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Devenir agriculteurs-cueilleurs, un projet collectif

Lucile Leclair

Partis à la rencontre des « néo-paysans », Gaspard et Lucile nous font rencontrer cinq jeunes qui se sont associés dans une activité de cueillette et de récolte. Une organisation collective qui leur a permis de s’installer plus facilement et de se dégager du temps.

Dans le seau les baies rouges s’accumulent au rythme du geste vif de Nicolas qui les cueille trois par trois. « Après la première gelée, il ne faut pas tarder sinon elles sont toutes mangées par les oiseaux. » Le cynorrhodon est communément appelé « gratte-cul » pour ses poils à l’intérieur du fruit occasionnant de fortes démangeaisons. Mais le gratte-cul n’est pas sans vertus : cette petite baie comporterait vingt fois plus de vitamine C que l’orange.
« Je suis cueilleur-agriculteur, je vis autant de cueillettes sauvages que de mes propres plantations », explique le trentenaire qui progresse le long des arbustes. La discussion réchauffe l’humidité du mois de novembre. « Je connais bien l’endroit ici, je sais où il y a de quoi cueillir ! »
Nous sommes à la limite des Vosges et de la Meurthe-et-Moselle. Vallons, sous-bois, cours d’eau, forêt, Nicolas porte dans son regard une conscience du paysage et avec elle la connaissance fine de sa flore. Seules les heures passées à parcourir la lande et les reliefs font ce qu’il appelle « un bon cueilleur ».

Cinq à la ferme

Comme ses associés Noémie, Sabrina, Clément et Chacha, Nicolas voit un revenu convenable tomber sur son compte à chaque fin de mois. A cinq, ils vivent avec une surface agricole de deux hectares seulement. « 40% de cueillette sauvage, 60% de récolte sur nos propres plantations cultivées en bio », précisent-ils.
Ail des ours, bluet, camomille, calendula, arnica, verveine, certaines se reconnaissent plus facilement que d’autres, les yeux fermés. « Travailler son odorat fait partie du métier » d’après Clément qui allume le séchoir de la ferme pour déshydrater le cynorrhodon fraîchement récolté.
70% de la production est vendue directement à la ferme, située à 100 mètres de la route la plus passante des Vosges, à deux pas de Gérardmer. Le magasin à l’entrée est une variante de la caverne d’Ali Baba. Une légère odeur de thym citronné accueille le visiteur. Sur les étals en bois, des tisanes mauve ou monarde, du pesto à l’ail des ours, du baume au calendula ou à l’arnica. Sous les bouquets de fleurs séchées accrochés au plafond, de la compote de bluet, du sirop aux fleurs de bouillon blanc entre deux eaux florales de carotte sauvage.
La boutique donne directement sur les grandes vitres de l’atelier de distillation qu’on appelle « l’aquarium » parce qu’on nous regarde comme des poissons !. Chacha, ancien électricien, s’affaire auprès de l’alambic, les manches de son pull retroussées. « Le département compte en majorité des fermes de polyculture-élevage. Pour la Chambre d’agriculture, nous fabriquons des produits exotiques ! » Pourtant évoquer l’exotisme revient à mal connaître le coin. « On fait tout ce qu’il y a de plus typique ! » sourit Chacha près de l’alambic qui délivre goutte par goutte une huile essentielle de sapin pectiné.
De l’autre côté de l’aquarium, Sabrina n’a pas l’air de buller. Elle prépare des huiles aromatisées aux plantes. « Tous les lundis à la réunion d’équipe, on se répartit le travail. Noémie et moi, nous nous occupons davantage de la partie transformation. Mais en été et automne, les récoltes nous mobilisent tous entièrement. » La réunion du lundi, fort conviviale, est parfois animée, « nous avons beaucoup de choses à apprendre : le groupe actuel s’est formé voici deux ans. » La ferme elle, a été bâtie il y a une dizaine d’années, par un couple de Lorrains ayant déménagé depuis, et Chacha qui est désormais le doyen de l’équipe.

Le collectif, un levier pour accéder au métier et le transformer

Parmi les cinq, aucun n’a grandi dans cette ferme. Les derniers arrivés, Clément et Sabrina, ont cherché pendant plusieurs années des terres avant de poser bagage ici. « Quand on ne reprend pas la ferme des parents, quand on n’est pas issu du milieu agricole, il existe de fortes barrières à l’entrée de la profession. » Le foncier agricole se transmet encore aujourd’hui par héritage familial, ou le cas échéant, il se retrouve dans les mains du voisin agriculteur qui désire s’agrandir.
S’associer en Gaec (1) apparaît alors comme une voie possible pour qui veut devenir agriculteur sans être du sérail, avec un apport en capitaux trois à quatre fois moindre que pour une installation agricole qui, en moyenne, s’élève à 125 400 €. Travailler à plusieurs permet de mieux répartir le coût de l’outil de travail et d’offrir aux nouveaux arrivants une stabilité d’emblée : « On a pu toucher un revenu dès le premier mois » explique Sabrina. « Si on avait repris une ferme à deux, notre taux d’emprunt aurait été bien supérieur, et on n’aurait pas pu dégager de revenu immédiatement. » 
Mais le collectif allège aussi les décisions, prises en commun, et le temps de travail. La « ferme du bien-être » porte plutôt bien son nom car ici on prend trois semaines de vacances par an et on ne travaille pas plus de quarante heures en moyenne par semaine.
« Nous n’avons pas la mentalité de travailler sans jamais s’arrêter, fortement ancrée chez nos pairs » raconte sereinement Nicolas, qui perçoit aussi son origine non agricole comme un atout : « Je ne suis pas fils d’agriculteurs, et je me fiche de ce que pensent les gens du cru. C’est une chance parce qu’on amène d’autres manières de voir le métier. »
Un regard extérieur nécessaire pour transformer le milieu agricole et renouveler ses effectifs. Chaque année, on compte en moyenne 20 000 départs en retraite pour 13 000 installations. Les enfants d’agriculteurs ne constituent plus un vivier suffisant pour prendre la relève. Elle se fera aussi en dehors des familles d’agriculteurs. Les « néo-paysans » représentent déjà à eux seuls 40% des installations agricoles aujourd’hui.

Gaspard d’Allens
Lucile Leclair

Les néo-paysans
Les auteurs de cet article ont écrit Les néo-paysans (Seuil, 2016). Alors que le monde agricole se débat dans la crise et que des milliers d’agriculteurs abandonnent chaque année leur métier, des jeunes et moins jeunes gens venus de la ville, sans ancrage familial dans la paysannerie, choisissent de travailler la terre et s’installent ici et là, aux quatre coins de la France, en maraîchage, élevage, culture. Succès, échecs, difficultés, bonheurs : peu à peu, ils renouvellent l’activité et apparaissent comme le ferment d’une agriculture en mouvement, écologique et pleine d’espoir. Une série de portraits vifs et denses.

La ferme du bien-être, tél : 03 29 61 40 85, fermedubienetre88400@orange.fr.

(1) Groupement agricole d’exploitation en commun.

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