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Résistances créatives face à la violence en Turquie, Iran et Syrie

Guillaume Gamblin

De la Turquie à l’Iran, de la Syrie à la France, des résistances créatives naissent et se construisent malgré des niveaux de répression et de violence élevés. Pinar Selek, activiste et sociologue de Turquie exilée en France, a invité lors d’une table-ronde des acteurs et des actrices engagé-es dans ces différents contextes à venir confronter leurs analyses et leurs témoignages. (1)

Pinar Selek : Nous présentons ici des résistances créatives qui veulent s’autonomiser de la violence, dans différents contextes. Yavuz Atan est Kurde. Il a fréquenté les milieux anarchistes et non-violents en Turquie, il a été engagé dans le mouvement anti-guerre, puis est devenu lui-même objecteur de conscience en 1993. Il est proche de l’écologie sociale ainsi que du mouvement féministe.

« La violence organisée ne nous amène jamais à la liberté, mais à l’Etat »

Yavuz Atan : En Turquie, nous vivons un coup d’Etat contrôlé et organisé. Il s’agit d’une sorte de jeu de la part de l’Etat, qui veut reconstruire la structure étatique en plongeant le peuple dans l’horreur. Avant, il y avait la guerre au Kurdistan. Maintenant nous sommes en train de vivre une guerre qui s’est étendue à toute la Turquie. Face à cela nous créons différentes sortes de mobilisation.
Le mouvement antimilitariste est apparu sur la scène au début des années 1990, avec le slogan : « N’allez pas en guerre contre les Kurdes ! ». Nous avons refusé dans notre résistance les valeurs dominantes fondées sur la violence. La violence organisée ne nous amène jamais à la liberté, mais à l’Etat. Nous utilisons des modes d’organisation autogérés et non-hiérarchiques, car sinon cela ne mène pas à la liberté.
Au niveau du mouvement anti-guerre, nos alliées principales sont les féministes. Nous faisons avec elles l’analyse que la guerre est une manifestation de masculinité. Nous sommes allié-es également aux mouvements LGBT et écologistes, et cultivons des liens transnationaux.
Récemment, nous sommes allé-es de l’ouest de la Turquie vers Diyarbakir, où s’est tenu un grand rassemblement de 600 personnes. Nous avons discuté de quelles tactiques utiliser sans utiliser la violence.
Actuellement, il y a au moins une personne par semaine qui déclare son objection de conscience en Turquie, avec ce que cela signifie comme conséquences (prison).

Quelle résilience face au projet totalitaire en Iran ?

Pinar Selek : Somayeh Khajvandi est réfugiée politique, elle vit en France depuis 2010. Elle effectue actuellement une thèse de doctorat pour étudier comment le projet totalitaire en Iran n’a pas pu se réaliser totalement.

Somayeh Khajvandi
(2) : La révolution de 1979 en Iran a remplacé une dictature aux habits modernes par une dictature idéologique qui étend les interdits aux moindres aspects de la vie sociale et privée des citoyen-nes. Axées sur les vieux fantasmes, les nouvelles lois islamiques déclarent une guerre inouïe à toute forme de plaisir ou d’attraction non-conforme à la grille idéologique. Au centre de ce dispositif mortellement violent, une misogynie évidente et un ascétisme pervers sont à l’œuvre. Il faut insister sur la dimension oppressive du régime envers les personnes LGBT. Pourtant, près de quarante ans après la restauration de la théocratie en Iran, il y a une faillite du projet totalitaire d’islamisation de la société qui peut s’expliquer par l’échec du pouvoir en place à « islamiser » les goûts et l’univers sensible et mental des individus en Iran.

La vie sensible comme support de la résilience

Mais quelles formes de résistance de la part de la société civile iranienne ont empêché ou perturbé ce projet d’islamisation ? Pour répondre à cette question je fais appel à la notion de résilience, qu’on peut définir avec Boris Cyrulnik comme un processus biologique, psychoaffectif, social et culturel qui permet un nouveau développement après un traumatisme psychique.
En Iran, les interdictions sont transgressées, contournées par diverses astuces. Par exemple le 16 juin 2009, 3 millions de personnes marchaient en silence, sans violence.
Depuis le mois de mai 2014, une journaliste iranienne, Masih Alinejad a lancé un mouvement sur Facebook incitant les femmes en Iran à se prendre en photo sans voile et à diffuser ces photos sur les réseaux sociaux.
Au mois de septembre 2016, le Guide Suprême, l’Ayatollah Khamenei, lance une fatwa pour interdire aux femmes de faire du vélo dans les lieux publics, les rues et les parcs. Aussitôt de nombreuses iraniennes réagissent : elles chevauchent leurs vélos, se prennent en photo et lancent une campagne contestataire sur les réseaux sociaux pour dire non à cet ordre dicté par le Grand Guide.
En dépit de l’orientation idéologique du pouvoir islamique consistant à imposer aux femmes iraniennes un apartheid de sexe et de profession, ou en quelque sorte une assignation à résidence généralisée, le taux de scolarisation universitaire des femmes, le nombre de chanteuses, de musiciennes, d’actrices et d’activistes des droits civiques des femmes n’a pourtant pas cessé d’augmenter.

