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De la résistance armée à la lutte non-violente

Guillaume Gamblin

Comment et pourquoi certains mouvements armés se sont-ils tournés vers des stratégies de résistance non-violente ? Quels sont les avantages de la résistance civile dans divers contextes pour instaurer des rapports de force politiques et éviter le piège de la guerre ? Deux études menées ces dernières années viennent renouveler le débat.

Dans le cadre de rencontres avec des mouvements de résistance armés pour tenter de construire d’autres moyens de lutte que la violence, la chercheuse Véronique Dudouet s’est demandé s’il y avait dans le monde des mouvements qui étaient passés de la résistance armée à la résistance non-violente et, si oui, pourquoi et comment. Avec une équipe de chercheurs internationaux, elle a étudié huit de ces transitions.
Ces dernières concernent des mouvements de libération nationale (Sahara occidental, Palestine, Papouasie occidentale, Afrique du Sud), des groupes luttant pour leurs droits économiques, culturels et politiques (zapatistes, indigènes du Cauca en Colombie), des mouvements armés idéologiques ou révolutionnaires (maoïstes du Népal, Gama’a Islamiyya en Egypte).

Désarmer : un choix stratégique, idéologique…

Véronique Dudouet distingue trois grands types de transitions vers une démilitarisation de la lutte.
Certains groupes effectuent un passage collectif et coordonné vers la non-violence, accompagné ou suivi de négociations avec l’Etat, mais sans désarmer. C’est le cas par exemple des zapatistes du Chiapas (Mexique) qui, après un bref épisode armé, début 1994, sont passés au développement de pratiques d’autonomie. C’est le cas également du mouvement anti-apartheid en Afrique du Sud, qui a progressivement abandonné la lutte armée au cours des années 80 au profit de stratégies populaires non-violentes. C’est le cas enfin au Népal, où, en 2006, les maoïstes, alors engagés dans une lutte de guérilla contre la monarchie, se sont alliés aux autres mouvements de la société civile pour organiser une révolution non-violente qui a amené la démission du roi et des réformes constitutionnelles.
D’autres groupes armés ont réalisé une démobilisation pour entrer en dialogue institutionnel, puis sont passés à l’action de résistance non-violente. C’est le cas du groupe islamiste Gama’s Islamiyya en Egypte, qui s’est illustré par des attaques terroristes avant de refuser la lutte armée lorsque son leader spirituel a diffusé autour de lui une nouvelle lecture des textes religieux. De nombreux militants se sont par la suite retrouvés sur la place Tahrir en 2011.

… ou lié à un changement de génération

Ailleurs, ce sont des changements plus progressifs et implicites qui se sont produits. Dans certaines guérillas, les chefs ont vieilli ou sont morts et un renouvellement générationnel s’est accompagné du choix de nouveaux moyens. C’est le cas au sein du mouvement indépendantiste de la Papouasie occidentale, dont l’armée de libération nationale a démobilisé progressivement ses troupes dans les années 2000 tandis que parallèlement, dès 1999, un mouvement plus jeune prenait le relais à travers des campagnes de résistance de masse.
Une situation similaire a eu lieu également au sein du mouvement de résistance du Sahara occidental, dont le front armé Polisario s’est affaibli peu à peu pour laisser la place à des camps de protestation et autres résistances civiles.
C’est enfin, estime Véronique Dudouet, le cas de la Palestine, où le centre de gravité de la résistance s’est déplacé de la guérilla armée vers une résistance populaire plus massive et largement non-violente.

Pourquoi choisir de désarmer ?

