Article Nucléaire Tchernobyl

Cachez ces thyroïdes que je ne saurais voir !

Michel Bernard

Le Levothyrox, hormone de substitution de la thyroïde, est devenu le médicament sur ordonnance le plus vendu en France. Mais officiellement, cette hausse pharamineuse n’a rien à voir avec les accidents nucléaires. Un avis que ne partage pas la CRIIRAD, laboratoire indépendant sur la radioactivité. Entretien avec Roland Desbordes son président.

Silence : Le 26 avril 2016, l’Institut de veille sanitaire a publié un rapport sur la catastrophe de Tchernobyl qui prétend que les maladies de la thyroïde ne sont en hausse que parce que l’on a fait des progrès dans leur détection (sur-diagnostic). Cette vision a été contestée par différentes structures dont la CRIIRAD en dénonçant des biais méthodologiques. Quelles sont les critiques que vous avez faites ?

Roland Desbordes : L’étude InVS (1) compare l’incidence du cancer de la thyroïde chez les personnes exposées aux retombées de Tchernobyl et chez les personnes qui n’ont pas été exposées mais elle se « trompe » dans la composition des cohortes. Par exemple, ont été classés dans la cohorte des personnes épargnées par Tchernobyl, les personnes qui sont nées entre le 1er juillet 1986 et le 1er janvier 1987. Or, elles ont été exposées aux retombées radioactives à l’état de fœtus et à un stade de développement où leur thyroïde était active. Ces personnes ont donc bel et bien été contaminées, et à un moment où elles étaient extrêmement vulnérables aux effets des rayonnements ionisants. Comment des spécialistes peuvent commettre de telles erreurs ?
L’InVS met en doute la réalité même de l’augmentation de l’incidence mais se dispense de répondre aux arguments de ceux et celles qui concluent au contraire à la réalité de cette augmentation. Par exemple, une thèse portant sur 201 cancers de la thyroïde recensés en Corse entre 1985 et 2006 montre que les microcancers de découverte fortuite, asymptomatiques et sans complications, ne représentent que 8 % des cas, ce qui ne saurait expliquer l’explosion des cas enregistrée au cours des dernières décennies.
De façon plus globale, c’est toute l’approche épidémiologique de l’InVS que nous mettons en cause : tout se passe comme si l’objectif était de masquer l’effet des polluants cancérigènes (radioactifs ou autres) plutôt que de les révéler. Si l’on veut vraiment savoir, il faut changer radicalement d’approche et se doter d’outils adaptés.

Au vu des données en votre possession, quelles sont les conséquences réelles du nuage de Tchernobyl, 30 ans après ?

Après 15 à 20 ans d’efforts, la CRIIRAD est parvenue à faire reconnaitre le niveau réel des retombées radioactives sur le territoire français mais le volet sanitaire reste tabou. La censure continue de s’exercer et sans accès aux données, il est impossible d’établir un bilan des conséquences sanitaires. Les autorités sont parvenues à bloquer les recherches sur les effets les plus manifestes. Par exemple sur le pic d’hypothyroïdies néonatales enregistré en 1986 dans les régions PACA et Corse : 23 cas en 1986 alors qu’au cours de 10 années précédentes, la moyenne était de 9 cas par an, soit 14 cas en excès. Tout au long des années, nous avons interpellé les autorités et demandé que toute la lumière soit faite : en vain. La collectivité territoriale de Corse a commandé il y a quelques années une étude épidémiologique à des spécialistes italiens. Quand ils ont demandé les chiffres des hypothyroïdies néonatales, les responsables français leur ont répondu qu’il n’y avait pas de données disponibles avant 1990. C’est un mensonge éhonté : le dépistage est obligatoire depuis 1978 ! Cela montre combien le dossier reste verrouillé. Reconnaître un impact des retombées radioactives sur la santé des nouveau-nés serait reconnaitre la responsabilité de l’État et de tous ceux qui en 1986 ont affirmé qu’aucune mesure de protection n’était nécessaire.
En ce qui concerne les cancers, où les facteurs de causalité et de confusion sont nombreux, il est encore plus facile d’entretenir le doute. La contamination ; elle ; est une certitude, tout comme le caractère cancérigène et mutagène des produits radioactifs que la population française a inhalés et surtout ingérés.

