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Sans arme face à la violence : l’intervention civile de paix

Cécile Dubernet

Depuis plus de trente ans, des civils interviennent dans des zones de conflit, sans armes ni mandat humanitaire. Equipés uniquement de principes de droit et de techniques d’observation, de médiation et d’interposition, ils soutiennent les locaux dans leurs tentatives de transformation des conflits.

Leur présence bienveillante mais ferme encourage les membres de la société civile à s’engager. Elle contraint les acteurs armés à chercher des alternatives à la violence. L’intervention civile de paix (ICP) est pratiquée sur tous les continents du monde [1], tant par des organisations non gouvernementales (ONG) qui en ont inventé les concepts clés (Peace Brigades International, Christian Peacemaker Teams, Nonviolent Peaceforce, etc.) que par les grandes organisations internationales qui les ont adoptés à la fin de la guerre froide [2].

Forces et limites de l’intervention civile de paix

L’ICP est un terme qui recouvre un ensemble de pratiques d’interventions. Toutes ont pour point commun l’envoi d’équipes internationales non armées, mais formées aux techniques de résolution de conflits, dans certaines zones sous tension. Elles ont aussi pour point commun d’être légales et de se poser comme actes de solidarité. Selon la nature des missions, ces tiers recueillent des informations sur la situation de terrain, les abus des droits humains, les processus électoraux, etc. Ils accompagnent des acteurs civils menacés (avocats, syndicalistes, défenseurs des droits humains etc.). Ces équipes peuvent suivre des opérations d’évacuation ou de rapatriement, des exhumations, des manifestations. Leur présence offre des espaces de rencontre et de dialogue entre parties prenantes armées ou non armées. Si l’ICP regroupe un ensemble varié de pratiques, elle repose sur une idée centrale : une présence continue, proactive de tiers dans certains conflits permet d’éviter ou de limiter l’usage de la violence. Au-delà des questions de solidarité humaine, l’ICP reste donc un outil de protection de la sécurité civile.

La non-violence en terrain de guerre : mission impossible ?

L’extrême violence des guerres récentes nous oblige néanmoins à questionner ce travail d’accompagnement du conflit. Des expériences récentes d’observation par la Ligue arabe, l’ONU et l’OSCE ont échoué en Syrie et n’ont permis qu’un gel du conflit en Ukraine. La polarisation dans ces sociétés fragmentées est extrême, à tel point que les notions de droit, de dialogue ou de négociation semblent inappropriées. En Syrie comme au Yémen, en Libye ou au nord du Pakistan, les réponses internationales semblent alterner entre armements et bombardements. On ne négocie ni avec Daesh ni avec les milices libyennes, ni avec les gangs mafieux mexicains. On éradique. De chaque côté, on recherche une victoire militaire, officiellement pour ramener la paix, a minima pour se positionner en force dans de futures négociations.

Mexique : quand l’accompagnement protège de l’armée
"Notre gouvernement tient compte de l’opinion internationale, si bien que
lorsque nous sommes accompagnés par des internationaux, ils sont obligés
de prendre plus de précautions avec nous. Il y a moins de harcèlement et de surveillance de la part des services secrets de l’armée
."
Association de familles de détenus, disparus et victimes d’atteintes aux droits humains (AFADEM) dans l’Etat de Guerrero et à Ciudad Juarez (Chihuahua). Cette association est accompagnée par l’organisation Peace Brigades International (PBI).

Dans ces contextes, les mouvements non-violents locaux comme internationaux sont taxés de naïveté, voire d’irresponsabilité. C’est pourtant mal connaître les principes de l’intervention civile de paix (ICP), les engrenages de la violence et les conditions d’une paix durable. Un rappel des forces et limites de l’ICP peut nous donner des clés de compréhension de l’action efficiente face à la violence.

La présence d’observateurs de terrain : un facteur de dissuasion

Comme tout outil, l’ICP a ses limites conceptuelles et contextuelles. Le concept est construit sur une équation (présence + réseau = dissuasion) fondée elle-même sur plusieurs axiomes. On se concentre sur les situations où la violence n’est pas une fin en soi, mais un instrument utilisé pour dominer, terroriser, faire fuir, éliminer, accaparer… Des situations dans lesquelles on estime que les auteurs de violence assument mal leurs actes. Dans ce contexte, l’observation du terrain reste un puissant facteur de dissuasion : l’usage de la violence devenant embarrassant, trop contreproductif, des alternatives sont identifiées.
Si la violence s’avère irrationnelle ou politiquement assumée, l’efficacité de l’ICP recule. Il est quasiment impossible d’anticiper certains gestes de folie ou de désespoir personnel. D’autre part, lorsque la destruction de l’autre est politiquement revendiquée, en cas de génocide par exemple, la pratique de l’ICP est très difficile. Enfin, lorsque la violence s’inscrit dans des pratiques sociales légitimées, telles des traditions rituelles ou religieuses, l’ICP n’est pas initialement l’outil le plus approprié. Par exemple, des discriminations de genre requièrent en priorité écoute, échange, débat. Par contre, si un défenseur de droit des minorités sexuelles est harcelé pour ses activités, un accompagnement de type ICP aura un sens, car il s’agit là de défendre un défenseur des droits plutôt qu’un changement de normes sociales.
Les limites du travail sont parfois fines. Avant toute opération de type ICP, il est indispensable d’analyser la nature de la violence rencontrée. Il est également nécessaire d’évaluer le contexte de l’opération : le niveau d’impunité des acteurs est un indicateur important du besoin d’intervention, mais une trop grande impunité limite l’impact de l’ICP. Des ressources humaines et financières adéquates, et renouvelables sur le long terme, doivent être à disposition de l’opération. Enfin, la capacité de dissuader repose sur le professionnalisme des intervenants. Il est clair cependant que ces limites sont tout aussi valables pour des opérations de type militaire qui ne donnent trop souvent que l’illusion d’une stabilité et d’une protection des civils.
Peut-on encore penser l’ICP à l’heure de Bachar el-Assad, de Boko Haram ? Oui, car c’est dans l’étude de la limite qu’on retrouve des forces. Renoncer à s’engager contre des formes de violence sur lesquelles on n’a pas prise, envisager d’articuler son travail avec d’autres acteurs sociaux, sont des signes de sagesse et de maturité. Reconnaître et accepter ses propres limites conceptuelles et contextuelles est un chemin qui nous incite à chercher, à creuser. Gandhi utilisait le terme « satyagraha » pour parler de la force de l’âme en recherche du vrai. Il l’utilisait pour encourager ses disciples à approfondir la lutte face aux impasses et aux murs de violence en mobilisant de nouvelles ressources intérieures. L’ICP est à l’heure du satyagraha.

