Article Politique Réflexions générales

Un regard contre-hégémonique sur la guerre au Moyen-Orient

Guillaume Gamblin

Silence a profité du passage à Lyon de Ramon Grosfoguel, sociologue portoricain, enseignant à l’université de Berkeley (Californie) et penseur des études décoloniales, pour recueillir son analyse du conflit mondial en cours au Moyen-Orient. Celui-ci livre un regard inhabituel sur la question. Extraits.

« De mon point de vue, Les empires occidentaux profitent de l’ignorance des gens concernant l’Islam et les musulmans pour essayer de faire croire que l’Etat Islamique et Al Qaida sont équivalents à l’Islam. Il y a une manipulation politique et médiatique impressionnante qui a pour but de générer de l’islamophobie dans les populations, de faire que les peuples du »nord global", au nom de la sécurité et de la guerre contre le terrorisme, consentent à l’élimination de leurs droits civils et démocratiques. C’est ce qui se passe aujourd’hui en France, aux Etats-Unis et en Angleterre avec les changements de lois suite aux attaques terroristes de ces groupes. Ils se transforment en Etats policiers.

Le wahabisme, lié au colonialisme britannique

Le wahabisme est un courant récent (environ 200 ans) au sein de l’Islam. Il est lié au colonialisme britannique. Ces derniers l’ont toujours utilisé pour leurs projets impériaux car il a réalisé, parmi toutes les tendances de l’Islam, une volte-face très pratique pour les empires occidentaux : il est le premier qui se donne pour projet de tuer les autres musulmans en priorité. Le wahabisme n’a jamais été un mouvement anticolonialiste et anti-impérialiste. Il y a une longue histoire de collaboration et de complicité entre ce courant et les empires occidentaux.

Complexe militaro-industriel et guerre contre le terrorisme

Une grande partie de ce qui est en jeu dans le 11 septembre 2001 relève selon moi d’un conflit interne à l’empire durant la fin de la guerre froide. La question est : comment le complexe militaro-industriel américain peut-il justifier le maintien d’un budget étatique de défense si élevé, dans une situation où il n’y a plus de guerre froide ? Il y a un grand débat au début des années 90 au sujet de qui est le nouvel ennemi. Si c’est la Chine, alors c’est la force aérienne qu’il faut privilégier dans le budget militaire américain. D’autres disent que c’est les immigrés qui entrent par la frontière. Dans ce cas, l’armement terrestre doit être privilégié. Pour d’autres, c’est les drogues qui entrent par voie maritime : dans ce cas c’est la marine qui doit être mise en avant. Selon l’ennemi qui sera désigné, c’est un secteur différent de l’armée qui bénéficiera d’un plus gros budget. Ce conflit est résolu dans les premières années de l’après-guerre froide, par M. Huntington. Pour lui, l’ennemi c’est les musulmans. Une guerre de civilisation ! Toutes les armes peuvent alors avoir part égale dans le budget militaire de l’Etat impérial nord-américain.
Mais comment justifier le nouvel ennemi si les musulmans ne sont pas en train d’attaquer les Etats-Unis ? Le 11 septembre est la solution du problème. « Nous avons été attaqués par les musulmans et maintenant c’est la guerre contre le terrorisme islamique ».
Aujourd’hui le département de la défense consomme plus de 50% du budget fédéral de l’Etat américain, budget multiplié par trois depuis la chute de l’Union Soviétique. La guerre contre le terrorisme islamique n’est donc autre chose que l’invention d’un nouvel ennemi pour pouvoir justifier les budgets militaires. Cette guerre est sans fin car elle durera autant de temps qu’ils en auront envie.

Contradictions au sein de l’empire états-unien

Une autre contradiction entre en jeu. L’empire américain est mû par deux grands intérêts, et si on ne les comprend pas, on ne saisit pas bien ce qui se passe. L’un de ces intérêts est, selon moi, le complexe militaro-industriel allié aux sionistes ainsi qu’aux Saoudiens et à leur idéologie wahabite, car ils lui offrent la guerre « maintenant sans attendre », et non dans dix ans. Il veut la guerre tout de suite pour vendre des armes aujourd’hui.
L’autre faction opposée à toute cette politique est celle que nous appellerons le bloc Brewzinski. Brewzinski a été secrétaire d’Etat durant l’administration Carter et l’un des stratèges de la géopolitique de l’empire. Obama est aligné sur lui. Pour lui, l’ennemi est la Chine. La question que pose ce bloc du pouvoir impérial est : « Que faisons-nous dans ces guerres au Moyen-Orient à perdre notre temps et notre argent ? »

Quand la CIA entraîne les jihadistes

Très tôt dans le conflit syrien, les Saoudiens organisent des réseaux jihadistes (1) pendant que la CIA se charge de les entraîner. Si l’on regarde la presse américaine d’il y a 3-4 ans, c’était une information ouvertement et publiquement discutée. Ils étaient en train d’entraîner les jihadistes à la frontière entre la Turquie et la Syrie. Il y a alors un débat public car au sein de l’administration Obama qui appartient au bloc Brewzinski, des gens disent : « Ne sommes-nous pas en train de répéter en Syrie ce que nous avons fait en Afghanistan dans les années 80 ? Ne prenons-nous pas le risque qu’un autre Frankenstein en sorte ? »

« La Syrie tu bombarderas »