Quelles sont les raisons qui poussent ces groupes à passer de la lutte armée à la lutte non-violente ?
Il peut s’agir de facteurs internes : évolution des rapports de force au sein du mouvement ; dynamiques verticales à travers la hiérarchie ; ou encore changement d’identité, de système de croyances et de choix stratégiques de la part des dirigeants.
Le facteur social est important également : ce sont souvent les pressions exercées par les alliés au sein d’un mouvement plus large qui influent sur le choix des armes. Ainsi, dans la région du Cauca, en Colombie, des groupes civils ont fait comprendre aux acteurs armés que leur guérilla ne les protégeait pas mais, au contraire augmentait leur insécurité. En Palestine, la pression sociale s’est exercée plutôt par imitation d’une stratégie jugée efficace : en voyant que la résistance non-violente remportait des victoires et rencontrait un large soutien local et international, cette dernière s’est imposée d’elle-même comme stratégie majoritaire.
Le facteur structurel peut jouer aussi un rôle important. Un groupe peut prendre la décision de désarmer lorsqu’il constate que le rapport de forces devient trop favorable à l’Etat, que la nature de la répression policière ou militaire change et se durcit ; ou au contraire lorsqu’une incitation et des opportunités de changement offertes par l’Etat permettent de démilitariser le conflit.
Dernier facteur à prendre en compte : la « contamination positive » internationale. Lors des Printemps arabes, par exemple, une émulation, une contagion a conduit des mouvements à imiter les formes de résistance prises dans d’autres pays [1].

Mais la résistance non-violente marche-t-elle ?

Ces transitions de la lutte armée à la lutte non-violente n’ont de véritable sens que si ce choix est efficace pour atteindre leurs objectifs. Qu’en est-il vraiment ? Les chercheuses états-uniennes Maria Stephan et Erica Chenoweth ont réalisé en 2008 une étude, très remarquée dans le monde anglosaxon, sur l’efficacité comparée des mouvements de résistance violente et non-violente depuis un siècle. Elles ont donc étudié 323 campagnes d’action ayant pour but un changement de régime, la lutte contre une occupation et la lutte pour l’indépendance, qui se sont déroulées entre 1900 et 2006 dans différents pays du monde. Elles ont été elles-mêmes étonnées par leurs résultats [2].

Deux fois plus courtes et efficaces !

Les luttes non-violentes étudiées obtiennent le succès pour un peu plus de 50 % d’entre elles. Vingt pour cent d’entre elles ont obtenu un succès partiel et un peu moins de 20 % ont échoué. Concernant les luttes violentes, 25 % ont atteint leur objectif, 10 % ont remporté un succès partiel et 60 % ont échoué. Par ailleurs, les campagnes violentes duraient en moyenne 23 ans alors que les campagnes non violentes avaient une durée moyenne deux fois plus courte (11 ans).

Une capacité de mobilisation déterminante

« Pourquoi la résistance non-violente a-telle été plus efficace que l’insurrection violente durant le 20e siècle ? », se demande Erica Chenoweth. Ce serait essentiellement grâce à sa capacité de mobilisation supérieure. Les actions non-violentes de masse sont plus aptes à diviser le régime au pouvoir ; les actions violentes, au contraire, ont pour effet d’unir le régime en place face à la violence et de diviser le mouvement de résistance, qui ne s’accorde pas sur le droit de tuer. La participation plus massive à la résistance non-violente s’explique à son tour par le fait qu’il y a moins de barrières physiques (tout le monde peut y participer), moins de barrières d’information (transparence) pour rentrer en contact et moins de barrières « morales » (l’usage de la violence).

Le passage de la lutte armée à la résistance non-violente au Pays basque
Dans le Pays basque postfranquiste, la lutte armée jouissait d’un prestige immense et rassemblait derrière elle la plupart de ceux qui luttaient à la fois pour l’indépendance du Pays basque et contre le système capitaliste. Au fil des années et des décennies d’engagement, des militants de plus en plus nombreux ont touché du doigt son caractère contre-productif, le fait qu’elle affaiblissait la cause qu’elle était censée défendre et ses faibles possibilités de victoire réelle. Ils ont fait l’analyse qu’une lutte armée qui perdure génère — au sein même du mouvement militant qui la soutient — des problèmes démocratiques, politiques, culturels et éthiques. Ils ont alors développé des formes d’action puis des stratégies non-violentes dont ils ont pu apprécier l’efficacité.
Patricia Cartigny, MAN-Nancy

Plus il y a de personnes qui participent à une campagne, plus les chances de succès de celle-ci augmentent. « L’Etat ne peut pas réprimer tout le monde tout le temps », résume Erica Chenoweth [3].

