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Ubérisation : la fin du salariat ?

Guillaume Gamblin

Des taxis aux hôtels en passant par les services de livraison à vélo, la fameuse ubérisation de l’économie semble connaître un fort développement aujourd’hui. Ian Dufour, inspecteur du travail dans le Rhône et secrétaire national du syndicat des inspecteurs du travail SNTEFP-CGT, nous aide à décrypter ce phénomène et sa place dans l’économie actuelle.

Silence : Quel constat faites-vous concernant l’évolution des conditions de travail aujourd’hui en France ?

Ian Dufour : La « loi travail » vient s’ajouter aux quelques 170 réformes du marché du travail en France depuis 2000, qui ont toutes eu pour objectif de permettre une plus grande flexibilité des conditions de travail. Ces dernières se sont dégradées : 3,5 millions de personnes travaillaient la nuit en 2012, un million de plus qu’en 1991. Il y a eu une augmentation du travail le dimanche. Le nombre d’accidents du travail est reparti à la hausse (625 000) depuis 2013 notamment dans le secteur du service à la personne (lombalgies) . Le nombre de maladies professionnelles a augmenté de 3,4 % sur les dix dernières années, du fait des nouvelles pratiques de management, de la nouvelle organisation du travail. On recense entre 2600 et 5500 cancers d’origine professionnelle chaque année. 10% des travailleu-ses sont exposé-es à des substances cancérogènes. L’intensification des rythmes, les contraintes de temps, ont augmenté les risques psycho-sociaux, le stress, et on estime à plus de 400 les suicides liés à l’activité professionnelle chaque année.

Dans ce contexte, quelles craintes avez-vous concernant les impacts de la loi travail sur les droits des travailleu-ses ?

Concernant la loi travail, ses décrets sont en cours de publication, elle n’a pas été encore appliquée, on ne peut en être qu’au stade des craintes. On sait que celle-ci va davantage flexibiliser et donc dégrader les conditions de travail. Du fait de la réduction par accord dérogatoire des délais de prévenance (qui passent de 7 à 3 jours pour des modifications d’horaires), ainsi que des heures supplémentaires moins payées et de facilités pour licencier, on peut s’attendre à davantage de stress, à moins de contestation car moins de sécurité de l’emploi.

Quelles sont selon vous les conséquences du développement des nouvelles formes de travail à la tâche que l’on nomme « ubérisation » sur les nouvelles générations de travailleu-ses qui les adoptent ?

On assiste en effet à une multiplication des plateformes de type « uber » et du travail indépendant et à la tâche, dans des secteurs aussi divers que les taxis, les librairies, les hôtels, la garde d’animaux, les déménagements,…
L’uberisation crée une relation économique triangulaire : la plateforme numérique joue le rôle d’intermédiaire entre le consommateur et le prestataire. En théorie, ces derniers ne sont pas des salarié-es mais des sous-traitant-es. Ce qui signifie, pour prendre l’exemple des livreu-ses à vélo pour Foodora ou Deliveroo qui se multiplient dans les grandes villes, qu’ils et elles ne bénéficient pas de protection sociale, du respect des durées maximales de travail, de progression salariale via une convention collective, pas de droit de grève, ni de représentation du personnel. Il n’y a pas de visite de la médecine du travail, ni de protection en matière de respect de la santé au travail.
Si la plateforme numérique qui sert d’intermédiaire n’est pas contente du service des cyclistes (un système de notation est parfois utilisé), elle peut les déconnecter. Pas de droit au chômage bien sûr, pas plus que de congés payés. Beaucoup ne parviennent pas au SMIC horaire. En juin 2015, Uber a décidé de baisser unilatéralement par sms ses tarifs de 20% !
En tant qu’inspecteur du travail, il m’ apparaît généralement dans ce type de situation un faisceau d’indices en faveur d’un état de subordination du prestataire vis-à-vis de la plateforme.
Les travailleu-ses sont dépendant-es économiquement de la plateforme, ils et elles ont très peu de pouvoir de négociation des prix, le recrutement se fait parfois par CV, avec des chartes en termes d’habillement, de comportements.
Des tribunaux aux Etats-Unis et en France ont, au regard des relations de subordination et d’intégration à un service organisé, reconnu l’existence d’un vrai contrat de travail. Mais ces jurisprudences pourraient être remises en cause par la loi travail qui mentionne que les plateformes numériques ne sont pas de nature à établir un lien de subordination.

Mais l’ubérisation ne répond-t-elle pas aux aspirations actuelles d’une certains jeunesse ?

Le développement des plateformes numériques repose sur le mythe de la « liberté », mais la réalité est différente. Le phénomène de rejet supposé par la jeunesse de la subordination via un contrat de travail, dû à une légitime aspiration à la liberté, a malheureusement été récupéré par ces plateformes numériques. Ainsi que par Emmanuel Macron, grand promoteur de ces nouvelles formes néolibérales de travail à la tâche, qui s’adresse beaucoup aux jeunes de banlieue victimes de discriminations à l’embauche. Mais plutôt que de leur offrir un statut précaire, on ferait mieux de lutter contre les discriminations.
Politiquement, il est intéressant de se poser la question de quel nouveau statut du travail salarié pourrait permettre plus de liberté dans le cadre d’un contrat de travail. La CGT travaille sur un nouveau statut du travail salarié permettant d’articuler cette aspiration avec la nécessaire continuité des garanties et des protections liées au droit du travail.

L’uberisation des services est-elle la fin annoncée du salariat ?

Attention, la flexibilité à laquelle je faisais allusion au début de cet entretien ne veut pas dire augmentation des contrats précaires. La part des personnes embauchées en CDD stagne en France autour de 12,5% alors que le CDI concerne 86% des salarié-es. On n’assiste donc pas à la fin du CDI. La précarisation est une réalité, mais c’est surtout le statut du CDI qui est précarisé.
Il existe une idée commune selon laquelle nous assisterions à la fin du salariat. La formule « subordination contre protection » ne ferait plus recette. Mais au regard des chiffres, la réalité est autre. Au-delà des effets d’annonce, les salarié-es représentent 89% des activ-es occupé-es. Aujourd’hui, environ 50 000 personnes sont « ubérisées », soit 0,2% de la population active. Il y a 1,5 millions d’auto-entrepreneur-es, surtout des jeunes.

Propos recueillis par Guillaume Gamblin

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