Vous avez essayé d’interpeller en vain l’InVS, les malades de la thyroïde ont été débouté lors de leur procès contre les responsables du SCPRI (2) de l’époque. Quelles sont les démarches encore possibles pour faire sortir au grand jour la vérité sur ce dossier ?

Nous avons interpellé, début juin 2016, le ministère de la Santé qui est le ministère de tutelle de l’InVS, en lui demandant d’obtenir la publication de TOUTES les données relatives à l’incidence du cancer de la thyroïde et la correction des biais qui conduisent à masquer l’impact de Tchernobyl. Il nous a indiqué début septembre 2016 que le dossier était étudié par la Direction Générale de la Santé. Si nous n’avons pas de réponse dans un délai raisonnable, c’est que le ministère aura choisi de fermer les yeux sur les fautes de raisonnements qui entachent les travaux de l’InVS. Le silence des autorités sera un aveu de complicité.
Il sera alors temps de conduire de nouvelles actions. À ce jour, le premier objectif est de ne pas laisser sans réaction la publication de l’InVS et d’empêcher, une fois encore, les services officiels de refermer le dossier Tchernobyl.

Que pensez-vous de la situation à Fukushima où l’évacuation des populations a été restreinte et où les cas de cancers de la thyroïde actuellement constatés chez des enfants sont aussi attribués au sur-diagnostic ?

Le dépistage systématique a effectivement un impact sur l’incidence du cancer de la thyroïde mais cela ne signifie pas qu’il explique à lui seul l’augmentation des cas de cancers diagnostiqués. Au début des années 90, de nombreux officiels, AIEA (3) en tête, maintenaient de la même façon que l’épidémie des cancers de la thyroïde dans les territoires contaminés par Tchernobyl n’était pas réelle. Contrer définitivement cette désinformation a pris près de 10 ans. Et le rôle de Tchernobyl n’est reconnu que pour les enfants ; pour les adultes, les organismes officiels continuent d’invoquer le dépistage.
L’histoire va se répéter au Japon : pour incriminer les retombées radioactives de Fukushima, on exigera que le lien de causalité soit démontré avec une certitude de plus de 95 % ! Un objectif d’autant plus difficile à atteindre que l’on ignore quelles doses de rayonnements les victimes de la catastrophe ont réellement reçues pendant la phase critique. L’industrie nucléaire est passée maître dans la stratégie du doute et ce n’est pas au pollueur mais à ses victimes qu’incombent la charge de la preuve. Il faut donc soutenir les travaux de rares chercheurs indépendants et être très vigilants sur les études conduites en liaison avec des structures pro nucléaires comme l’AIEA et la CIPR (4). Pour ces structures, comme pour les États nucléarisés, il est essentiel de gommer la dimension catastrophique de l’accident et de normaliser la vie en zone contaminée.

Entretien réalisé par Michel Bernard.

Pour en savoir plus :
CRIIRAD, 29, cours Manuel de Falla, 26000 Valence, tél : 04 75 41 82 50.
http://www.criirad.org/euratom/niveaux-de-references.pdf

(1) InVS : Institut de Veille Sanitaire, remplacé en 2016 par l’Agence nationale de santé publique.
(2) SCPRI : Service Central de Protection contre les Rayonnements Ionisants, dépendant du Ministère de la santé, existant jusqu’en 1994.
(3) AIEA : Agence Internationale de l’Énergie Nucléaire
(4) CIPR : Commission Internationale de Protection Radiologique

Silence existe grâce à vous !

Cet article a été initialement publié dans la revue papier. C'est grâce à vos abonnements et à la vente de la revue que nous pouvons continuer à proposer des alternatives à la société consumériste et destructrice actuelle. Sans publicité, sous forme associative, notre indépendance et notre pérennité dépendent de votre engagement humain et financier !

S'abonner Faire un don Participer