Dossier Environnement Pollutions industrielles

Sortir de l’extractivisme, un projet de société

Destruction massive de l’environnement, épuisement des ressources, dégradation des conditions de vie des populations locales, exploitation des travailleurs… L’extractivisme, base physique de la société de consommation, a des impacts dévastateurs. Voici quelques pistes de réflexion pour en sortir.

"Extractivisme". Derrière ce terme se cache la logique de pillages outranciers des ressources naturelles et humaines. Pillages érigés en piliers de notre mode de vie consumériste. Plusieurs définitions existent. Selon la journaliste Anna Bednik (1), "c’est l’intensification de l’exploitation industrielle de la nature, sous toutes ses formes" : l’extraction d’hydrocarbures et de minerais, mais aussi l’agriculture industrielle, les monocultures forestières, la pêche intensive, les grands barrages hydroélectriques… L’extractivisme est une base sans laquelle il serait impossible de poursuivre la croissance économique et d’assouvir des besoins toujours plus forts —notamment en technologies high-tech. Mais comment sortir de cette logique en pleine expansion ?

Plétore de fausses bonnes solutions

Parmi les solutions en vogue chez les grands pontes du capitalisme se trouve le "découplage". Anna Bednik explique : "Un certain nombre d’institutions internationales (…) affirment qu’il est possible de produire plus de marchandises avec moins de ressources naturelles et moins de pollution." De même, il serait possible de croître plus en consommant moins (c’est l’idée d’une ”dématérialisation de la croissance”). Cette vision, qui évite toute remise en cause du capitalisme, repose notamment sur le postulat qu’avec l’avènement de l’économie du numérique, la croissance pourrait se poursuivre grâce à des échanges virtuels. "Cette impression ne repose sur aucun fait réel et la promesse est mensongère. Notre société ’de la connaissance et de l’information’ est loin de se nourrir seulement de matière grise. Elle ingurgite essentiellement des produits et des services (…) qui nécessitent, pour voir le jour et être mis sur le marché, des infrastructures et des machines complexes, elles-mêmes fabriquées et animées grâce aux matières premières (2)."
Dans la famille des fausses bonnes solutions, on retrouve bien sûr l’oxymore du "développement durable" et de sa quête d’une "croissance verte". "La poursuite de la croissance économique est incompatible avec la décroissance de la pression extractive (réduction en termes absolus de notre consommation des ressources naturelles), donc y chercher une sortie de l’extractivisme n’a aucun sens", résume la journaliste. Quant aux énergies renouvelables développées à échelle industrielle, Nicolas Sersiron et Robin Delobel incitent à prendre du recul : "Inutile autant qu’impossible de construire des éoliennes si c’est pour consommer toujours plus. Il faut des ressources métalliques énormes pour fabriquer une grande éolienne : 1 tonne de cuivre et 500 kg d’aimants de néodyme, un des métaux contenus dans les terres rares. Il en va de même pour les panneaux solaires qui nécessitent argent, cuivre, silicium, plastique et terres rares (3)."

Du recyclage à l’écoconception

Notre appétit vorace pour l’équipement électrique et électronique (EEE) consomme une quantité astronomique de métaux rares. D’autant plus que le gaspillage est énorme. Camille Lecomte, des Amis de la Terre, s’est penchée sur la question du recyclage de ces produits : "Chaque année, en France, un habitant produit entre 17 et 21 kg de déchets d’équipements électriques et électroniques (DEEE). (…) Les taux de collecte des DEEE restent bas, les taux de recyclage aussi : seuls 20 % du gisement de DEEE sont recyclés. Actuellement, 17 métaux sont recyclés en France alors qu’un Smartphone en contient plus de 40." Mais le recyclage de ces "mines urbaines" est complexe, et la filière, qui pourrait être une nouvelle manne économique, demeure dépendante des cours du marché.
Aussi la réduction des déchets est-elle primordiale. Pour cela, il s’agit d’abord d’allonger la durée de vie des produits en luttant contre l’obsolescence programmée, et "ne pas céder aux appels des stratégies marketing des entreprises". Bref, réparer et rémployer plutôt que jeter ! Et pour faciliter le recyclage des EEE, Camille Lecomte prône le principe de l’écoconception : cela consiste à s’interroger, dès la fabrication des produits, sur leur recyclage après leur fin de vie, en les rendant aisément démontables et réparables.

Redéfinir nos besoins

Recycler les technologies high-tech ne suffit pas pour réduire notre dépendance aux industries minières. Les "low tech", décrites par Philippe Bihouix, sont une possibilité enthousiasmante (voir Silence no 441). Plus simples, plus robustes, ces produits réduiraient considérablement les déchets et les besoins en terres rares. Mais leur développement implique de changer nos habitudes… Il faudrait supprimer certains besoins superflus et réduire notre consommation de biens et de services. En les mutualisant, par exemple. Enfin, pour les besoins jugés incompressibles, il faudrait chercher à les satisfaire en utilisant le moins de ressources possible. Relocalisations, low-tech, énergies renouvelables à petite échelle, standardisation des produits… Les outils sont multiples !
"La demande d’objets et de services expressément créée pour vendre (…) n’a plus grand-chose à voir avec le sens commun du mot ’besoin’, à savoir une situation de manque", décrypte Anna Bednik. Nous pourrions demander "s’ils nous rendent plus heureux et plus libres ou, au contraire, nous emprisonnent. (…) Si l’utilité des choses devait être jugée, par exemple, à leur faculté d’accroître notre autonomie, une grande majorité des ’auxiliaires de vie’ qui saturent nos quotidiens seraient considérés non seulement comme inutiles mais comme nocifs, car ils se rendent indispensables en satisfaisant et en naturalisant une armada de besoins nouveaux, créés pour vendre, auxquels nous ne pouvons répondre nous-mêmes."