La sécurité par le haut ne tient pas

Il ne s’agit pas de renoncer mais de résister, d’imaginer des alternatives, de créer, d’inventer. Récemment, au Kenya, au Népal, en Egypte, de nouveaux systèmes de cartographie des dangers en temps réel ont été expérimentées à partir de nouvelles technologies. Actuellement, des formations d’activistes syriens non-violents sont mises en place, délocalisées au Liban. Depuis quelques années, de nouvelles formes d’accompagnement de réseaux sécurisant le passage de migrants au nord du Mexique ont vu le jour. Ces expériences montrent l’incroyable résilience des populations en souffrance. Elles nous engagent à écouter ces terrains de souffrance, à concevoir et soutenir l’émergence de nouvelles architectures de sécurité humaine. Le satyagraha est un chemin difficile, mais, au moins, il est emprunté par ces
humbles artisans de paix, locaux pour la plupart. Il devrait l’être également par les acteurs militaires de la communauté internationale. Ils sont aussi face au mur. Les « paix » imposées à grands coûts en Afghanistan, en Irak ou en Libye sont illusoires. La sécurité par le haut ne tient pas. La « responsabilité de protéger » onusienne sonne creux. Peut-on encore croire possible d’imposer la sécurité par la violence ? Peut-on encore ignorer toute cohérence entre moyens et fins ?

Portrait de Ruth Mumbi, Kenya
Ruth Mumbi est née en 1980. Elle est l’une des membres les plus actives de l’organisation de droits humains Bunge la Wamama. Celle-ci a été établie à partir de Bunge la Mwananchi, mouvement national revendiquant une ouverture du dialogue et une justice sociale, pour offrir un espace aux femmes afin de traiter certains problèmes les affectant spécifiquement. Ruth a reçu plusieurs prix en reconnaissance de son travail.
Depuis mai 2015, elle poursuit son action, s’occupant notamment d’obtenir justice pour les femmes violées, les coupables étant rarement poursuivis. Toutefois, depuis l’exécution extrajudiciaire de son beau-frère Stephan Gichuru, le 17 mai 2015, elle concentre ses efforts sur la lutte contre l’impunité pour les responsables de ces crimes dans les bidonvilles de Nairobi. Elle est accompagnée par PBI depuis 2015.

Pour plus d’informations :
■■ Nonviolent Peaceforce,
rue Belliard 205, 1040 Bruxelles, Belgique, tél : +32 2 648 0076,
www.nonviolentpeaceforce.org
■■ Brigades de paix internationales France,
21 ter, rue Voltaire, 75011 Paris, tél : 01 43 73 49 60, www.pbi-france.org
■■ Collectif Guatemala,
21 ter rue Voltaire, 75011 Paris, tél : 01 43 73 49 60, collectifguatemala.org
■■ Comité pour une intervention civile de paix,
187, montée des Choulans, 69005 Lyon,
www.interventioncivile.org

Voir aussi l’article « Mais que font les volontaires de paix dans les zones de conflit ? », dans Silence n° 444, p. 33, sur l’action de Nonviolent Peaceforce au Sud-Soudan qui a permis d’éviter la poursuite de massacres de civils dans un hôpital.

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Notes

[1Les premières missions ont été réalisées au Guatemala en 1983, en pleine guerre civile émaillée de massacres de populations indigènes en particulier, par l’organisation naissante Brigades de paix internationales (PBI).

[2Organisation des Nations Unies, Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, Ligue arabe, Union africaine, etc.

[3Les premières missions ont été réalisées au Guatemala en 1983, en pleine guerre civile émaillée de massacres de populations indigènes en particulier, par l’organisation naissante Brigades de paix internationales (PBI).

[4Organisation des Nations Unies, Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, Ligue arabe, Union africaine, etc.

[5Les premières missions ont été réalisées au Guatemala en 1983, en pleine guerre civile émaillée de massacres de populations indigènes en particulier, par l’organisation naissante Brigades de paix internationales (PBI).

[6Organisation des Nations Unies, Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, Ligue arabe, Union africaine, etc.