« Cette tristesse fabriquée qui est le véritable art de gouverner »


Pinar Selek
 : Behrouz Safdari est né en Iran, il vit en France et est entre autre traducteur en persan d’auteurs liés au mouvement situationniste.

Behrouz Safdari
 : J’ai vu ce midi dans les toilettes d’un restaurant alternatif un texte affiché sur le mur (3) écrit par Alain Damasio. En voici un extrait : « Les pouvoirs n’ont qu’une seule et véritable force : celle d’attrister. Le pouvoir nous attriste et ne peut obtenir de nous la servitude volontaire grâce à laquelle il nous soumet que par cette tristesse fabriquée qui est le véritable art de gouverner. (…) Face à lui, il suffit souvent d’un peu de joie nue, de cette capacité de joie native, propre à l’enfant en nous, pour défaire son empire et ses spectres. Pour raturer les peurs dont il se nourrit. Et cette joie, elle naît du sol où l’on pose son âme et ses pieds. Elle vient d’un ici et d’un maintenant que tous nos technococons douillets n’ont de cesse de décaler vers un ailleurs décrété »enviable« et un »plus tard« supposé toujours plus chouette que le présent qui est pourtant le seul de nos temps habitable. Habiter, peupler, partir de la situation. Toujours se tenir en puissance de… »
Il est frappant de voir comment on euphémise les choses pour nous les faire accepter. Le cynisme est un visage de la violence. Par exemple, comment on justifie le commerce avec des pays comme l’Arabie Saoudite. C’est l’idéologie de l’économie : tout réduire au rendement. Le cynisme nous sidère. Il ne censure pas mais il nous dit : « c’est l’économie ». La religion de l’Economie avec son fanatisme du profit à tout prix. Il est urgent et vital de s’interroger sur la valeur d’usage de la démocratie afin de la soumettre au service du vivant et non de la ruse de l’Economie. La culture, l’intelligence sensible, qui par nature est non-violente, est notre seule arme contre la violence sous toutes ses formes.

« En Syrie, dès le départ de la révolution, il y a eu un élan de non-violence »

Pinar Selek : Vous allez maintenant entendre Nisrine Al Zahre, traductrice, linguiste, enseignante. Elle est née à Damas, a fait ses études à Paris puis est retournée en Syrie. Elle est maintenant retournée à Paris où elle vit en tant qu’exilée. Nisrine a aussi commencé à écrire depuis le déclenchement de la révolution syrienne.

Nisrine Al Zahre : Parler de non-violence pourrait paraître paradoxal et révoltant face à la destruction d’Alep et d’autres situations abominables. J’essaierai tout de même de retracer rapidement le fil des mouvements et des actions non-violentes qui ont eu lieu pendant cinq ans de révolution et de guerre, et de découvrir ce qu’ils sont devenus.
Dès le départ de la révolution, il y a eu un élan de non-violence. Celui-ci ne se fonde sur aucune tradition syrienne, mais, je suppose, sur l’influence de ce qui s’est passé dans d’autres pays. A Damas, il y a eu des collectifs de jeunes très actifs, qui ont fait des actions avec des lâchers de balles de ping-pong de couleur dans certaines rues en pente, avec des fontaines colorées en rouge, avec des haut-parleurs placés à des endroits stratégiques diffusant des chansons révolutionnaires. Il y a eu des manifestations partout dans le pays. Il y a eu aussi les Comités révolutionnaires (4). Mais cet élan a avorté à cause de plusieurs facteurs.

Le régime a confessionnalisé le conflit et a armé ses acteurs

En avril 2011, un mois après le déclenchement de la révolution, on entendait parler de francs-tireurs à Lattaquié, un fief du régime. Ce dernier disait qu’ils étaient des terroristes. Mais les manifestant-es et activistes disaient que c’étaient des membres des forces de sécurité du régime. Les forces de sécurité jetaient des armes parmi les manifestant-es.
Il y avait des arrestations aléatoires, pas seulement de militant-es, pour semer la terreur parmi les civils. Ils étaient souvent arrêtés par rapport à leur identité confessionnelle ou à leur appartenance à une région dite « rebelle ». Le régime créait de l’aléatoire pour terroriser et pour confessionnaliser le conflit. A cela s’ajoutait la répression encore plus forte des activistes politiques.
Le viol était utilisé comme arme entre les mains du régime. Il était pratiqué dans les prisons, mais aussi pendant les perquisitions dans les maisons, en particulier dans les milieux paysans.
En parallèle, le régime a libéré de prison des djihadistes, cela faisait partie de son jeu. A la fin de cette phase là, vers la fin de 2011, la révolution a entamé un nouvel aspect : l’armement.