Des effets dans la durée

Il est également important de prendre en compte les effets à moyen terme d’une campagne d’action. En utilisant la violence, on crée généralement une violence structurelle qui dure longtemps après la fin du mouvement d’insurrection. Les campagnes non-violentes ont plus de chances d’augmenter la stabilité, la démocratie et la paix civile. Cinq ans après la fin d’un conflit, la probabilité que le pays touché soit une démocratie n’est que de 4 % lorsqu’il sort d’une campagne d’action violente, et de 41 % lorsqu’il sort d’une campagne d’action non-violente. La probabilité de guerre civile dans les dix ans qui suivent le conflit est de 43 % pour les campagnes d’action violente contre 28 % pour les campagnes non-violentes.
A prendre avec toutes les précautions qui s’imposent, ces études sont pourtant édifiantes et donnent espoir dans la force passée et potentielle de la non-violence.

Véronique Dudouet est chercheuse et directrice de programme à la Fondation Berghoff, en Allemagne. Elle a dirigé l’ouvrage collectif Civile Resistance and Conflict Transformation. Transitions from Armed Struggle to Nonviolent Struggle (Routledge, 2015). Silence l’a rencontrée le 21 novembre 2015 à la Communauté de l’Arche de Saint-Antoine (Isère).

Maria Stephan et Erika Chenoweth , chercheuses à la Kennedy School of Government (Harvard) et à l’International Center on Nonviolent Conflict (Boston), ont publié en 2008 dans la revue International Security (MIT Press) un article détaillé intitulé « Pourquoiles campagnes de résistance civile réussissent ! Les logiques stratégiques de la lutte non-violente ».

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Notes

[1Dans cet esprit, le rôle de la solidarité internationale peut jouer un rôle important, notamment par les formations aux stratégies non-violentes.

[2Par « lutte non-violente », on entend un large panel de moyens d’action allant de la résistance individuelle à l’organisation collective et à l’action de masse, de l’action légale à l’action de désobéissance civile, de la protestation à l’obstruction, de l’action physique à l’action économique, etc. Pétition, marche, blocage, interruption, non-coopération, boycott, refus de l’impôt en font partie. L’Etats-unien Gene Sharp s’est rendu célèbre pour avoir listé 198 méthodes d’action non-violente (voir nonviolence. fr/spip.php ?article599).

[3Autre résultat de cette enquête : les mouvements de résistance non-violents sont beaucoup moins nombreux à recevoir le soutien d’Etats étrangers : presque trois fois moins que les mouvements armés.

[4Dans cet esprit, le rôle de la solidarité internationale peut jouer un rôle important, notamment par les formations aux stratégies non-violentes.

[5Par « lutte non-violente », on entend un large panel de moyens d’action allant de la résistance individuelle à l’organisation collective et à l’action de masse, de l’action légale à l’action de désobéissance civile, de la protestation à l’obstruction, de l’action physique à l’action économique, etc. Pétition, marche, blocage, interruption, non-coopération, boycott, refus de l’impôt en font partie. L’Etats-unien Gene Sharp s’est rendu célèbre pour avoir listé 198 méthodes d’action non-violente (voir nonviolence. fr/spip.php ?article599).

[6Autre résultat de cette enquête : les mouvements de résistance non-violents sont beaucoup moins nombreux à recevoir le soutien d’Etats étrangers : presque trois fois moins que les mouvements armés.

[7Dans cet esprit, le rôle de la solidarité internationale peut jouer un rôle important, notamment par les formations aux stratégies non-violentes.

[8Par « lutte non-violente », on entend un large panel de moyens d’action allant de la résistance individuelle à l’organisation collective et à l’action de masse, de l’action légale à l’action de désobéissance civile, de la protestation à l’obstruction, de l’action physique à l’action économique, etc. Pétition, marche, blocage, interruption, non-coopération, boycott, refus de l’impôt en font partie. L’Etats-unien Gene Sharp s’est rendu célèbre pour avoir listé 198 méthodes d’action non-violente (voir nonviolence. fr/spip.php ?article599).

[9Autre résultat de cette enquête : les mouvements de résistance non-violents sont beaucoup moins nombreux à recevoir le soutien d’Etats étrangers : presque trois fois moins que les mouvements armés.