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Apprendre à voyager d’une langue à l’autre

Manon Deniau

En France, un enfant sur trois parle une ou plusieurs autre(s) langue(s) que le français à la maison (1). Des initiatives locales et nationales revalorisent ce plurilinguisme souvent mis de côté par les institutions. Exemple à Rillieux-la-Pape, commune de la banlieue lyonnaise.

A 15 heures, Manao, 9 ans, est assise sur le patchwork multicolore installé au milieu de la salle de la Maison pour tous des Alagniers, à Rillieux-la-Pape, commune du nord-est de Lyon. C’est la quatrième fois qu’elle participe à l’atelier de lecture animé tous les mercredis après-midi par Marisa Stretz, employée de la ville. La médiathèque communale a mis en place cette initiative à la rentrée scolaire 2015. Son but est d’inciter les petit-es entre 3 et 10 ans à lire et écouter des histoires, accompagné-es de leurs parents.
L’ancienne étudiante en enseignement à l’Université de Lyon 2 commence son animation. Marisa dépose une boîte devant elle, la « boîte à histoires ». Après avoir fait sonner une cloche, la jeune femme de 25 ans narre en allemand, sa langue natale, le conte Boucles d’or et les Trois Ours en sortant des objets au fur et à mesure : couverture bleue, coques de noix, grains de riz et fils de laine. Tous ces éléments lui permettent d’imager des histoires que les enfants devinent sans forcément en comprendre le sens. Marisa Stretz a créé cet outil pédagogique après avoir suivi une formation dans l’association D’Une langue à l’Autre (DULALA), en faveur du plurilinguisme.

« Valoriser toutes les langues »

Créole, italien, sangô (2), yorouba (3), espagnol, anglais, arabe, chinois, allemand, albanais... Parlés ou non par le public, ces langages ont été abordés lors des ateliers de Marisa Stretz. Parfois, ce sont les mamans qui ont lu, à chaque fois dans leur langue. « Ces activités valorisent toutes les langues, qu’elles soient écrites ou orales », estime la linguiste Anna Stevanato-Le Marchand. Elle a créé DULALA en 2009 à Montreuil car elle ne trouvait aucun espace de jeu en région parisienne où sa fille aînée pouvait parler italien. D’après cette ancienne professeure d’italien, les apprentissages ludiques permettent aux enfants plurilingues d’acquérir une meilleure estime d’eux-mêmes grâce à la valorisation de leur double culture et de leur identité.

Formations au plurilinguisme

A la fin de l’atelier de lecture, Marisa demande à Manao de lui apprendre des mots en laotien, mais son vocabulaire semble limité. « Il n’y a qu’avec le moine que je parle un peu », justifie la petite fille originaire du Laos. Cette absence de connaissances peut provenir de multiples facteurs. « Cela change en fonction de l’âge et c’est très hétérogène. Si les enfants sont nés en France, il n’y a plus les mêmes besoins de transmission. Les parents parlent parfois même mieux le français », explique Jean-Luc Vidalenc, chercheur au comité de recherche DULALA (4).
Au départ, ce maître des écoles ne s’en préoccupait pas, comme la plupart des enseignant-es. Il lui a fallu un atelier d’écriture avec ses élèves pour avoir le déclic. Certain-es n’ont pas la maîtrise du français, alors comment les intégrer aux enseignements ?
A l’école, les enfants ont « honte » lorsqu’il s’agit de parler de leurs origines, ont constaté Jean-Luc Vidalenc et Anna Stevanato-Le Marchand. Les enseignant-es ne savent pas non plus, pour la plupart, comment aborder le sujet. Des formations pédagogiques sont proposées par les associations qui promeuvent le plurilinguisme afin de pallier ce manque (voir encart).

Faire vivre ensemble les communautés

Au niveau national, « des choses sont en train de se passer » selon Marion Fleurance, l’une des animatrices d’éveil aux langues de Langophonies. Elle cite la réforme des enseignements de langues et cultures d’origine (ELCO), pilotée par la ministre de l’Education nationale, Najat Vallaud-Belkacem. Créées en 1977, ces classes étaient destinées aux enfants dont les parents, principalement maghrébins, immigraient en France pour trouver du travail. Elles seront progressivement remplacées dès la rentrée scolaire 2016 par l’ouverture, à partir de la classe de cours préparatoire, à dix langues dont l’arabe, le portugais, le japonais, le chinois, le russe et l’hébreu (5).
Depuis cette annonce, certaines personnalités politiques hurlent au « communautarisme » et au « repli sur soi » (6). Comprendre, le « communautarisme arabe » puisqu’ils visent directement cette langue. Les conséquences de cette stigmatisation sont visibles dans les cours de récréation, a remarqué Marisa Stretz lors de stages dans l’académie de Lyon : « On ne peut pas généraliser mais je l’ai vu. On interdit aux enfants de s’exprimer dans leur langue. L’exemple typique est l’arabe, même si ce n’est pas le seul. »
« L’arabe est parlé par des milliers de personnes, beaucoup plus que l’anglais. C’est une réalité linguistique qui n’est pas encore prise en compte », rappelle Anna Stevanato-Le Marchand, directrice de DULALA. Cette dernière conclut par une phrase d’Amin Maalouf, écrivain franco-iranien : « Le monde entier est une mosaïque (...) de langues, de communautés différentes, et la question n’est pas de savoir si on peut les faire vivre ensemble, la question c’est de savoir comment on va les faire vivre ensemble, parce qu’on n’a pas le choix. » Le travail de DULALA et Langophonies y apporte des réponses. Multilingues, bien entendu.

Manon Deniau

Où se former ?

A Rennes, Langophonies forme des enseignant-es intéressé-es par l’enseignement du français aux personnes étrangères. DULALA donne des formations pédagogiques dans le département de Seine-et-Marne et en ligne à tout-e professionnel-le (psychologue, assistant-e maternelle...) qui travaille sur ces problématiques, l’institution scolaire n’étant pas la seule concernée.
• D’une langue à l’autre, DULALA, à Mundo, 47, avenue Pasteur, 93100 Montreuil, tél : 09 51 24 20 73, www.dunelanguealautre.org
• Langophonies, 37, cours de Bilbao, 35200 Rennes, tél : 02 99 26 16 82, langophonies.org

(1) Christine Hélot, enseignante à l’Université de Strasbourg et dans le comité de recherche de DULALA, estime actuellement que ce phénomène concerne un enfant sur trois en moyenne, plus en zone urbaine, moins en zone rurale.
(2) Le sangô est la langue officielle de la Centrafrique.
(3) Le yoruba ou yorouba est une langue africaine parlée au Niger, au Congo et au Bénin.
(4) Entretiens réalisés avec des familles de Rillieux-la-Pape pour ses recherches universitaires sur le plurilinguisme.
(5) Cette réforme ne concerne pour le moment que les langues arabe et portugaise. En juin 2016, les académies concernées n’étaient pas encore connues par le ministère.
(6) Annie Genevard (Les Républicains) a relancé ce débat lorsque la ministre de l’Education nationale, Najat Vallaud-Belkacem, a présenté sa réforme à l’Assemblée nationale, le 25 mai 2016.

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