Les Saoudiens, les Turcs et les sionistes réclament une action plus directe des Etats-Unis et de l’OTAN. Ce qu’ils veulent, c’est que ces derniers s’impliquent dans des bombardements contre Assad. Mais un facteur imprévu vient perturber ce projet : lorsque la question est soulevée au Conseil de Sécurité de l’ONU, la Russie comme la Chine s’y opposent et annulent le projet en vertu de leur droit de véto.
Ensuite, en août 2013, Assad, demande aux inspecteurs de l’ONU de visiter Damas pour contrôler les armes de destruction massive. Pour envoyer un message clair à l’Occident : « Si vous continuez à m’attaquer et à soutenir les jihadistes, cet arsenal d’armes chimiques tombera dans les mains de ces fous ». « Tant que je suis là, ces armes chimiques vont être sûres et ne vont pas poser problème ». Et que se passe-t-il le jour même où les inspecteurs de l’ONU réalisent la visite ? Il y a une attaque à l’arme chimique dans une banlieue de Damas qui tue plus de 1000 personnes. Moins d’une heure après, le conseiller aux relations extérieures d’Israël déclare au monde qu’il faut attaquer militairement Assad car il a utilisé des armes chimiques contre des populations civiles. Y a-t-il un sens à ce qu’un dictateur qui veut convaincre l’Occident qu’il le soutienne pour garder les armes chimiques hors des mains des jihadistes, tire une bombe chimique sur les populations civiles dans la banlieue de la ville le jour même où les inspecteurs de l’ONU y sont présents ? Pour être honnête, je doute beaucoup de cette version de l’histoire. Par ailleurs Seymour Hersch, le célèbre journaliste de la revue The New Yorker, a publié dans la London Review of Books une enquête dans laquelle il demontre que ce n’est pas Assad, mais les jihadistes soutenus par la Turquie et l’Arabie saoudite qui ont fait exploser la bombe chimique. (2)
Avec cela, ils espérent qu’Obama donnera l’ordre de bombarder Assad. Ce qu’il menace en effet de faire. Mais le matin même où les forces armées sont prêtes à bombarder, il donne l’ordre d’arrêter. Il annonce : « Je vais mettre cela en discussion au Congrès américain ». Entretemps, Obama va parler avec Poutine. Et ils négocient une solution : qu’Assad remette et détruise toutes ses armes chimiques. Le jour venu, la discussion au Congrès est suspendue car Obama est parvenu à un accord. Et de fait, Assad donne et détruit toutes ses armes chimiques dans les mois qui suivent. Vous pouvez imaginer dans quel état Netanyahu et les Saoudiens se trouvent ?
L’Etat Islamique traverse alors la frontière de la Syrie vers l’Irak jusqu’à la ville de Mossoul, qu’il prend durant l’été 2014. Je suis convaincu que c’est là la réponse des Saoudiens et des sionistes au refus d’Obama d’entrer en guerre en Syrie. Le raisonnement est le suivant : « Tu ne veux pas engager tes troupes ? Maintenant tu vas voir ». Bien sûr, Obama doit finalement déployer de nouveau des troupes en Irak.
Mais ces nouvelles pressions des Saoudiens et des sionistes pour pousser Obama à s’allier avec eux ne fonctionnent pas car Obama pactise avec les Iraniens et fait de l’Etat Islamique son ennemi principal dans la région. Obama sait que sans les Iraniens il ne peut pas en finir avec Daech en Irak. Du côté syrien, l’armée syrienne, le Hezbollah et les milices kurdes font le travail de terrain. Ils reconquièrent du terrain contre l’Etat Islamique, avec l’aide des bombardements. Et du côté irakien, c’est le rôle de l’armée irakienne et des milices chiites soutenues par l’Iran.

« Les groupes jihadistes sont les chiens que nous avons lâchés sur Assad et qui viennent maintenant nous mordre »

Aujourd’hui, l’Etat Islamique a perdu du territoire depuis quelques mois. Je ne sais pas combien de temps cela va durer ni ce qu’il va advenir, mais actuellement on peut dire que le projet sioniste-saoudiste a été fortement affaibli par l’administration d’Obama qui recherche d’autres chemins en Syrie et au Moyen-Orient.
Ces groupes jihadistes, entraînés et soutenus par l’Occident, sont les chiens qui ont été lâchés sur Assad et qui viennent maintenant nous mordre. On ne peut pas faire comme s’ils n’avaient rien à voir avec nous."

Guillaume Gamblin, avec Olga Innes pour Radio Pluriel

(1) Al Qaida, Al-Nusra — qui est la branche syrienne du premier — et l’Etat Islamique.
(2) « Pourquoi ont-ils fait cela ce jour là exactement ? Parce qu’Obama avait annoncé publiquement que l’unique raison qui pourrait l’entraîner à bombarder la Syrie serait que Assad utilise des armes chimiques contre les populations civiles. »


Afghanistan : jihadistes, services secrets et gazoducs

« Avec la guerre d’Afghanistan, dans les années 80 un réseau international jihadiste est créé, organisé par la CIA, le Mossad et les services secrets britanniques. Il a Ben Laden à sa tête, et bénéficie de l’appui économique, politique et militaire de l’Arabie Saoudite. Ses membres sont appelés »combattants de la liberté" aux Etats-Unis dans les années 80.
Les Talibans sont les étudiants des madrasas wahabites du Pakistan, Afghans exilés durant la guerre contre les Soviétiques. Une fois cette guerre terminée, ceux-ci rentrent en Afganistan avec l’aide des services secrets pakistanais, de l’Arabie Saoudite et des Etats-Unis. Mais le grand problème que rencontre l’empire avec les Talibans est qu’ils s’opposent au passage de gazoducs qui viennent de pays situés au nord. C’est selon moi la raison pour laquelle les empires occidentaux leur déclarent la guerre après les avoir mis au pouvoir. Les nord-américains les font chuter, puis mettent immédiatement en place les oléoducs".

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