Dossier Alternatives Médias

Hulotte, un lien entre les enfants et la nature (la)

Michel Bernard

Pierre Déom anime depuis 1972 la revue La Hulotte, dont chaque numéro est consacré à un animal ou une plante sauvage. Une réussite qui perdure depuis maintenant 45 ans.

Pierre Déom nous reçoit dans son atelier de dessin. Très contemporain, le local donne, par de larges baies vitrées, sur un paysage rural reposant. Nos yeux s’écarquillent lorsqu’il ouvre un grand placard à plans et qu’il en sort des originaux. Un travail au Rotring, un stylo qui permet de faire des traits toujours de la même épaisseur. Ceux-ci, d’une grande finesse, apportent à la revue une précision scientifique.

« Inciter les enfants à enfiler leurs bottes »

En 1969, plusieurs instituteurs des Ardennes réfléchissent à un projet d’éducation à la nature pour les enfants. Nous sommes dans les « Trente Glorieuses », et les projets d’aménagements dévastateurs se multiplient. Localement, on construit une centrale nucléaire à Chooz, à la frontière avec la Belgique. Les instituteurs créent une association de protection de la nature qui lance, en 1972, un bulletin de liaison. La Hulotte des Ardennes a pour but d’échanger des expériences, de présenter sous forme de fiches des actions de terrain possibles. Le bulletin, lancé avec l’aval de l’Académie, est diffusé en milieu scolaire. Pour Pierre Déom, le but est « d’inciter les gamins à mettre leurs bottes et à sortir en pleine nature ». Les fondateurs espéraient ainsi que dans les mille écoles, naissent une centaine de clubs de protection de la nature… Concrètement, seuls 25 clubs voient le jour dans le département mais le bulletin, lui, reçoit un bon accueil et atteint rapidement un millier d’abonnés.
Il est décidé qu’une espèce animale ou végétale soit présentée dans chaque numéro. Au fil des ans, le nombre des abonnés augmente, la diffusion s’élargit tandis que les structures évoluent : une fédération des clubs de protection de la nature voit le jour et une société est créée pour gérer la revue, alors que l’association locale de départ voit ses activités décliner au début des années 1980.
En 1981, un article de Marc Amboise-Rendu, dans Le Monde, fait connaître la revue au niveau national. Cela valut ensuite de nombreux articles dans des magazines et déclencha l’envol du nombre d’abonné-es.

Une revue de plus en plus professionnelle

Rapidement, Pierre Déom arrête son activité d’instituteur pour se consacrer entièrement à la revue, dont le succès va croissant. N’étant plus payé par l’Education nationale, il déménage pour venir habiter au Centre d’initiation à la nature de Boult-aux-Bois, puis dans une autre maison du village.
Pour gérer les abonnements et les tâches administratives, deux secrétaires sont embauchées. La femme de Pierre, Christine, rejoint rapidement l’équipe. Une documentaliste est embauchée. Aujourd’hui, la revue compte plus de 150 000 abonné-es, et l’équipe comprend sept salarié-es, un nombre qui double pendant les quelques jours de l’expédition.
Pierre Déom n’a jamais appris à dessiner. Il a commencé à faire des dessins pour des raisons naturalistes au sein de l’association de départ. Puis il a progressé, d’année en année. Le succès de la revue s’explique par son talent de pédagogue et sa justesse sur le plan scientifique. Au fil du temps, la minutie du travail a été tellement développée que la revue, d’abord trimestrielle, est devenue semestrielle. Le numéro 100 a été publié en 2013.
Claire, la documentaliste, passe parfois un an à collecter les données d’un numéro. Du fait de la grande sensibilité envers la nature de pays comme l’Angleterre ou l’Allemagne, elle épluche les publications disponibles dans ces pays. Elle fait tout un travail de vérification des données, n’hésite pas à prendre contact avec des chercheurs pour des précisions, afin d’éviter des erreurs.
Ensuite, Pierre Déom conçoit le scénario du numéro à partir de cette masse d’informations — plusieurs gros classeurs par numéro ! —, relevant des anecdotes savoureuses, introduisant des scènes humoristiques, s’obligeant à utiliser un vocabulaire qu’un enfant de 12 ans peut comprendre… et ceci, sans dénaturer les connaissances scientifiques. Un travail d’une grande complexité. Comme il le dit lui-même, « si un martien devait réaliser un numéro pour présenter ce qu’est un humain, ce ne serait pas facile ».
Il est souvent confronté à des observations divergentes, les animaux ayant aussi une personnalité, et il doit donc opter pour le comportement qui semble le plus classique. Il cite le cas d’un troupeau de chevreuils : ils sont tous différenciables.
Pierre Déom s’attelle alors à la réalisation des dessins, puis à la mise en page. Il réalise seul l’ensemble de la revue. Quitte à y passer toutes ses journées.