« Les activistes sont devenus des agents humanitaires »

A cette période, le régime s’efforçait d’accuser la révolution de « terrorisme ». Les hostilités armées ont augmenté et on a assisté à la destruction des villes. Dans les villes rebelles assiégées, les activistes sont devenus des agents d’aide humanitaire pour la population sinistrée. Les activistes ont également pris un nouveau rôle : coordonner l’aide humanitaire fournie par les ONG. On a eu l’impression que les ONG confisquaient toute l’énergie politique de ces gens.
Les activistes étaient eux-mêmes affamés, dans l’urgence vitale. Il n’y avait plus d’écoles, plus d’hôpitaux, de médecins, de services publiques, etc. Malgré cela il y avait une euphorie. Il y a eu le début des Conseils locaux dans les zones assiégées. (5)
La séquence suivante est l’arrivée de brigades islamistes dans ces zones. Les activistes devenaient menacés, parfois assassinés, par ces forces.

« Il y a encore des initiatives impressionnantes »

Il y a encore aujourd’hui des initiatives impressionnantes : les casques blancs à Alep sont l’exemple radieux de cette volonté d’avancer. Un autre exemple est celui de cet avocat exilé en Allemagne qui aide à défendre juridiquement des activistes prisonniers et qui essaye de fédérer tous les moyens juridiques pour monter un tribunal populaire et déposer des plaintes contre le régime syrien. Le droit est l’une des formes de la résistance. Il y a aussi des actes de résilience par l’écriture, qui est devenue une pratique massive, entre autres sur des blogs, par l’humour (6), des comités de politisation organisés par des femmes, etc.
Maintenant est-ce que cela va continuer avec ce degré de violence ? Est-on incapables d’arrêter cette situation ?

Les Nouvelles Antigones de la Méditerranée, renforcer la création au féminin

Pinar Selek  : Je laisse maintenant la place à Nil Deniz, qui est née en Allemagne, a fait ses études à Istanbul, et qui est une Arabe de Turquie. Elle vit en France depuis une dizaine d’années.

Nil Deniz  : J’ai toujours fait partie d’une minorité : à l’intérieur de l’Islam car je suis Alévie, en Allemagne comme Turque et fille d’immigrés, en France comme « étrangère étrange », et en tant que femme. Je me considère comme post-identitaire, je me dis transmigrante. J’aime le terme d’ « enracinerrance », qui lie l’enracinement et l’errance.
Avec l’association Sublimes Portes, nous avons créé les « Nouvelles Antigones de la Méditerranée, ou comment résister aux obscurantismes du 21e siècle » dans le but de renforcer la création au féminin. Nous avons commencé par mettre en musique des écritures contemporaines de femmes en Méditerranée. Il s’agit de textes engagés, résistants et féministes. Avec des musiciennes de différents pays nous avons créé le spectacle La nuit d’Antigone. Il s’agit de textes résistants, qui parlent de la lutte au quotidien, de la crise en Espagne, de la guerre en Syrie mais aussi de l’amour. La figure de la blogueuse, qui défie par le verbe son oppresseur, qu’il soit un pouvoir dictatorial, un système économique ou la société dans laquelle elle vit, fait singulièrement écho à l’Antigone de Sophocle. Aujourd’hui, ce sont ces blogueuses qui « éclairent la nuit » des obscurantismes de toutes sortes par leurs paroles lancées pour réveiller leurs concitoyens.
Nous avons aussi créé une plateforme numérique, sorte d’agora digitale dans laquelle nous traduisons des textes inédits de blogueuses engagées, originaires de différents pays de la Méditerranée. Pour entraîner les femmes à créer, nous organisons aussi des ateliers de DJing, de blogging ou d’écriture (7).

Propos recueillis par Guillaume Gamblin

Notes (1350 signes) :
(1) Dans le cadre d’une table-ronde organisée à Lyon le 15 octobre 2016 par le Collectif lyonnais de soutien à Pinar Selek, accueillie à la mairie du 1er arrondissement par sa mairesse Nathalie Perrin-Gilbert. Yavuz Atan était en connexion par skype depuis la Turquie.
(2) Sa réflexion s’inscrit dans le cadre d’un projet de thèse de doctorat sous la supervision de Boris Cyrulnik sur « Le sens de la résilience dans la vie quotidienne en Iran ».
(3) Extrait d’un livre intitulé La Zone du dedans, réflexions sur une société sans air.
(4) Dont le travail consistait à coordonner et à organiser les manifestations partout dans le pays, à casser le black out médiatique, à documenter les violations du régime et à recenser les victimes civiles.
(5) Qui ont été créés avec l’influence d’Omar Aziz, lui-même influencé par la pensée de Rosa Luxembourg. La durée des sièges, la fatigue de la population, la continuité des bombardements, parfois sur des points vitaux comme les boulangeries et les hôpitaux gérés par ces conseils, ont fait en sorte que ce travail d’autogestion assidu et gigantesque n’a pas pu se pérenniser et être visible.
(6) A l’instar d’un blog tenu par une écrivaine syrienne, Racha Abbas, qui pastiche le site du journal de Daech « Dabeq » et qui manie l’humour noir.
(7) Contacts : www.lesnouvellesantigones.org, www.sublimesportes.com.

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