la commission européenne pour la lutte contre l’antisémitisme nous a exclu·es de l’espace politique européen en disant, mot pour mot : « Ce ne sont pas des vrais juifs » (8). Voilà l’antisémitisme institutionnel en 2025, de la part d’institutions issues de la Seconde Guerre mondiale. C’est complètement hallucinant et significatif du malaise que génère notre simple présence.
Une autre réaction, c’est celle qui a eu lieu au moment de la commémoration de la rafle de la rue Sainte-Catherine (9) à Lyon, le 9 février 2025. À Tsedek !, on a fait une commémoration après celle dite officielle, organisée par le Conseil représentatif des institutions juives de France (10). On a fait le travail de mémoire à notre façon, avec un moment de recueillement en silence. Il se trouve que notre silence a généré beaucoup de bruit. Des personnes, juives, nous ont hurlé dessus, nous ont dit qu’on n’avait pas le droit d’être là, qu’on était venu célébrer le génocide. Et ça, c’est de la dissonance cognitive réelle. Apparemment, c’est vraiment insupportable pour certaines personnes d’entendre ce qu’on dit, même quand on ne parle pas.
Et c’est pour ça que la communauté juive, ça n’existe pas. Pas plus que la communauté musulmane, ou la communauté chrétienne. Les juifs en France, ça va quand même de Zemmour à nous ! Et personne n’a le monopole de la parole juive.
En quoi est-ce que rejoindre ce collectif a impacté ta manière de vivre ta judéité ?
J’ai toujours su que j’étais juive, mais, surtout en France, je ne le disais à personne. C’était un truc à la maison, entre nous. Une de mes grand-mères continue de nous demander, quand on rencontre quelqu’un, si cette personne sait qu’on est jui·ves. Elle a internalisé le regard antisémite sur nous. Et puis un jour, j’ai fait une sorte de coming-out de personne juive, c’est-à-dire que je suis devenue publiquement juive. Et en plus, juive politiquement située. Là, j’ai mesuré ce que ça pouvait dire de s’exposer en tant que personne juive face à l’antisémitisme de l’extrême droite.
Le point de rupture, pour moi, ça a été le début du génocide. J’ai pris la parole parce que c’était impossible de ne pas le faire. Forcément, ça n’a pas été simple. Il y a des discussions avec des proches, qui sont colons là-bas, qu’on n’aura jamais. Mais l’impact sur moi, ça a été une énorme libération. Avant toute chose, c’est émancipateur de rejoindre un collectif comme ça. On se réapproprie nos traditions qui ont été colonisées par le sionisme, on se réapproprie nos histoires, qui sont très diverses. On fait vivre le judaïsme français. C’est un espace communautaire dont on avait besoin, qui procure énormément de joie et de soulagement et qui est extrêmement réparateur. Ça change tout, de pouvoir dire et vivre de nouveau sa judéité. Et c’est d’ailleurs comme ça que les gens nous rejoignent, en disant : « Ah, enfin ! ».
Et puis, ce que je vois surtout, c’est de l’étonnement, de la curiosité, de l’intérêt. Quand, dans la rue, j’ai en même temps mon étoile de David et mon keffieh, je vois, dans les regards, que ça suscite quelque chose. Des gens, non-juifs, qui disent : « Ah mais en fait il y a aussi des juifs comme vous ! Raconte-moi ! ». C’est une occasion de faire connaître ce que judaïsme et judéité veulent dire.

© Aoife Hopkins
Quel est le message principal que Tsedek ! veut faire passer en ce moment ?
Il y a une urgence absolue en France : lutter efficacement contre l’arabophobie, l’islamophobie, le racisme qui cible les personnes perçues comme arabes. Ce qui alimente le consentement à un génocide d’Arabes, c’est le racisme anti-arabe, hérité de l’histoire coloniale, notamment de l’Algérie. Et donc, c’est vital qu’en France, maintenant, pour arriver à la fin du génocide en Palestine, on ouvre la boîte de Pandore qui contient cet héritage colonial raciste.
*Pour préserver l’anonymat, le nom a été changé
Contacts :
Tsedek ! Collectif Juif Décolonial, tsedek.fr
Union Juive Française pour la Paix, 21 ter rue Voltaire 75011 Paris, tél : 07 81 89 95 25, ujfp.org
European Jews for Palestine, https://jewsforpalestine.eu
(1) Le sionisme est une idéologie politique née à la fin du 19e siècle, visant à la création d’un État juif indépendant en Palestine. Le projet sioniste implique de vider le territoire de ses habitant·es pour pouvoir y installer sa propre population.
(2) Ces chiffres ne prennent en compte ni les personnes disparues, ni les morts dus au manque de nourriture, d’eau ou d’accès aux soins.
(3) Le Bund était l’organisation des travailleurs juifs vivant en Europe de l’Est, dans le Yiddishland. Ces communautés ont ensuite émigré ou ont été exterminé pendant la Seconde Guerre mondiale.
(4) En arabe, nakba signifie « grande catastrophe ». Ce terme désigne la destruction de plus de 500 villages palestiniens et l’expulsion de plus de 800 000 Palestinien·nes de leurs terres par les forces armées israéliennes entre 1947 et 1949.
(5) La suprématie blanche est une idéologie raciste fondée sur l’idée que les personnes blanches constituent la norme. Toute personne ou culture qui s’écarterait de cet universel blanc serait automatiquement inférieure et secondaire.
(6) Ici, le terme blanc renvoie à la notion de blanchité. Au-delà de la couleur de peau, la blanchité fait référence à la place sociale privilégiée occupée par les personnes perçues comme blanches.
(7) European Jews For Palestine, fondé en 2024, regroupe 22 collectifs juifs antisionistes d’Europe, de Palestine et d’Israël.
(8) Katharina von Schnurbein, coordinatrice de la Commission européenne pour la lutte contre l’antisémitisme, a écarté deux organisations juives non sionistes du groupe de travail sur l’antisémitisme pour qu’il soit composé uniquement d’organisations juives sionistes. En mars 2025, elle a également fait pression pour faire annuler un panel sur le thème du génocide au Parlement européen. Elle souhaitait a minima l’exclusion de Tsedek ! du panel de participants.
(9) La rafle de la rue Sainte-Catherine a eu lieu le 9 février 1943. Elle a été menée par la Gestapo et par Klaus Barbie lui-même. 86 personnes juives ont été arrêtées, puis internées au camp de Drancy.
(10) Le CRIF est une fédération de 67 associations juives, dont l’AJI. Il montre un soutien inconditionnel à l’État d’Israël.