Un seul auteur, avec toute une équipe

Le choix du thème de chaque numéro se fait en alternant les espèces connues et méconnues (reptiles, insectes, quelques plantes), mais avec une limite : il faut rassembler suffisamment d’études pour avoir un contenu abondant.
Par exemple, Pierre Déom voulait présenter la vie de la taupe. Mais il ne trouvait pas d’illustration où l’on voit l’animal vivre en souterrain. Il attendu dix ans… et puis, en Grande-Bretagne, une étude est sortie où, avec une caméra chirurgicale, une taupe avait été filmée dans ses tunnels. Le numéro a alors pu voir le jour.
Pendant que Pierre travaille sur un numéro, Claire, la documentaliste, est déjà tournée vers les numéros suivants… et les autres salariées, Frédérique, Aurélie, Sophie, Liliane, Christine et Nadine, s’occupent de la vente des numéros déjà parus : toute la collection est régulièrement réimprimée, et il se vend 100 000 anciens numéros par an. On compte des abonnés dans 70 pays : enfants, parents, grands-parents. La rédaction réfléchit actuellement à une traduction en anglais, mais elle se heurte à la difficulté de conserver l’humour d’une langue à l’autre.
Pour certains animaux comme l’araignée, Pierre Déom a fait ses propres observations. Il partait dans la campagne, en septembre et octobre, à l’aube, au moment où la rosée est abondante, pour photographier les toiles avant que le soleil ne les rende invisibles. Une fois la toile photographiée, il repassait dans la journée pour identifier l’araignée sur place.
Pour certains numéros, il négocie l’achat de photos qu’il va ensuite interpréter sous forme de dessins. Sur ce plan, internet s’avère précieux pour découvrir les clichés des naturalistes du monde entier.
Pour les abonné-es, Claire tient une permanence téléphonique deux heures par jour, trois jours par semaine, afin de les conseiller au sujet des animaux sauvages (animaux trouvés blessés, oisillons tombés du nid…).

L’âge du capitaine ?

L’âge est un avantage : aujourd’hui, à 67 ans, Pierre Déom bénéficie d’un réseau amical dans le milieu scientifique… Beaucoup de chercheur-ses sont des abonné-es qui ont découvert La Hulotte lorsqu’ils et elles étaient enfants. Certains numéros ont bénéficié directement de l’aide d’un spécialiste français. Mais il reste encore de grands manques dans la recherche hexagonale : alors que les Anglais ont une approche familière de la nature, Pierre Déom constate qu’en France, « il y a encore beaucoup de gens pour qui la nature est quelque chose de négatif, qu’il faut combattre ».
Pierre Déom voit toutefois une évolution : la population est de plus en plus sensible à ces questions… alors que nos dirigeant-es politiques et économiques y sont toujours fermé-es.
Il rappelle que la biodiversité est en chute libre et se souvient que « dans les années 1970, lorsque vous preniez une voiture, au bout d’une centaine de kilomètres, il fallait nettoyer le pare-brise car il était recouvert d’insectes. Aujourd’hui, les pares-brises restent quasiment propres ».
Il se souvient qu’il a entendu parler pour la première fois de l’écologie politique lors d’une émission de Jean Carlier sur RTL en 1977. Il a toujours suivi avec intérêt les débats sur la place de l’écologie en politique, mais il ne comprend pas que cela ne prenne plus de place aujourd’hui. Il s’étonne aussi du manque de débats autour des structures comme EE-LV, par exemple sur les éoliennes — il n’est pas persuadé que les grandes éoliennes ne posent pas de problèmes de santé, ayant lu sur internet des études sur l’émission d’infrasons. Il aimerait que les écologistes soient plus dans le débat et parviennent aussi à contrer le discours dominant des industriels.
Pierre Déom n’envisage pas de prendre sa retraite ni de chercher un successeur. Chaque revue étant réalisée par lui seul, elle s’apparente plutôt à un livre et, lorsqu’un auteur de livre arrête, il n’a généralement pas de successeur. Financièrement, les comptes sont sains et, en cas d’interruption, la société a provisionné les sommes permettant de rembourser les abonnements.
Souhaitons bonne santé à ce brillant vulgarisateur qui nous fait rêver depuis plusieurs générations.

M. B.

• La Hulotte, 8, rue de l’Eglise, CS 70002, 08240 Boult-aux-Bois, tél : 03 24 30 01 30, http://lahulotte.fr

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