Reconquérir les territoires

Qui dit changer de consommation dit, bien sûr, changer les pratiques agricoles. L’agriculture industrielle, se prévalant d’être la seule à pouvoir nourrir l’humanité, est elle aussi extractiviste (4).
Face à cela, le développement de l’agroécologie sous toutes ses formes est une piste essentielle. Sa mise en place va de pair avec un changement de notre rapport au territoire. Le capitalisme tend à lui conférer une vision utilitaire, restreignant chaque zone à un rôle productif, intégré dans un système global et, ce faisant, annihilant toutes identités et particularités symboliques. Quitte à sacrifier des régions à coups de pillages et de pollutions, au nom du développement et de l’intérêt général. Or, "le territoire n’est pas seulement un espace géographique, une étendue de la surface terrestre qui peut fournir des ’ressources’ pour subvenir aux besoins matériels, rappelle Anna Bednik. Même si cet aspect ne doit pas être négligé, le territoire est surtout un lieu de vie, de mémoire et d’histoire, ’un espace pour être, qui se construit socialement et culturellement, à l’image du peuple qui l’habite’ (selon la belle formule de José Absalon Suarez). (…) L’alternative à l’extractivisme (mais aussi à l’artificialisation, à l’utilitarisme…) commence par les résistances : par la défense de ces ’espaces pour être’ contre leur enrôlement au service d’un système mortifère."

Une transition "par le bas" ?

Un changement de paradigme est nécessaire. Les systèmes d’échanges locaux (SEL), les métiers d’artisanats, la gratuité et bien d’autres sont autant d’outils à développer. La réduction du temps de travail serait également primordiale, afin de libérer du temps pour les cultures, le maraîchage, le recyclage et des activités tendant vers l’épanouissement personnel.
"Ce qu’il faut, c’est une rupture avec le capitalisme et plus largement avec le productivisme, une sortie de leur ’gouvernance’ économique et politique (…), poursuit Anna Bednik. Je pense que cela passe nécessairement par la pression à la base, par les résistances et par l’adhésion du plus grand nombre aux modes de vie alternatifs, par l’expérimentation qui n’attend pas que la solution vienne d’en haut, et par la défense du droit de continuer à expérimenter, de produire, de nous organiser, de penser de façon autonome, en dehors du cadre imposé par le système dominant."
Mais la réaction massive se ferait malheureusement attendre : "Je ne crois que mollement à une solution qui arriverait ’par le bas’ à base d’initiatives citoyennes, de collectifs entrant en ’transition’, etc., relativise Philippe Bihouix, qui pointe l’importance d’un fort soutien des institutions. Je sais que c’est pénible à entendre, mais il faut accepter l’incroyable différence d’ordre de grandeur entre ce qui continue à aller de plus en plus mal et ce qui va un petit peu mieux. Sortons la tête du sable : non, la ‘révolution écologique’ n’est pas — pas encore ! — en marche."
Pas encore. Mais, pour sortir de l’extractivisme, d’innombrables pistes sont déjà à creuser. Et certaines commencent à faire leur trou…

Gwenvaël Delanoë

(1) Membre du collectif "Alternative au développement extractiviste et anthropocentré" (Aldeah)
(2) L’augmentation exponentielle du pillage des ressources suffit pour constater l’irréalisme d’un tel discours. "En tout, la consommation mondiale des ‘ressources’ est passée de 6 milliards de tonnes en 1900 à 49 milliards en 2000 (alors que la population n’a fait que quadrupler), et à 59 milliards de tonnes en 2011 (plus de 70 milliards aujourd’hui, sans tenir compte de "l’extraction inutilisée"), note Anna Bednik. Le Sustainable Europe Research Institute estime que l’extraction a augmenté de 78,9 % rien qu’entre 1980 et 2008."
(3) "Construire un monde post-extractivisme et post-consumériste", Nicolas Sersiron et Robin Delobel (membres du Comité pour l’annulation de la dette du Tiers-Monde) (CADTM), article publié le 31 décembre 2015 sur cadtm.org
(4) Elle appauvrit et détruit les sols, encourage la déforestation et ingère d’importantes quantités d’hydrocarbures, de minerais et d’eau. Une tendance en pleine expansion, notamment dopée par la demande croissante en viandes. L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture estime que, d’ici 2050, il faudrait augmenter la production de 70% pour nourrir tout le monde !

Pour aller plus loin

Livres
• Creuser jusqu’où ? Extractivisme et limites à la croissance, Yves-Marie Abraham et David Murray, Ecosociété, 2015
• Extractivisme : exploitation industrielle de la nature : logiques, conséquences, résistances, Anna Bednik, Le Passager clandestin, 2015
• Dette et extractivisme, Nicolas Sersiron, Utopia, 2014
• Ecologica, André Gorz, Galilée, 2007

Document audiovisuel
• Le Sable : enquête sur une disparition, Denis Delestrac, enquête diffusée sur Arte

Sites internet
• alternatives-projetsminiers.org
• aldeah.org
• institutmomentum.org
• eau-et-rivieres.asso.fr

Radio
• "Extractivisme", série de cinq émissions d’une heure réalisées par Ruth Stégassy sur le thème des ressources naturelles, des projets miniers en France, de l’exploitation forestière, de l’exploitation industrielle des ruches, et de l’eau dans les mines. 30 janvier, 6, 13, 20, 27 février 2016, France Culture. http://www.franceculture.fr/emissions/terre-terre/extractivisme

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